Recommandations de la Commission Lumumba à la Chambre, 2000-2002 : état des lieux. Où en sommes-nous ?

Ce texte a été présenté par Ludo De Witte à la commission colonisation de la Chambre des représentants le 30 janvier 2022. Le but de l’audition était de voir s’il y avait des recommandations de la commission Lumumba qui n’ont pas été réalisées et qu’il faut intégrer dans la nouvelle commission. Aussi, tirer des leçons de cette expérience … (IGA)


 

Mesdames et Messieurs,

 

Merci de me donner l’occasion de réfléchir ici sur l’héritage de la commission Lumumba.  Aujourd’hui, 20 ans après que cette commission a rendu ses conclusions, le fantôme du Premier ministre assassiné hante toujours ce pays. Lumumba remue encore les esprits. Il est devenu un symbole et un point de référence pour ceux qui ont à cœur la décolonisation et l’antiracisme, mais il suscite toujours une aversion chez certaines de nos élites et est parfois même un perturbateur dans les relations belgo-congolaises. Les raisons ne sont pas difficiles à trouver : le rapport d’expertise peu convaincant de l’époque, les recommandations vagues de la commission et leur mise en œuvre contradictoire par les gouvernements successifs.

Parmi les lacunes du rapport d’expert, citons l’absence d’analyses contextuelles de documents cruciaux, l’absence de dissection du langage codé dissimulé, l’absence de prise en compte des témoignages incriminants d’officiers impliqués et la mise à l’écart du rôle des États-Unis et de l’ONU. L’historiographie a été enfermée dans un carcan au service d’une commission qui devait rendre politiquement gérables les révélations de mon livre “L’assassinat de Lumumba”.

L’un des experts, le professeur Luc De Vos de l’Académie royale militaire, a dû y veiller. Alors que les travaux de la commission battent leur plein, De Vos vient à la radio pour dire que les militaires belges au Congo ne se préoccupent que de garantir la sécurité des citoyens belges. Des experts blancs étaient en charge. L’expert congolais Jean Omasombo s’est vu refuser l’accès à des archives essentielles : ensuite, il s’est appelé lui-même “le nègre de la commission”… (Leen Laenens, membre de la commission Dixit, réunion plénière Chambre, 5/2/2002, Summary Report plenum meeting) (Pour en savoir plus sur les failles du rapport, voir mon article “Lumumba au Parlement belge” (site web de Uitpers, 1er janvier 2002).

Sur la suggestion des experts (page 605 : “Il appartient à la commission de juger si les organes gouvernementaux belges portent une responsabilité morale dans la mort de Lumumba”), la Commission d’enquête a déclaré qu’ “avec les normes de moralité publique d’aujourd’hui (…) le Comité conclut que certains membres du gouvernement belge et d’autres acteurs belges portent une responsabilité morale dans les circonstances qui ont conduit à la mort de Lumumba.” (Page 839, au chapitre “Conclusions de la commission d’enquête”).

Une conclusion étrange et dénuée de sens, car les “normes de moralité publique” de l’époque permettaient-elles l’assassinat d’un Premier ministre légalement élu ? Et que signifie “une responsabilité morale” ? Lors d’une conférence de presse, les journalistes ont demandé une explication au président de la commission, mais il n’y a pas eu de réponse. Un journaliste a alors titré son article sur le rapport de la commission “La Belgique a un meurtre sur la conscience”.

Une responsabilité morale dans le meurtre : c’est une conclusion sans signification apparente, mais non dénuée de sens. Car de cette manière, la Belgique et ses représentants sont déchargés d’une responsabilité concrète et réelle et ce pays est protégé de graves conséquences pénales et financières. (À propos : en 1962, le procureur général de Bruxelles a utilisé la même qualification pour ne pas poursuivre le résident colonial belge du Burundi pour le meurtre du Premier ministre burundais Louis Rwagasore).

L’intention de protéger la Belgique des conséquences du crime explique probablement aussi pourquoi la commission n’a pas indiqué les responsabilités individuelles des différents ministres impliqués, bien que cela fasse explicitement partie de son mandat. Cela explique aussi probablement pourquoi la recherche du commissaire de police Gérard Soete, qui avait détruit le corps de Lumumba et avoué aux journalistes et au soussigné qu’il avait conservé des restes de l’ancien Premier ministre, n’a eu lieu que 10 mois après sa mort. Pourquoi la recherche n’a-t-elle rien donné ? Ont-ils recherché le plus proche parent ? Des années plus tard, la fille de Gérard Soete a présenté sans problème la succession de son père à un journaliste du périodique Humo. Une conclusion s’impose à nous : la commission a voulu balayer sous le tapis un rôle concret des Belges dans la criminalité.

Comme si l’adage qui circule depuis quatre décennies depuis le meurtre devait être maintenu : “le meurtre est une affaire bantoue”.

Faire face à un passé non traité ou non assumé et le traiter comme tel de façon durable : telle était la recommandation centrale de la Commission Lumumba. Comment a-t-elle voulu y parvenir sans reconnaître le rôle, pourtant sans équivoque, du gouvernement belge et de ses émissaires dans l’assassinat, avec en arrière-plan, l’ombre portée de la dépouille introuvable du Premier ministre assassiné qu’un policier belge avait gardée comme trophée de chasse, cela reste un mystère.

Le ministre des Affaires étrangères, Louis Michel, en a-t-il également trop fait ? Le 5 février 2002, le rapport de la commission a été présenté au Parlement. Michel a ensuite déclaré que “certains membres du gouvernement d’alors et certains acteurs belges de l’époque portent une part irréfutable de responsabilités dans les événements qui ont conduit à la mort de Patrice Lumumba”. “Une part irréfutable de responsabilités” : donc plus qu’une responsabilité morale ? Ou s’agit-il d’un lapsus du ministre ?

Quoi qu’il en soit, le gouvernement belge a élaboré un plan que l’on peut qualifier de cynique. Indemniser la famille Lumumba n’était pas une option, car cela aurait constitué un aveu de culpabilité. Mais renvoyer la famille chez elle les mains vides n’était pas non plus une option, compte tenu des faits. D’où la proposition du gouvernement d’associer la famille à la création d’un “Fonds Lumumba” qui offrirait une éducation démocratique au Congo. À cet effet, la Belgique mettrait à disposition près de 4 millions d’euros, qui seraient complétés annuellement par un montant d’au moins 500.000 euros. De cette manière, la famille Lumumba serait indemnisée, sans que cela soit interprété comme une compensation pour le rôle de la Belgique dans le meurtre.

Peu de temps après, cependant, ce plan a été abandonné. Entre-temps, le président congolais Laurent-Désiré Kabila avait été remplacé par son fils. Le régime de Joseph Kabila était extrêmement faible, et vivait par la grâce des pays étrangers. Cela était également évident en 2003 lorsque, dans un discours devant des sénateurs belges, Kabila a fait l’éloge des “pionniers de la colonisation”. Des pionniers qui, selon les estimations scientifiques, ont instauré un régime qui a tué un à cinq millions de Congolais. Il s’agissait d’une allégeance hautement symbolique du président congolais.

Lumumba comme icône de la démocratie, de la participation populaire et de l’indépendance réelle : Kabila n’était pas intéressé. La Belgique n’a pas manqué de le remarquer. Le Fonds Lumumba a été enterré avant même sa création. La famille Lumumba a alors tenté d’obtenir par voie juridique ce qu’elle n’avait pas réussi à obtenir par voie politique : une reconnaissance sans équivoque de la culpabilité de la Belgique et une indemnisation. En 2011, leurs avocats ont déposé une plainte contre douze Belges qui avaient joué un rôle dans les événements ayant conduit au meurtre. La plainte a été qualifiée de crime de guerre sans prescription, et un juge d’instruction a été nommé.

Au cours des dix dernières années, la situation est restée pratiquement inchangée. L’enquête judiciaire se poursuit toujours. En 2020, le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw, interrogé sur la question, a déclaré que le manque de personnel expliquait pourquoi les rapports des interrogatoires à huis clos de la Commission Lumumba n’avaient pas encore été demandés. Pendant neuf ans, la Cour n’a pas trouvé le temps d’écrire une lettre au Président de la Chambre ! (La semaine dernière, cependant, les enquêteurs sont passés à l’action et ont perquisitionné le parlement, toujours sans résultats visibles, puisque les documents restent sous scellés dans l’hémicycle). Le dossier de la dépouille de l’ex-Premier ministre, resté sans trace pendant des années, a connu un nouveau chapitre en 2016. Après des révélations dans Humo et une plainte du soussigné, le tribunal de Bruxelles a confisqué une dent de la succession de Gérard Soete. Une dent dont on suppose qu’elle appartient à Patrice Lumumba.

En outre, toute une série d’indices montre que des secteurs de l’establishment politique, diplomatique et académique restent opposés à une clarification des choses et à une clôture constructive du dossier. Comment expliquer autrement qu’en 2008 encore, l’un de vos experts ait publié un livre dans lequel Patrice Lumumba est tenu pour responsable de la crise congolaise ? 

Comment expliquer qu’en 2009, Charles Huyghe, cité dans une enquête de l’ONU sur le meurtre de Lumumba, a reçu une distinction honorifique de l’ambassadeur de Belgique à Pretoria ?

Comment expliquer que Jacques Brassinne, qui fait l’objet d’une enquête criminelle sur le meurtre, est redevenu président du Théâtre de Poche en 2019 ?
Comment expliquer qu’en 2020, le procureur du Roi à Bruxelles a annoncé que les enfants de Lumumba pouvaient venir chercher au greffe la dépouille confisquée de leur père, comme s’il s’agissait d’un portefeuille perdu ?

Comment expliquer qu’au musée de l’Afrique rénové, dans la petite salle consacrée à la décolonisation de l’Afrique centrale, le meurtre de Lumumba (et celui de Rwagasore) est mentionné, mais pas expliqué ?
Comment expliquer que jusqu’aujourd’hui, aucun lieu significatif de notre capitale ne porte le nom de Lumumba, et que nous devions nous contenter d’une petite place indigne de ce nom – quelques mètres carrés entre une station de taxis et la petite ceinture de Bruxelles ?

Tous ces indices montrent que la Belgique a encore un long chemin à parcourir avant de s’occuper de son passé colonial. Pour faire face à ce “passé non traité”, la Commission Lumumba a également préconisé de compléter nos archives – notre passé archivé – et de les rendre disponibles pour la recherche.

Dans ce contexte, je terminerai mon intervention en évoquant mon dernier livre, dans lequel je rends compte de mes années de recherche sur le rôle des autorités belges dans l’assassinat du Premier ministre burundais Louis Rwagasore, qui a été tué quelques mois après Lumumba. C’est une histoire de racisme, de corruption, de répression et de meurtre, et de l’indépendance hypothéquée d’un pays africain, mais aussi d’archives perdues ou détruites, tant dans les archives d’État que dans les archives du ministère des Affaires étrangères.

Cela n’est pas surprenant, puisque le site internet des Affaires étrangères lui-même indique simplement que le département accorde ou restreint l’accès aux documents d’archives, entre autres “sur la base des critères généraux de protection des relations internationales de la Belgique fédérale”. Les diplomates sont donc autorisés à soustraire à la vue des chercheurs les documents qui pourraient “nuire aux relations internationales de la Belgique fédérale”. Dans mon livre, j’imprime également des preuves irréfutables que des documents sont retenus ou disparus.

Et ce n’est pas tout. Les archives classées à tort comme “privées”, telles que celles des ministres dans l’exercice de leurs fonctions, ne sont pas seulement “nettoyées”, mais souvent simplement vidées. Citons par exemple celles du ministre des Affaires africaines Harold d’Aspremont Lynden et du ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak concernant leur politique à l’égard du Burundi. Sans parler de l’opposition de la Sûreté de l’État à transférer les archives de la Sûreté coloniale aux Archives de l’État. En bref, j’ai parfois envie de dire qu’en tant que chercheur, je me sens comme un pianiste à qui l’on demande de jouer un morceau de Bach… sur un piano dont on a enlevé quelques notes.

Ainsi, l’enquête sur des crimes tels que l’assassinat de Lumumba ou celui de Rwagasore, ou l’installation d’une dictature ethnique au Rwanda à l’approche de l’indépendance, est hypothéquée d’avance, ce qui est grave, car les années de décolonisation sont une période charnière, où le colonialisme se transforme en néocolonialisme, c’est-à-dire : la poursuite du colonialisme par d’autres moyens, plus obscurs. Pour comprendre notre société contemporaine, et la place du racisme dans celle-ci, cette période est probablement encore plus importante que la période coloniale au sens strict. Voici un bref aperçu de vingt années d’occasions manquées et de solutions en demie teinte. Espérons que votre commission, renforcée par une aversion sociale accrue envers le racisme et le colonialisme, sera en mesure d’amorcer un revirement.

(Rapport de synthèse de NL : Certains acteurs belges portent sans doute une part de responsabilité dans les événements qui ont conduit à l’assassinat de Patrice Lumumba. Le gouvernement estime qu’il convient d’exprimer ses profonds et sincères regrets aux membres des familles concernées et au peuple congolais et de leur présenter ses excuses).

Je suis fermement convaincu que les déficiences structurelles du rapport des experts et les conclusions mollasses de la CL expliquent pourquoi, aujourd’hui encore, près de 20 ans après, l’esprit de Lumumba hante toujours ce royaume.

Georges Timmerman dans DM :

“Louis Michel a admis devant la Chambre le 5 février 2002, au nom du gouvernement, que “certains membres du gouvernement et acteurs belges de l’époque portent une part irréfutable de responsabilité dans les événements ayant conduit à la mort de Patrice Lumumba”. Le ministre des Affaires étrangères est ainsi allé plus loin que la décision de la commission parlementaire qui, dans son rapport, parlait d’une “responsabilité morale de la Belgique”.  Michel a présenté “ses profondes et sincères excuses à la famille de Lumumba et au peuple congolais pour la douleur causée par l’apathie et la froide indifférence de certaines autorités belges”.

Rapport d’expertise, sur les perquisitions : – perquisition visant à déterminer si les dossiers d’un témoin décédé le 9 juin 2000 relatifs aux faits à instruire par la commission d’enquête étaient conservés par les héritiers et saisie éventuelle de ces documents. (…) Ces investigations ont été menées le 24 avril 2001 (p.32) (Soete??? : décédé le 19/6/2000) (Commission du Bureau °2/5/2000)

La Commission estime que tant les Congolais que les Belges ont un “passé non résolu” avec des griefs mutuels à l’égard des événements des périodes coloniale et postcoloniale. (839)

La Commission a conclu que d’importantes archives officielles, dont celles du chef de l’État, risquent d’être perdues si aucune mesure n’est prise. Dans le même temps, les ressources actuelles, tant sur le plan technique qu’en termes de personnel, ne permettent pas de maintenir des archives dignes de ce nom. La Commission note que le travail d’expertise et d’enquête visant à déterminer les responsabilités des hommes politiques belges dans l’assassinat de Patrice Lumumba a été rendu possible grâce à l’accès à un grand nombre de documents d’archives privées et publiques, qui n’étaient pas accessibles jusqu’alors. (842)

Situation des archives
 Le Comité invite le Gouvernement à développer toutes les initiatives nécessaires pour tracer, inventorier, structurer et sécuriser les archives des différents organes de l’État fédéral, et en particulier celles du Chef de l’État, par une allocation appropriée de ressources humaines et financières. (843 = Recommandations)

Le passé non résolu
La Commission recommande de stimuler la recherche historique pluridisciplinaire et internationale sur la période coloniale et postcoloniale. Sur la base d’un matériel factuel objectif et scientifiquement fondé, le monde politique peut parvenir à une synthèse qui contribue au traitement du passé. (844=recommandations)

Louis Michel à la Chambre, 02/05/02 :

« À la lumière des critères appliqués aujourd’hui, certains membres du gouvernement d’alors et certains acteurs belges de l’époque portent une part irréfutable de responsabilités dans les événements qui ont conduit à la mort de Patrice Lumumba. Le gouvernement estime, dès lors, qu’il est indiqué et convenable de présenter à la famille de Patrice Lumumba, aux familles de MM. Mpolo et Okito et au peuple congolais ses profonds et sincères regrets, ainsi que ses excuses pour la douleur qui leur a été perdue de par cette apathie et cette froide indifférence. (FR court reportage : Certains acteurs belges portent sans aucun doute une part de responsabilité dans les événements qui ont conduit au meurtre de Patrice Lumumba. Le gouvernement estime opportun d’exprimer ses profonds et sincères regrets aux proches impliqués et au peuple congolais et de présenter ses excuses.)

(…) En bref, dans le prolongement des conclusions de cette commission, le gouvernement belge a décidé de financer une fondation Patrice Lumumba à hauteur de 3,750.000 euros, qui sera complétée par une dotation annuelle de minimum 500.000 euros. L’objet de cette fondation aura pour but le développement de la démocratie au Congo par le financement de projets en matière de préventions des conflits, le renforcement de l’État de droit et la formation de la jeunesse comme, par exemple, l’octroi de bourses d’études. La famille de Patrice Lumumba sera associée de façon significative à la gestion de ce fonds qui aura son siège en République Démocratique du Congo. (COMPTE RENDU INTÉGRAL AVEC COMPTE RENDU ANALYTIQUE TRADUIT DES INTERVENTIONS)

Site RTBF, 22/6/2011 :

“Il faut aller plus loin que la reconnaissance d’une responsabilité morale. Nous réclamons, entre autres, que toutes les archives de l’État belge soient ouvertes, nous le voulons au-delà des présomptions”, explique François Lumumba, le fils du Premier ministre assassiné le 17 janvier 1961.

La plainte visera l’État belge, mais aussi plusieurs personnalités belges, prononcées comme responsables de l’exécution de Patrice Lumumba.

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