Restitution des dépouilles de Patrice Lumumba : le gouvernement belge assume-t-il ses responsabilités ?

Le 20 juin 2022, le Premier ministre De Croo remet la relique de Patrice Lumumba à ses proches en présence des autorités congolaises. Il s’agit d’une dent provenant du corps du Premier ministre congolais, dissous dans de l’acide sulfurique. Il a été assassiné au Katanga début 1961, moins de sept mois après l’indépendance. Le commissaire de police belge Gerard Soete, qui avait détruit le corps, a conservé une partie des restes jusqu’à sa mort pour les exhiber à son entourage comme un trophée de chasse. Ce n’est que bien plus tard que cette dent a été confisquée dans  sa succession, chez sa fille.

La question qui se pose est de savoir si la Belgique profitera de cet élan pour traiter de manière appropriée ce passé invraisemblable et le traduire en mesures à l’avenant. Car cette petite relique symbolise la façon dont nos élites ont tordu le cou à la jeune démocratie congolaise et ont fui leur responsabilité dans cette affaire pendant six décennies, malgré le corpus delicti qui se trouvait juste sous leur nez. À cette occasion, que dira le Premier ministre De Croo sur le rôle de la Belgique dans ce meurtre et sur l’impunité choquante qui règne dans cette affaire ?

Pour rappel, quelques faits marquants. La commission d’enquête parlementaire qui a étudié le rôle de la Belgique dans ce crime en 2000 et 2001 n’a reconnu que la “responsabilité morale” des autorités belges pour ce meurtre. Les faits démontrant un rôle joué par les émissaires et les ministres belges ont été, pour ainsi dire, balayés comme poussière sous le tapis par cette décision vide de sens. Le gouvernement Verhofstadt a ainsi voulu éviter toute responsabilité concrète pour un crime aux conséquences désastreuses pour le Congo et l’Afrique centrale.

 

Si les autorités belges veulent évoquer de manière crédible leur attachement aux valeurs telles que la démocratie, les droits de l’homme et la paix, elles doivent reconnaître leurs responsabilités à l’occasion de la restitution :

* Les ministres, diplomates et officiers belges ont joué un rôle décisif dans le renversement du gouvernement congolais démocratiquement élu et la liquidation du Premier ministre.

* Pendant quatre décennies, jusqu’à sa mort en 2000, Gerard Soete a montré la relique du leader congolais à son entourage et à au moins un journaliste. Même lorsque Soete en a parlé dans la presse, la commission d’enquête Lumumba, qui avait tous les pouvoirs d’un juge d’instruction, ne l’a pas dérangé.

* En 2011, la famille Lumumba a déposé une plainte contre douze Belges pour leur implication dans l’assassinat. La plainte a été déclarée recevable. Il n’y a pas de prescription, puisqu’il s’agit d’un crime de guerre dans lequel des Belges ont été impliqués. Néanmoins, le ministère de la Justice n’a jamais mené d’enquête pour retrouver les restes auprès des proches de Soete. C’est seulement en 2016 que le Parquet a effectué une perquisition au domicile de sa fille. Cette action était le résultat du travail d’investigation du journaliste Jan Antonissen et d’une plainte déposée par moi-même pour recel de restes mortels.

* On pourrait s’attendre à ce que la représentation de la décolonisation du Congo, du Rwanda et du Burundi (1958-1965) fasse l’objet d’une grande attention dans l’AfricaMuseum rénové (2018). Au cours de cette période, les colonies ont été converties en régimes néocoloniaux, avec pour références la liquidation du gouvernement Lumumba, la “révolution Hutu” au Rwanda et l’assassinat du Premier ministre burundais Rwagasore. Le résultat, cependant, est décevant. Un collage de couvertures de magazines est appliqué sur une colonne, n’évoquant qu’un chaos incompréhensible. Pas d’interprétation ni d’analyse. Sur un écran tactile, les visiteurs peuvent lire que le coup d’État de Mobutu (1965) fut “une intervention salutaire”…

* Pendant ce temps, l’enquête judiciaire s’éternise. Le procureur fédéral a déclaré en 2020 – 9 ans après le début de l’enquête – que les procès-verbaux des séances à huis clos de la Commission Lumumba n’avaient toujours pas été réclamés … par manque de personnel ! Ce n’est que cette année que les enquêteurs du Parlement ont embrayé. Pour l’instant, le Président du Parlement refuse de remettre les documents, alors qu’une modification du règlement intérieur permettrait de le faire. Entre-temps, dix des douze personnes figurant sur la liste sont déjà mortes. Veulent-ils faire traîner l’enquête jusqu’à ce que tous les accusés soient morts afin de pouvoir classer l’affaire sans suite ?

* Typique d’une certaine mentalité : à la mi-2020, le tribunal de Bruxelles a fait savoir que les proches de Lumumba pouvaient venir chercher ses restes au greffe du tribunal. Comme s’il s’agissait d’un portefeuille perdu …

* À part les quelques mètres carrés du square Lumumba, entre une station de taxis et le périphérique intérieur de Bruxelles, aucun lieu significatif de la capitale ne porte le nom du Premier ministre congolais. N’est-il pas significatif que cette modeste victoire n’ait été obtenue que grâce à des années d’efforts de la part de quelques associations belgo-congolaises ? Alors que les statues de Léopold II et les rues portant le nom de celui dont le règne de terreur a coûté des millions de vies, de même que les monuments glorifiant la colonisation en général, continuent de colorer les espaces publics, sans aucune indication interprétative ?

 

Depuis une dizaine d’années, une critique systémique du colonialisme est permise. Mais une analyse de la décolonisation et du passage à des régimes néocoloniaux dans les anciennes colonies comme la continuation de l’impérialisme par d’autres moyens est encore toujours tabou.

Comme le colonialisme, le néocolonialisme assure le flux continu de matières premières vers le marché mondial, mais cette fois avec l’aide de dirigeants africains dociles comme intermédiaires. On parle de la “malédiction des ressources naturelles” : certains pays sont trop riches pour que les puissances impériales respectent leur souveraineté. Sous le néocolonialisme, le transfert de richesses a augmenté encore plus qu’à l’époque coloniale. Ce que cela signifie pour le Congo est démontré par les confidences d’Albert Yuma, président de la Gécamines (ex-Union Minière). Il y a quelques années, il révélait dans une interview que les transferts de fonds de l’entreprise représentaient 70 % du Trésor congolais au moment de l’indépendance, mais aujourd’hui, alors que la production de cuivre a doublé entre-temps, ces transferts représentent à peine 17 % du budget de l’État. Et ce, dans un État qui n’est que l’ombre de celui qui existait il y a 60 ans ! Les bénéfices disparaissent dans les poches des grandes entreprises, des intermédiaires et des dirigeants corrompus occidentaux et chinois. (“Entretien : qui détient le cobalt de la RDC ?“, 19/4/2021, YouTube).

Un autre exemple est l’accaparement des terres. Léopold II a confisqué un nombre colossal de biens communautaires au Congo. Aujourd’hui, cela se produit à l’échelle mondiale. L’agro-industrie, des fonds d’investissement et des pays comme les États du Golfe et la Chine louent ou achètent de vastes zones de terres agricoles fertiles dans le Sud. Selon la Banque mondiale, rien qu’en 2008, 2009 et 2010, quelque 60 millions d’hectares de terres agricoles sont passés sous contrôle étranger, soit 18 fois la superficie de la Belgique. En 2015, le compteur total d’accaparement des terres a atteint 822 millions d’hectares, soit 270 fois la surface de la Belgique.

Une analyse des années de décolonisation – de la genèse du néocolonialisme – est donc essentielle. Les élites politiques ne semblent toutefois pas disposées à aller jusqu’au bout de la critique du colonialisme. Un signe révélateur est la récente interview du Premier ministre De Croo, dans laquelle il souhaite conclure la réflexion sur le passé colonial par l’expression des regrets du roi Philippe à propos de la colonisation : “Personnellement, je ne vois absolument pas comment une discussion sur les excuses peut aider les Congolais. (…) Parfois, nous devons simplement nous satisfaire du pas qui a été franchi”. (De Croo, dans ‘Ik zie niet in wat een discussie over excuses kan bijbrengen’, De Standaard, 10/6/2022). Le regret évoque l’idée d’impuissance et de passivité – comme si le régime colonial n’avait pas été délibérément établi et maintenu, en utilisant la violence, les châtiments corporels, l’apartheid et le racisme. Comme si ces crimes ne criaient pas justice.

Le bilan de 60 ans de décolonisation est terriblement négatif. Faudra-t-il encore attendre 10 ou 20 ans avant que l’évidence ne s’impose ? Une vision correcte du passé est essentielle, car ces leçons sont la boussole avec laquelle les Belges et les Congolais doivent agir aujourd’hui. La Belgique officielle doit endosser ses responsabilités. À l’heure où une commission parlementaire enquête sur le passé colonial et où l’ONU exhorte la Belgique à prendre soin d’assumer ce passé, il serait incompréhensible que le gouvernement belge présente un discours dénué de sens pour rendre les restes de Patrice Lumumba à sa famille, au Congo et à l’Afrique. Une telle occasion appelle des excuses et des conséquences financières et politiques concrètes. Simple suggestion : pourquoi ce pays ne créerait-il pas un monument ou un institut consacré aux origines du néocolonialisme, en ces sombres années  de décolonisation ?

 

Ludo De Witte est l’auteur de “L’assassinat de Lumumba” (Karthala 2000), “L’ascension de Mobutu” (Investig’Action 2017) et “Meurtre au Burundi. La Belgique et l’assassinat de Rwagasore” (Investig’Action 2021)

 

Source originale: De Morgen

Traduction du néerlandais : Anne Meert pour Investig’Action

 

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