“Rappelez-moi comment c’est à l’extérieur. Dîtes-moi c’est quoi, la liberté” – Un texte inédit d’Ali AArrass

Ce texte inédit d’Ali Aarrass, avec ses Lettres de prison, publiées en 2016, a sa place à côté des plus beaux textes de prison du Palestinien Mahmoud Darwish, de l’Américaine Assata Shakur ou de l’Allemande Rosa Luxembourg. 

Il y a quelque temps j’avais demandé à Ali d’écrire la préface d’un livre que j’avais l’intention d’écrire, regroupant des textes parus sur le site Free Ali pendant ses années de détention. Pour de multiples raisons ce livre ne s’est pas fait. La préface d’Ali, je l’ai gardée pour moi comme un précieux cadeau.  Aujourd’hui, deux mois avant sa libération (le 2 avril 2020), j’en partage quelques extraits avec vous. 
Ce texte est un message d’humanité, aussi poétique et émouvant que bouleversant. Une réflexion profonde sur la liberté et la dignité, que seuls ceux qui ont dû traverser l’enfer, sont capables d’écrire.   
Que tout le monde en puise des forces pour continuer son combat pour la justice et l’égalité. 
Merci de faire connaître les paroles d’Ali et de les partager autour de vous. 

Luk Vervaet


« … Demain, je serai honoré de vous connaître sur le terrain. Vous, le Comité de soutien et tous les sympathisants. 
Si je sors un jour à la vie, ma maison n’aura pas de clés. Elle sera toujours ouverte, comme la mer, le soleil et l’air. Qu’ils entrent : les oiseaux, le jour, la nuit, la pluie bleue, et la lune, ma douce amante… 
Mais avant, rappelez-moi comment c’est le monde à l’extérieur ? Parce que la prison, c’est comme un insatiable vampire, qui peu à peu absorbe mes souvenirs. 
Dites-moi aussi comment est la justice, car là où je me trouve entre ses quatre murs maudits, la justice est une caricature, une mascarade ! 
Mais ne me dites pas ce qu’est la dignité.  Parce que je l’ai connu intimement. 
C’est avec elle que je me couche, avec elle je me lève, je mange à sa table, je lui offre ma faim, elle est la pure essence de la liberté. C’est elle qui m’a fait comprendre que j’étais incarcéré, mais libre.  Aujourd’hui, je me dois un grand respect vers ceux qui croient et voient en elle la sincérité, la cohérence, un compromis d’amour actif envers les autres, en particulier envers les plus humiliés, les offensés.
Vous comprendrez que l’homme n’est homme que s’il se convertit à l’humanité. 

Luk, en dépit des circonstances souvent désastreuses, a-t-on le droit de rêver ? 
Car un de mes rêves, c’est de voir un monde sans faim, sans guerres, sans inégalités sociales, où le soleil sort et nous réchauffe tous. Mais sommes-nous prêts à tout accepter, quoi qu’il arrive ? Il faut avoir confiance en soi, connaître ses capacités, avoir la volonté d’arriver au but. Se réaliser que toutes les expériences négatives qu’on vît, doivent être perçues comme de véritables opportunités pour se remettre en question, et jamais, à aucun moment, permettre aux échecs apparents de nous décourager. 

Si nous tombons, relevons-nous tout simplement. Et essayons encore. Et ne soyons à aucun moment satisfaits de rester statiques. Il faut aller en avant, toujours en avant ! Nous devons être parmi ses hommes qui pendant des siècles ont été à l’image de l’arbre privé à la fois d’air et de racines. Ce n’est pas la première fois que des hommes auront joué ce rôle dans la cristallisation de la conscience, de l’espoir et de souvenirs. Et cela malgré la répression, la prison ou le bannissement quand ils n’ont pas choisi l’exil.  Aujourd’hui, plus que jamais, l’être humain doit être solidaire, il doit simplement défendre la paix, la liberté et la sécurité des siens.

Luk, alors que je suis plongé dans l’écriture, mon stylo s’arrête de lui-même et observe une minute de silence. Que se passe-t-il ? Y-at-t-il  un opprimé qui meurt quelque part ? Oui, nombreuses sont les lampes qui ont honte de ce qui se passe autour d’elles. Elles détournent le regard vers le plafond…
Quant à moi, je me sens toujours prisonnier de celui qui me tend la main. Durant toutes ces années en prison, au lieu d’être angoissé, ça a donné plus de valeur à mon existence, dans une dimension spéciale, avec un désir profond de sentir un jour la liberté, de pouvoir marcher sur l’herbe, de regarder le grand ciel bleu, les étoiles, et de serrer ma fille dans mes bras. Ce sentiment de pouvoir découvrir, de posséder à nouveau un jour, me rendait heureux. 

Oui, je sais parfaitement encaisser les chocs, en me serrant les dents, en mobilisant mes ressources pour affronter et traverser les épreuves pendant les tempêtes. Il fallait que je reste concentré sur mon objectif pour arriver à bon port, sain et sauf. Je dois reconnaître aussi que le recours à l’endurance provient d’un long entrainement. Qui prend très souvent une source dans l’enfance. C’est là, que j’ai dû apprendre à ne compter que sur moi pour m’en sortir des situations difficiles. Le choc de l’épreuve non seulement ne provoque pas l’effondrement, mais il met celui qui le subit en contact direct avec ses ressources et ses compétences de survie. C’est pour cela que nous devons savoir que la volonté et la possession d’une boîte à outils personnelle nous permet de ne pas se sentir démuni face à adversité. De se programmer pour résister dans le temps. Aide-toi, le ciel t’aidera ! 

Celui qui doit endurer ne quitte pas son armure. Il vît comme s’il fallait être prêt à tout moment à affronter une épreuve. Aujourd’hui, toutes ces épreuves ne m’ont pas broyé ! Je suis toujours là, ici. Ils ont voulu me briser dans des conditions de détention inhumaines, mais au contraire je suis resté debout et bien raide avec ma dignité inséparable. Je les remercie d’avoir fait de moi un homme plus fort encore, avec ma conscience et ma dignité d’homme libre toujours dans mon esprit. Je dois dire que j’ai pleinement conscience d’être un privilégié, Dieu merci, de toutes ces années dures et difficiles. Je sais de quoi je parle. 

Je me pose cette question : peut-on faire un grand pas dans la vie sans avoir des garanties ? Ou devons-nous prendre le taureau par les cornes et s’engager très vite sur une autre voie, si ce n’est que pour éviter cette catastrophe ou au moins tenter de l’atténuer.

Luk, au nom de tous les opprimés du monde, je vous remercie, et tout le Comité de soutien, ainsi que tous les hommes et toutes les femmes dont l’aide nous a été précieuse pour mener à bien votre combat. Et surtout de ne jamais avoir baissé les bras… ».

 

Source: Le blog de Luk Vervaet

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