Quel monde faisons-nous aux suivants ?

Si je voulais exprimer un vœu pour cette nouvelle année, ce serait celui de ne pas se laisser noyer dans l’urgence du quotidien (ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas la traiter !) et de ne pas perdre de vue les enjeux de long terme. Il faut lutter contre la pandémie et soigner les malades. Mais l’angoisse de la maladie ne doit pas faire oublier que, pandémie ou pas, nous ne sommes vivants que pour un temps. Il y a eu une histoire sociale avant nous et elle continuera après nous. Sans qu’il faille pour autant renoncer à l’émancipation autonome de chaque travailleur, une responsabilité incombe aussi à chacun : celle de ne pas dilapider l’héritage social de ceux qui se sont battus avant nous, et de ne pas ruiner les chances de ceux qui nous suivent de vivre au moins aussi bien.

Il y a débat sur le fait que les jeunes seraient les grands perdants de cette crise ; qu’ils seraient les plus pénalisés par les conséquences économiques des mesures prises. Il est vrai que les jeunes travailleurs sont contraints, de manière disproportionnée, d’accepter des emplois précaires qui sont les premiers touchés en période de crise ; sans compter que certaines de ces activités ont été oubliées des mesures de soutien. Imaginons le désarroi d’un jeune travailleur qui entre dans la vie professionnelle en mode « télétravail » ! Celui qui cherchait un emploi avant la pandémie doit considérer 2020 comme une année perdue, qui rallonge sa quête. Rares sont les nouveaux engagements, plus rares encore l’engagement de travailleurs sans expérience.

Cerise sur ce gâteau amer : par définition ce sont ceux qui entament maintenant leur parcours professionnel qui devront payer le plus longtemps la facture (s’il fallait payer la dette publique; à ce stade on doit encore plus en douter).

S’il y a matière à réflexion, il ne faut pas tomber dans le piège d’opposer les victimes à d’autres, alors que d’évidence les fortunés se sortent très bien de cette crise, voire prospèrent. Laisser se disputer les précaires entre eux a toujours été la meilleure manière, pour les nantis, de faire diversion de leurs profits. Mais portons le débat au-delà de la crise immédiate.

 

Réchauffement climatique

Ce n’est pas original de constater que la pandémie a relégué au second plan le mouvement social impressionnant (et transgénérationnel) pour exiger un changement de système, seul à même de contrer le réchauffement climatique et ses conséquences dramatiques. La pandémie est aussi l’occasion de rappeler l’ampleur de la transformation nécessaire : les réductions d’émission de CO2 qui résultent du ralentissement économique (involontaire) en 2020 correspondent en fait à l’effort qui devrait dorénavant être fait chaque année pour atteindre les objectifs fixés. Cela signifie non pas que le changement nécessaire devrait avoir, chaque année, un impact comparable à celui des conséquences de la pandémie, mais que chaque année il faudra faire, par rapport à l’année précédente, une transformation dont l’impact reviendrait à celui d’une pandémie « en plus ». Les efforts à consentir sont cumulatifs.  

L’enjeu consiste justement à ne pas faire ce qui a été fait cette année : il faut éviter que les efforts se traduisent en une austérité et un enfermement des plus modestes, pendant que les plus fortunés continuent à mener grand train et ne souffrent pas de mesures qui, dans leurs conditions de vie, n’ont que peu d’effet. Que signifie le confinement de l’espace public quand on dispose d’immenses étendues privées ; que signifie la fermeture des étals de prêt-à-porter, quand on peut se faire livrer du « sur mesure » ?

Les mesures qui seront prises contre le changement climatique ne peuvent pas ressembler à celles qui ont été prises -en parant au plus pressé- contre la pandémie.

 

Dette étudiante

Sur le sujet du « passage de témoin », il y a un autre dossier passé à l’arrière-plan, et dont on parlait déjà peu dans notre pays parce qu’il n’y est pas aussi aigu qu’ailleurs, même s’il est bien présent : la question du coût des études, de l’investissement qu’elles représentent, et des inégalités que cela entretient.

L’évolution est lente et progressive, mais saute aux yeux si on compare la situation à quelques décennies d’intervalle. Il y a cinquante ans, suivre des études supérieures était rare, et pas du tout nécessaire pour entamer une carrière professionnelle (sauf bien sûr pour les professions qui impliquent un diplôme précis). Même terminer le cycle secondaire n’était pas indispensable. Il n’était pas rare de commencer à travailler à 16 ans. Bien sûr on commençait alors « à l’usine » ou « sur chantier », dans le rôle le moins qualifié, et on apprenait au fur et à mesure sur le tas, avec les plus expérimentés.

Aujourd’hui, celui qui veut commencer à travailler avec seulement un diplôme d’humanités en poche s’expose à de longues années de chômage. Même un diplôme de l’enseignement supérieur ne constitue plus une garantie de trouver rapidement un bon emploi.

Certes il faut se réjouir que de plus en plus de jeunes puissent suivre des études supérieures. Mais on peut regretter aussi que ce soit devenu une obligation.

D’autant que cela impose un énorme investissement : des études supérieures, ce sont autant d’années pendant lesquelles on ne gagne pas sa vie, d’années pendant lesquelles on continue à être (au moins partiellement) entretenu, à moins de combiner travail et études ; et des coûts particuliers : souvent un logement d’étudiant proche de l’institution (donc en ville) est nécessaire, sans compter les frais d’inscription et les coûts de matériel et de documentation. On peut se réjouir que dans notre pays les frais d’inscription soient limités (cela reste quand même un bon budget), mais dans d’autres pays leur coût devient astronomique. Les cas d’étudiants devant emprunter de grosses sommes sont fréquents dans les pays anglo-saxons, et commencent chez nous aussi.

Avec l’affaire « sugar daddy », on a effleuré, en Belgique, la question de la prostitution étudiante, qui ne peut pas être dissociée de celle du coût des études.

Ceci à un point tel que les dettes privées contractées par des jeunes pour faire des études atteint, aux Etats-Unis, un montant de 1300 milliards $ (plus de deux fois la dette publique belge) et que nombreux y voient le crash financier à venir (parce que le coût des études augmente et qu’un revenu important n’est plus garanti après ces études, fragilisant la capacité de remboursement). C’est aussi de plus en plus un sujet politique, les candidats de gauche promettant d’éponger cette dette, à l’instar de Bernie Sanders ou de Corbyn au Royaume-Uni.

L’extrême droite ne s’en cache pas. Pour elle, le coût croissant des études est un bienfait : il décourage les moins aisés d’entamer un cycle qualifiant, et donc leurs chances d’accéder à des fonctions supérieures. La reproduction sociale est ainsi assurée, et l’étanchéité entre les classes sociales renforcée.

Autre coût caché : à calcul inchangé, il devient actuellement très difficile de réunir les 45 ans de carrière pour bénéficier d’une pension complète (à moins de racheter ses études, ce qui est un coût supplémentaire), alors que c’était la norme au moment où fut instauré le système.

L’engrenage est terriblement injuste. Les nouveaux venus doivent payer et s’endetter pour apprendre des générations précédentes le savoir que celles-ci ont accumulé, savoir qui est indispensable pour ne serait-ce qu’avoir une place et continuer à gérer le monde qu’on leur laisse (et qui n’est pas particulièrement rose). Cette transmission de savoir devrait être automatique et gratuite, d’autant que nous serions tous perdants s’il ne se transmettait plus !

Alors que tout nouveau-né devrait automatiquement « avoir sa place » dans la société, voire être accueilli avec un tapis rouge puisque la relève est indispensable à ce que les précédents puissent terminer dignement, il semble qu’actuellement chaque jeune doive acheter sa place. Un peu comme un candidat commerçant qui doit racheter le « pas de porte » d’un ancien.

Endetter les jeunes, avant même qu’ils aient la moindre capacité de remboursement, c’est les ligoter dans un système qu’ils n’ont pas choisi. C’est limiter leur capacité à innover ; or innover, inventer une autre organisation sociale est justement ce dont nous avons tous grandement besoin.

Par ailleurs, tous ceux qui ont mon âge et plus ne veulent probablement pas non plus vivre aux crochets de jeunes générations qu’on aurait mis en cage comme des poules pondeuses sommées d’assurer nos vieux jours et nos fins de carrière. Se voir comme, de facto, des « rentiers », vivant sur la lancée d’un système à bout de souffle, est détestable. Et parler d’une génération de « rentiers » (quand pour beaucoup la rente sera très chiche), c’est à nouveau faire l’erreur d’opposer une génération à l’autre, alors que c’est bien d’une opposition de classes qu’il s’agit : une classe de possédants vivant, d’une génération à l’autre, de sa rente patrimoniale transmise intégralement par le mécanisme de l’héritage, contre une classe de dépossédés, qu’ils soient nouveaux-venus ou aient « hérité » de leur impécuniosité.

 

Société patrimoniale

C’est moins directement évident, mais l’augmentation très importante du prix des biens immobiliers et du foncier est un signe fondamental de cette « rente patrimoniale ». Les capitaux accumulés s’investissent in fine toujours dans le foncier, l’immobilier, les terrains constructibles, les terres cultivables. Les capitaux croissent; les ressources sont limitées; leur prix grimpe en flèche. Même pour celui qui ne veut ni ne peut investir, simplement se loger devient un luxe, les prix croissant autant à l’achat qu’à la location (les deux allant grosso modo de pair).

Il est devenu normal, voire indispensable, de réaliser une plus-value sur la revente d’un bien. Pourtant, si cette plus-value est supérieure à l’inflation, elle est nécessairement un impôt sur la nouvelle génération.

Par exemple il devient déjà très difficile pour un nouveau-venu dans le secteur agricole de trouver des terres pour y développer son activité. Même la transmission est délicate, si un jeune doit racheter à ses frères et sœurs la part qui leur revient des hectares hérités. Le frein à l’innovation est évident ; l’agriculteur ne peut pas prendre le risque d’essayer de nouvelles méthodes (ou, par exemple, de passer au « bio ») s’il n’est pas sûr que ses rendements seront suffisants pour payer la location ou le remboursement de ses terres.

 

Opposer une génération à l’autre

J’ai déjà attiré l’attention, dans un article précédent, sur la pratique syndicale « au rabais » consistant à défendre les droits « acquis » de ceux qui en ont, en les bradant contre un retrait de ces droits pour ceux qui ne les ont pas encore (les futurs travailleurs).

Les employeurs arrivent à leurs fins en montant certains travailleurs (ceux déjà en place) contre d’autres (ceux qui vont les remplacer). Ils savent qu’ainsi, à terme, ils auront gagné.

Qu’ils ne prétendent pas piéger ainsi toute une société dans la culpabilité ! Faudrait-il bientôt que les travailleurs choisissent entre se sacrifier ou sacrifier leurs enfants ? Non, bien sûr. Réduire et éradiquer les inégalités de richesse est l’urgence.

 

Source: Le Drapeau Rouge

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