Réfugiés syriens au Liban : lorsque les vœux pieux de l’UE se heurtent aux réalités du terrain

La signature du pacte des Nations Unies sur les migrations en décembre 2018 a encore une fois montré les limites de la coopération internationale sur les questions migratoires et l’asymétrie des relations de pouvoir entre les pays concernés. Il en est de même lorsque l’on examine les accords signés par l’Union européenne pour gérer ladite crise des réfugiés syriens comme nous le montrons dans cet article.

La guerre en Syrie est à l’origine de l’un des plus importants déplacements de population des dernières décennies. Si l’Europe a accueilli plus d’un million de réfugiés[1], la plupart des déplacés syriens résident dans les pays limitrophes[2] dont le Liban, qui en a accueilli le plus grand nombre en proportion de sa population[3]. Selon le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), il y aurait aujourd’hui environ 950 000 réfugiés syriens enregistrés au pays du cèdre. Depuis des années, une large partie de cette population vit dans la plus grande précarité et l’aide humanitaire fournie par la communauté internationale ne comble qu’une partie minime des besoins de première nécessité. En 2015, l’Union Européenne, inquiète de l’afflux grandissant de migrants vers ses frontières, dont une large partie provient de Syrie, décide d’encourager certains pays limitrophes à adopter une politique de développement vis-à-vis des réfugiés. En contrepartie d’une aide financière fournie par l’UE, les pays d’accueil s’engagent à faciliter l’intégration des réfugiés. La signature, en 2016, d’un accord entre l’UE et Liban, s’inscrit dans cette perspective.

Le Compact face à l’obstacle de la crise économique au Liban

Cet accord, dénommé le Compact, stipule que l’UE s’engage à fournir 400 millions d’euros au Liban pour les années 2016-2017 à des fins d’amélioration de la situation socio-économique et sécuritaire du pays, impactée par la présence des réfugiés. De son côté, le Liban s’engage à faciliter le séjour des réfugiés notamment à travers l’octroi de permis de travail et de titre de séjour[4]. Or, deux années après la signature de l’accord, l’heure est au bilan. Le Liban a-t-il tenu ses engagements ?

Pour répondre à cette question un bref survol de la situation socio-économique et politique du pays s’impose.

Depuis le début des années 90, les gouvernements successifs ont fait le choix d’une approche néolibérale initiée par l’ex-premier ministre Rafic Hariri qui a plongé le pays dans une crise économique structurelle depuis la fin de la guerre du Liban. Ces dernières années, cette crise s’est aggravée du fait de la baisse des transferts de fonds des travailleurs libanais expatriés dans les pays du Golfe et du ralentissement des investissements des pétromonarchies dont l’économie libanaise est largement dépendante. Si l’arrivée de milliers de réfugiés, qui sont aussi des travailleurs et des consommateurs, et l’aide étrangère qui afflue depuis 2011 ont permis d’atténuer les effets de la crise économique pendant les premières années du conflit en Syrie, la situation socio-économique du Liban est aujourd’hui désastreuse. En effet, selon l’économiste libanais Toufic Gaspard, le chômage en 2016 affecte 30% de la population libanaise contre 11% pour l’année 2011[5]. Par ailleurs, la croissance est passée de 10% en 2009 à 2% en 2016.

Si l’État libanais refuse l’installation de camps sur son territoire dès le début de l’arrivée des premiers réfugiés, il n’élabore cependant pas une stratégie nationale pour organiser l’accueil et les conditions de séjour des déplacés, qui doivent chercher refuge là ou ils le peuvent. Ils vont ainsi principalement s’installer dans les régions frontalières (la Bekaa et le Nord du Liban) et les zones les plus défavorisées du pays, ou l’on retrouve le plus haut taux de chômage et de pauvreté des ménages libanais. Les réfugiés doivent se débrouiller comme ils le peuvent pour se loger, la plupart du temps dans des appartements loués au prix fort par des propriétaires peu scrupuleux. Ce qui occasionne une inflation des loyers (entre 2012 et 2013, les loyers auraient augmenté de 44%), mais aussi des produits de première nécessité. Si les Libanais les plus pauvres – et bientôt les classes moyennes – de même que les réfugiés sont perdants dans l’affaire, par contre, les chefs d’entreprises et les employeurs libanais eux sont bien contents. En effet, l’intensification de la guerre en Syrie va conduire à une augmentation significative des  migrations vers le Liban à partir de 2011[6] et venir renflouer l’armée de réserve de main-d’œuvre syrienne déjà présente, pour le plus grand bonheur des détenteurs de capital. Selon les plus récentes données de l’Organisation internationale du travail la plupart des réfugiés syriens occupent des emplois exigeant un faible niveau de qualification dans les services ou l’agriculture. Le taux d’activité économique des réfugiés de 15 ans et plus variait entre 59% et 88% selon leur région de résidence au Liban, la plupart dans le secteur informel.

Si jusqu’en 2014 cette approche est viable, le prolongement de la guerre en Syrie, la chute des cours du pétrole et le fait que l’armée de réserve de main-d’oeuvre devient trop importante pour être absorbée par l’économie informelle, conduisent le gouvernement libanais à changer de stratégie. « La politique sur le déplacement syrien », adoptée en octobre 2014 par le gouvernement d’unité nationale, qui inclut les différentes forces politiques du pays, introduit des mesures visant à restreindre l’entrée et le séjour des réfugiés syriens.

Un accord impossible à appliquer

Cette situation socio-économique catastrophique n’est pas favorable à la délivrance de permis de travail pour les réfugiés tel que promis par le gouvernement libanais lors de la signature de l’accord avec l’UE. Ainsi, pour l’année 2017, soit un an après l’accord UE-Liban, le ministère du travail n’a octroyé que 200 permis de travail pour les déplacés syriens. Plus généralement, rien de sérieux n’a été fait pour améliorer les conditions de vie des réfugiés. Au contraire, un discours xénophobe se généralise parmi la classe politique libanaise. Celle-ci a trouvé le bouc émissaire idéal pour se déresponsabiliser.

Image : banderole des phalanges libanaises avant les élections parlementaires – Place Sessine – Achrafiyeh, Mai 2018 (photo prise par les auteurs).

 Traduction de ce qui est écrit sur cette banderole : Un jour viendra ou on dira au Syrien: prends tes affaires et tout ce que tu as volé et va-t-en

Ainsi, l’idée d’un retour forcé des réfugiés vers la Syrie, alors même que le conflit n’est pas réglé, commence à faire son chemin depuis 2014. Selon le rapport de 2018 de Human Rights Watch pour le Liban[7], la situation est restée inchangée pour les réfugiés syriens : « En 2017, le Liban a continué d’imposer aux Syriens des réglementations à l’entrée qui ont effectivement empêché de nombreux demandeurs d’asile d’entrer au Liban. Human Rights Watch a aussi documenté des expulsions forcées isolées de Syriens et de Palestiniens vers la Syrie, les exposant à des risques de détention arbitraire, de torture ou d’autres persécutions. »

En s’abstenant de tout commentaire sur l’échec de l’accord avec le Liban, l’UE ne vise-t-elle pas à préserver coûte que coûte de bonnes relations avec un pays qui ne respecte pas ses engagements ? Les négociateurs de l’UE avaient-ils vraiment espoir de voir le Liban adopter des mesures impossibles à mettre en place étant donné la situation socio-économique du pays ? Rien n’est moins sûr. Dès lors, quelle est la réelle stratégie que l’UE poursuit en signant ce genre d’entente ?

Garder les réfugiés loin des frontières de l’Europe

La réponse est entre autre fournie par le mouvement En Marche sur son site internet[8]. Évoquant l’accord trouvé sur les questions migratoires par le conseil de l’Europe réuni les 28 et 29 juin 2018, le mouvement du Président de la République s’enthousiasme qu’« une solution européenne à la crise des réfugiés » a été trouvée. Cette solution que les Marchistes n’hésitent pas à qualifier de « pragmatique » et « d’humaniste » préconise entre autres, « dans tous les pays tiers, […] une réponse durable basée sur l’aide au développement et la stabilisation politique et de sécurité. » Ceci, afin de garder loin des frontières des demandeurs d’asiles qui n’ont aucune perspective d’avenir dans les pays limitrophes. Et le Conseil de l’Europe de se féliciter que grâce aux politiques répressives en matière d’immigration « le nombre de franchissements illégaux des frontières de l’UE détectés a été réduit de 96 % par rapport au pic qu’il avait atteint en octobre 2015[9]. » En tout état de cause, l’objectif recherché par l’UE à travers ce type d’accord est avant tout d’empêcher l’afflux de migrants à travers une coopération sécuritaire visant à sous-traiter le contrôle de ses frontières.

Or cette stratégie n’est pas viable. La seule solution passe par le règlement du conflit en Syrie. Seul un plan de paix qui garantirait leur sécurité peut répondre au désir de la majorité des réfugiés syriens qui ne souhaitent ni s’installer au Liban ni migrer vers l’Europe. C’est vers cette voie que l’UE devrait s’engager ce qui semble loin d’être acquis.

Jad Kabbanji

Lama Kabbanji

Notes

[1] Selon Eurostat, entre 2011 en 2017 plus d’un million de réfugiés syriens ont demandé l’asile en Europe principalement en Allemagne et en Suède.

[2] En date du 11 octobre 2018, le HCR estimait à plus de cinq millions le  nombre de Syriens qui ont trouvé refuge dans les pays limitrophes.

[3] En avril 2014, le HCR déclarait que le Liban était le pays du monde ayant le plus grand nombre de réfugiés en proportion de sa population. A l’époque l’organisation affirmait qu’un quart de la population du Liban était constitué de personnes ayant fui le conflit armé en Syrie.

[4] Pour plus de détails sur l’accord veuillez consulter le site de l’UE dédié à cet effet : https://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2016/11/15/eu-lebanon-partnership/

[5] Toufic Gaspard “Lebanese and Other Nationalities in Lebanon: Population and Employment, 2011-2016”, consultable sur https://middleeasttransparent.com/en/lebanese-and-other-nationalities-in-lebanon-population-and-employment-2011-2016/.

[6] Pour une analyse des dynamique migratoire entre les deux pays depuis le début des révoltes en Syrie et une discussion sur les statistiques, voir Kabbanji Lama et Drapeau Laurent (2017) Étudier les migrations de Syrie au Liban : propositions méthodologiques, Working Papers du CEPED (36), Paris : CEPED, 23 p. http://www.ceped.org/fr/publications-ressources/working-papers-du-ceped/article/etudier-les-migrations-de-syrie-au.

[7] https://www.hrw.org/fr/world-report/2018/country-chapters/313090

[8] https://en-marche.fr/articles/actualites/crise-migrants-europe

[9] https://www.consilium.europa.eu/fr/meetings/european-council/2018/06/28-29/

Jad Kabbanji (PhD), chercheur indépendant, historien, spécialiste du monde arabe

Lama Kabbanji (PhD), chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement (IRD-CEPED), démographe, spécialiste des migrations

Source: L’Humanité

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