Robin J: “Si Columbo enquêtait sur la Grande Guerre, il commencerait sans nul doute par se demander à qui profite le crime»

Il y a quelques semaines, un lecteur nous contactait, après avoir lu le livre de Michel Collon et Saïd Bouamama « La Gauche et la Guerre ». Il nous confiait que le travail d’InvestigAction sur la désinformation et la propagande de guerre actuelle lui faisait penser au livre qui a inspiré un article célèbre d’Anatole France. Ce livre, c’est le « Journal de la Huronne », de Michel Corday, un texte qui date de cent ans et propose ce travail de critique de la propagande de guerre et ses buts cachés également à travers un parcours des dépêches de presse de la première guerre, que lit l’héroïne du livre. Un livre à diffuser pour des voix critiques de la guerre, toute guerre, de tout temps.

Comment est né ce projet de publication?

En 2007, le président français issu des rangs de l’UMP,  se plaît à invoquer Jean Jaurès, alors que son registre habituel est plutôt celui du nettoyage à haute pression, économique et social… Je me réveille et me dis qu’il est temps de lire les sources par moi-même, pour ne pas me faire trop embobiner ! Après l’œuvre fleuve de Jaurès « Histoire socialiste de la Révolution Française », qui couvre 1789 à 1905, je découvre cet article célèbre d’Anatole France sur la Grande Guerre, dans l’Humanité de 1922: « On croit mourir pour la Patrie, on meurt pour les industriels »

Il cite un roman, une source primaire extrêmement originale, dont l’auteur est Michel Corday et son « Journal de la Huronne ».

L’accusation lancée par Anatole France étant énorme, je ne peux résister à chercher ce roman pour me faire mon avis. Je commande le premier tome, ‘Les Hauts Fourneaux’, chez un bouquiniste car il n’est plus plus ré-édité. Il arrive et, surprise, ce livre est dédicacé par l’auteur! Je me plonge dedans, et me retrouve aspiré à l’arrière, en plein conflit. Le style est sensible et percutant, il fait mouche.

Comme l’a fait l’auteur lui même, l’héroïne déboulonne les logiques de profits et les manipulations de masse qui sont en train de semer la mort sur tous les peuples d’Europe, assez loin de l’histoire du « fâcheux engrenage des alliances » que personne n’aurait vu venir… Il me faut lire le deuxième tome ! Je le trouve finalement sur un autre site de livres anciens. Il arrive et surprise, il est lui aussi dédicacé par l’auteur ! Il ne m’en faut pas moins pour que j’y voie un signe du destin : faire connaître ce livre sera ma mission.

Les messages du livre, farouche haine de la guerre, et nécessité d’avoir une presse qui nous informe plutôt qu’elle ne nous dise ce que nous devons penser, me paraissent intemporels.

Je fais donc scanner les fac-similés par la Bibliothèque Nationale de France, et entreprends de les numériser, avec des bénévoles de www.wikisource.fr . L’auteur étant mort depuis plus de 70 ans, ces textes appartiennent donc au domaine public français.

Après plusieurs mois de travail collectif à la nuit tombée, les 2 tomes sont numérisés, et librement téléchargeables au format liseuse.

https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Journal_de_la_Huronne/Les_Hauts_Fourneaux

https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Journal_de_la_Huronne/La_Houille_rouge

 

Suffisant pour le faire connaître ? Pas sûr. J’identifie une plateforme d’édition en ligne, qui transforme n’importe quel texte en livre de poche et permet de produire et commander à la demande.1

 

Quels enseignements en tirer par rapport à ce que l’on vit en 2022?

La Propagande de Guerre, qui sert la logique capitaliste au prix de millions de morts à travers le monde depuis un siècle, n’est possible que si les médias sont concentrés entre les mains d’un petit nombre de gros capitalistes. 

En 1944, le Conseil National de la Résistance avait très bien identifié ce mortel danger, à quel point il pouvait tromper le peuple, et pervertir profondément la démocratie. Des lois de déconcentration de la Presse avaient été prises : » Art 3. La presse est libre quand elle ne dépend ni de la puissance gouvernementale ni des puissances d’argent mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs. »

Aujourd’hui, la question de cette déconcentration, qui permettra des générations de citoyens éclairés, doit pour moi être dans les priorités de tout agenda politique progressiste, dans chaque pays.

Dans l’intervalle, choyons les médias indépendants et débunkons la funeste propagande de guerre !

 

Pourquoi ces deux titres ?

Le titre général est « Le Journal de la Huronne ». Cette « huronne, » c’est l’héroïne du livre, dont on lit le journal intime, et qui vaut une haine farouche au grand carnage en cours et à ses instigateurs, contrairement à ces concitoyens, conditionnés pour haïr « l’ennemi ».

Les tomes sont ensuite respectivement « les Hauts Fourneaux », et « la Houille Rouge ». Le premier désigne les grands capitalistes de l’époque, industriels européens de la métallurgie et leurs banques , qui consomment le peuple, réduit à un combustible sanglant qui alimente ses fourneaux : la Houille Rouge.

 

Est-ce qu’il y a quelques anecdotes ou éléments concrets qui montrent dans le livre comment les industriels ont profité de la guerre ?

Si Colombo enquêtait sur la Grande Guerre, il commencerait sans nul doute par chercher « A qui profite le Crime ?… ».

Aucun document décrivant des buts de guerre qui seraient assumés, tel « Nous, industriels français, voulons mettre la main sur le charbon allemand, et nous allons utiliser la Presse pour y parvenir» ou « Nous, industriels allemands, voulons mettre la main sur le minerai de fer français » ne nous est parvenu. Michel Corday cite cependant des documents intéressants (il faudra lire le livre pour les découvrir). Il y ajoute, dans la bouche de ses personnages, les confidences qu’il a entendues dans les arcanes du pouvoir économique et médiatique, alors qu’il officiait comme chef-adjoint du cabinet du ministre du Commerce.

Il devra attendre 13 ans de plus, pour obtenir, en 1935, l’autorisation de publier ses notes personnelles, à la première personne, dans l’ouvrage ‘L’envers de la Guerre’.

On doit donc faire son avis soi-même. Comme toujours avec des informations, le contexte avéré est à considérer : Guerre commerciale féroce entre les grandes puissances, menace du socialisme sur l’Europe, opportunité de vendre des dizaines de milliers de kilomètres de voies ferrées à toutes les colonies du monde, opportunité qui va s’ouvrir au seul plus habile.

 

C’est-à-dire ?

Au début du XXème siècle, l’opportunité de vendre ses chemins de fer est une bataille commerciale acharnée entres les conglomérats industriels des différents pays industrialisés: pour chaque marché-pays en développement, il n’y en a qu’un seul qui obtient les commandes (idéalement sans vendre à trop bas prix). Si un conglomérat parvenait à priver ses concurrents d’une de ses matières premières, il serait sûr de pouvoir emporter…Tous les marchés ! 

Dans ce contexte, on peut aussi noter qu’à l’Armistice, la France exige pour bonne partie des réparations de guerre…le charbon de la Ruhr.

Pour invalider la thèse de Corday, on pourrait aussi chercher des éléments qui l’invaliderait, tels des articles de journaux mainstream, qui auraient appelé à la modération et à la négociation pour éviter le conflit armé.

Pour ce qui est des profits faramineux générés au cours du conflit lui-même, je vous renvoie à ce podcast sur le sujet entre Daniel Mermet et l’historienne Annie Lacroix Riz.

 

Le mouvement anti guerre était-il puissant en 14-18?

Le mouvement anti-guerre a été laminé dès l’entrée en guerre. La propagande de guerre a désigné comme complices tous ceux qui n’ont pas adhéré à l’union sacrée, soldats comme journalistes. Les peuples n’ont pu croire que l’ensemble de leurs presses les manipulait, et ils ont couru, comme un seul homme ou presque, au-devant de la tranchée…

L’initiative de dialogue direct et de coordination entre les peuples, tel que celui entrepris entre les socialistes français et allemands est le seul qui aurait pu mettre en échec la logique de mort…

Aujourd’hui, nous nous reposons sur le miroir déformant de nos médias pour connaître nos voisins d’Europe et d’ailleurs, et les reportages insistent en général surtout sur nos différences. Alors que les classes dominantes mondiales ont clairement conscience de leurs intérêts communs, sans ‘barrières mentales’ de frontières, cette conscience de classe commune ne me semble pas exister au niveau des peuples d’Europe, dont les sorts sont pourtant tellement similaires (et cela est encore pire pour une conscience de classe des peuples du Monde).

Construire cette conscience par des échanges de vues directs avec nos voisins, mais aussi avec les peuples plus lointain que l’on nous désigne déjà comme les ennemis de demain, nous permettrait de réaliser nos points communs, comme l’avaient fait socialistes allemands et français.

Cela me semble une bonne perspective pour notre présent et celui de nos enfants, pour leur éviter l’essorage néolibéral, voire le risque qu’un jour, eux aussi, n’ayant comme seul référentiel la propagande de Guerre, ils ne « courent au devant de la tranchée ».

1 Pour publier le deuxième tome, ici: https://www.lulu.com/shop/michel-corday/le-journal-de-la-huronne_tome-2-la-houille-rouge/paperback/product-15vdj8gv.html

ou en ebook vers wikisource

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