Salaires, indexation : déconstruire les mythes

Le lundi 20 juin, 80.000 manifestants défilaient dans les rues de Bruxelles à l’appel des trois grands syndicats. On n’avait plus vu autant de monde dans une manifestation syndicale depuis les grandes actions de l’automne-hiver 2014 face aux mesures du gouvernement Michel. Si la manifestation fut un tel succès, c’est avant tout parce que le monde du travail souffre de l’inflation historique à laquelle il est confronté. Qu’il s’agisse de l’énergie, des produits alimentaires ou des biens de première nécessité, tout augmente, même et surtout la pauvreté.

 

Des chiffres affolants

+ 49,7% pour l’électricité, +139,5% pour le gaz, +33,5% pour le diesel, +14% pour le café, + 10% pour le pain… Ce ne sont que quelques exemples des augmentations auxquelles les citoyens sont confrontés. Heureusement, la Belgique dispose d’un système d’indexation automatique des salaires. Même si celui-ci est loin d’être parfait, certains produits comme les carburants ne font pas partie du calcul, il a le mérite de limiter la casse et de compenser automatiquement une partie de l’inflation. Raison pour laquelle, il est inenvisageable pour les organisations syndicales de le remettre en question malgré les pressions du monde patronal et de la droite en général.

Payer pour travailler

L’augmentation des prix des carburants remet en question le taux de remboursement des frais de déplacement. De nombreux travailleurs sont obligés d’utiliser leur véhicule personnel pour se rendre sur leur lieu de travail, soit à cause de l’absence d’offre de transports publics, soit par la nature même de leur travail. Ainsi, les travailleurs ne sont pas égaux face à l’augmentation des prix des carburants. Ceux qui ont la chance de disposer d’un véhicule de société et d’une carte essences, ou encore d’avoir accès à leur lieu de travail via les transports publics ou par de la mobilité douce, ne subissent pas le même impact de l’augmentation des carburants. Pour ceux qui n’ont d’autre choix que d’utiliser leur propre véhicule, la situation peut rapidement se révéler catastrophique et les exemples de situations dramatiques sont légion. Certains s’absentent de leur emploi parce qu’ils n’ont plus les moyens de se rendre au travail, au risque à terme d’en perdre leur emploi, d’autres dorment dans leur voiture sur le parking de l’usine. Les organisations attendent dès lors des mesures spécifiques et structurelles pour ces travailleurs afin que se rendre au travail ne soit plus impayable

Négocier librement les salaires

La principale revendication syndicale du moment est sans conteste la modification de la loi de 96, dont surtout la suppression des modifications introduites par le gouvernement Michel en 2017. Cette loi empêche la libre négociation des salaires tant au niveau interprofessionnel qu’au niveau sectoriel et des entreprises.

Cette loi considère que l’ensemble des salaires sont justes et qu’il suffit de les adapter. Elle ne tient pas compte de l’injustice salariale à laquelle sont confrontés de nombreux travailleurs et les condamne à de faibles salaires ad vitam aeternam. Elle ne tient pas compte non plus de la santé économique des secteurs et des entreprises, empêchant de facto un rééquilibrage du rapport capital-travail.

Les libertés syndicales au centre des préoccupations

Les récentes condamnations judiciaires de syndicalistes, les recours aux huissiers de plus en plus fréquents dans des conflits d’entreprises et l’augmentation des licenciements de délégués syndicaux sont au cœur des préoccupations des organisations syndicales. Si on pourrait penser de prime abord qu’il n’y a pas de lien entre le pouvoir d’achat et les atteintes aux libertés syndicales, il n’en est rien. En sabordant la capacité de résistance des organisations syndicales, la droite et le patronat s’assurent de ne pas rendre concrètes les aspirations à une plus juste répartition des richesses et donc, des augmentations des salaires et une amélioration du pouvoir d’achat.

Déconstruire les mythes

En période de contestation sociale comme celle que nous vivons, le patronat avance ses scénarios catastrophe pour faire peur aux travailleurs et les inciter à ne pas contester collectivement. Le service d’études de la FGTB fédérale a analysé les scénarios catastrophe avancés par le patronat et largement  partagés par les médias. En voici quelques extraits. 

La croissance économique est-elle à la traîne en Belgique ?

Le 16 mai, la Commission européenne a publié ses perspectives de printemps. Les médias se sont notamment concentrés sur le fait qu’en 2022, la croissance belge serait, selon les prévisions de la Commission européenne, inférieure à la croissance moyenne dans la zone Euro (2% en Belgique contre 2,7% dans la zone Euro). Une seule année n’est évidemment pas un bon indicateur. Si nous regardons la croissance économique depuis le début de la crise du coronavirus  et les prévisions de la Commission pour 2022-2023 (toujours à prendre avec les nuances qui s’imposent), nous constatons la croissance du PIB suivante pour la période 2020-2023 :

    • Belgique : 3,99%
    • Allemagne : 2,13%
    • France : 3,43%
    • Pays-Bas : 6,01%

Si nous nous concentrons uniquement sur la croissance du PIB, nous pouvons constater que la Belgique est à la traîne par rapport aux Pays-Bas, mais aussi qu’elle fait mieux que l’Allemagne et la France.

L’inflation est-elle plus élevée en Belgique que dans les pays voisins ?

Les médias se sont également focalisés sur l’inflation plus élevée en Belgique en 2022 en comparaison avec la zone Euro (7,8% en Belgique contre 6,1% dans la zone Euro). Ici encore, si nous examinons  la situation pour 2020-2023 (avec de nouveau les prévisions de la Commission pour 2022-2023) :

    • Belgique : 13,82%
    • Allemagne : 13,77%
    • France : 10,98%
    • Pays-Bas-: 14,64%

Sur cette période, l’inflation en Belgique est donc plus élevée qu’en France, plus ou moins au même niveau qu’en Allemagne et moins élevée qu’aux Pays-Bas. Sur le long terme, nous voyons que l’indexation automatique en Belgique ne conduit pas à une inflation plus élevée que dans les pays voisins, contrairement à ce que le monde des entreprises veut souvent nous faire croire. 

Une remarque importante s’impose également. L’une des principales causes de l’inflation est aujourd’hui l’augmentation des prix de l’énergie. Ce n’est pas un hasard si l’inflation en France est nettement inférieure à celle des Pays-Bas, de l’Allemagne et de la Belgique sur la période 2020-2023. Avec un secteur de l’énergie largement nationalisé, associé à un contrôle des prix, la France contrôle les prix de l’énergie. Un plaidoyer en faveur d’une baisse de l’inflation dans ce contexte peut donc être considéré comme un plaidoyer en faveur d’un secteur énergétique nationalisé, comme l’a toujours défendu la FGTB.

Les salaires augmentent-ils trop et trop vite ?

Dans le contexte d’une inflation élevée, l’indexation automatique est également remise en cause. Les médias pointent ici l’augmentation plus élevée des salaires horaires en Belgique par rapport aux pays voisins et le reste de la zone Euro. Sur ce point, ce ne sont pas les commentaires qui manquent :

 

    • Plaider pour une diminution des salaires belges, revient à plaider pour un appauvrissement des travailleurs. L’augmentation des coûts du travail ne fait que suivre les hausses des prix. Selon les prévisions de la Commission, les augmentations des salaires nominaux en Belgique en 2022-2023 seront même inférieures à l’indice des prix à la consommation.
    • Il faut s’attendre à ce que les syndicats des pays voisins exigent une augmentation des salaires pour compenser les hausses des prix.
    • Les organisations patronales « oublient » toujours de mentionner que la productivité en Belgique reste bien plus élevée que dans les pays voisins.

Les organisations patronales « oublient » également de s’attarder sur les subsides salariaux qui sont sensiblement plus élevés que dans les pays voisins. Les organisations patronales « oublient » tout autant de mentionner que les salaires sont depuis longtemps à la traîne par rapport aux hausses de la productivité, comme le montre le graphique de notre baromètre FGTB.

Les organisations patronales « oublient » enfin de mentionner qu’en raison du retard des salaires sur la productivité, la part du travail dans le revenu national a fortement diminué, à l’inverse de la part du capital qui a fortement augmenté.

Conclusion : le problème n’est pas l’augmentation nominale des salaires, qui ne fait que maintenir le pouvoir d’achat à niveau, mais bien les bénéfices excessifs des entreprises et les attentes du capital.

Des économies s’imposent au niveau de la sécurité sociale ?

Dans les médias, nous entendons également constamment les mêmes propos alarmistes sur le budget et les dettes publiques, ainsi que les mêmes plaidoyers en faveur d’importantes  « économies ». Certes, la dette publique est beaucoup plus élevée qu’avant le corona, car les gouvernements sont largement intervenus, à juste titre, pour limiter les dégâts économiques de la crise sanitaire. Mais d’un autre côté, si l’on se réfère aux prévisions de la Commission, la dette publique diminuerait à nouveau quelque peu, passant de 112,8% en 2020 à 107,6% en 2023.

Le plus important, ce n’est toutefois pas la dette publique en soi, mais les charges d’intérêt que l’État belge paie sur cette dette (puisque ces charges d’intérêt sont des dépenses qui ne peuvent pas être affectées à d’autres dépenses comme les services publics). En 2022, selon les chiffres de la Banque nationale, les charges d’intérêt devraient encore diminuer pour atteindre 1,7% du PIB.

Également évoquée dans les médias, la hausse des dépenses, avec notamment la hausse des salaires du personnel soignant et l’augmentation de la pension minimum. Sans oublier les mises garde fréquentes concernant l’augmentation des « coûts du vieillissement » en général. Le message sous-jacent est clair : des économies s’imposent, principalement dans la sécurité sociale. Outre une logique choquante qui considère manifestement les salaires du personnel soignant comme un « poste de frais » et non comme un investissement dans des soins de santé de qualité et dans les travailleurs essentiels, nous pouvons également émettre plusieurs réserves sur ce raisonnement.

Une alternative aux économies dans la sécurité sociale est, bien sûr, d’aller chercher l’argent là où il se trouve : du côté du capital et des grosses fortunes. Des études montrent que les 1% les plus riches de Belgique possèdent environ 24% des richesses nettes totales, soit autant que les 75% les plus pauvres ! En 2015, une estimation de la Cour des comptes indiquait déjà qu’un impôt annuel sur la fortune,  avec des taux relativement bas, rapporterait entre 727 millions et 2,3 milliards d’euros.

Et la suite ?

Au moment d’écrire ces lignes, les instances syndicales se réunissent pour définir les suites à donner dès la rentrée. Il est évident que sans réformes structurelles importantes, l’automne sera marqué par la contestation sociale. La grève générale n’est plus un mot tabou au vu des dossiers sur la table : réforme des pensions, enveloppe bien-être et négociation de l’accord interprofessionnel. Ce dernier sera impensable dans le carcan de l’actuelle loi de 96.

 

Source: Le Drapeau Rouge

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