Putain de guerre !

La bande dessinée de Tardi et la chanson engagée de Dominique Grange se donnent rendez-vous à ManiFiesta. Lui, c’est Tardi, le célèbre dessinateur de bandes dessinées. Elle, c’est Dominique Grange, chanteuse engagée. Tous deux partagent leur vie depuis quarante ans. À ManiFiesta, ils viendront présenter leur spectacle Putain de guerre qui mêle chansons, lecture de textes et projection de dessins. Rencontre avec un couple de pacifistes qui n’a perdu en chemin ni sa révolte ni ses convictions.

 

Cela fait quarante ans que vous vivez ensemble et Putain de guerre est votre première grande œuvre commune. Comment s’est construit ce projet ?

 

Dominique Grange. Tout vient de Putain de guerre, la BD de Tardi. C’est là que tout prend forme. Tardi dessine et, pendant tout ce travail, je baigne dans l’atmosphère de la Première Guerre mondiale. Il me fait lire des extraits de bouquins, regarder des films, écouter des chansons. Évidemment, ça travaille dans mon imagination et ça me donne envie d’écrire. Mais chez moi, c’est plus court, cela prend la forme de chansons. J’ai toutes ces images devant les yeux et cela m’inspire.

Dans un premier temps, j’ai chanté ces chansons, seule, dans un spectacle qui s’appelait Des lendemains qui saignent et nous avons sorti en 2010 un album que Tardi a illustré. Mais, pendant l’enregistrement de l’album, je lui ai dit : « Ce serait bien que tu lises des textes de Putain de guerre. »

Tardi. En fait, on n’arrivait pas à choisir les textes. Alors j’ai dit : « Je vais tout lire et on choisira après. »

Dominique Grange. Tout le monde a été convaincu, sa voix passait super bien. Jusque là, j’étais seule sur scène mais je lui ai alors demandé de monter sur scène avec moi. C’est comme ça que c’est devenu un spectacle, petit à petit. Aujourd’hui, nous travaillons avec un groupe qui s’appelle Accordzéam, d’excellents musiciens branchés folk et musique du monde. Ils sont très créatifs et élaborent eux-mêmes les arrangements.

 

Comment avez-vous choisi les illustrations projetées pendant le spectacle ?
 

Tardi. Si les textes ont été choisis en fonction des chansons, les chansons, elles, ont été inspirées par les livres, par des dessins qui existaient déjà. Mais j’ai aussi créé de nouveaux dessins pour le spectacle. Par exemple, à un moment, on a ajouté une chanson en allemand car ça manquait dans le spectacle. Alors, j’ai créé des images autour de cette chanson.

 

Jacques Tardi et Dominique Grange. (Photo Madeleine Cantarella / ManiFiesta)
Jacques Tardi et Dominique Grange. (Photo Madeleine Cantarella / ManiFiesta)

 

Le spectacle est chanté dans plusieurs langues. Pourquoi est-ce important pour vous ?
 

Tardi. Parce que c’était une guerre mondiale, évidemment.

Dominique Grange. J’ai toujours chanté dans plusieurs langues. La chanson, c’est une arme de paix merveilleuse car elle passe les murailles, elle entre dans les prisons, elle traverse les frontières. Personne ne peut l’arrêter, qu’elle soit traduite ou qu’elle reste en français. Regardez une chanson comme Le Déserteur, par exemple (une chanson antimilitariste de Boris Vian écrite en 1954 qui a suscité une grande polémique à sa sortie, NdlR).

 

 

Elle a été traduite dans toutes les langues et elle continue de faire son travail. Cette dimension internationale convient aux chansons de lutte et aux chansons contre la guerre. Alors, si je peux chanter dans la langue du pays, je le fais. Nous sommes allés chanter en Palestine, par exemple. En Cisjordanie occupée, à Ramallah. Toutes les chansons et tous les textes de Tardi étaient traduits en arabe et le spectacle était surtitré. Les gens pouvaient entrer dans le spectacle avec la même émotion que nous.

 
Jusqu’ici, vous n’étiez pas à côté de vos lecteurs quand ils lisaient vos livres. Quelle différence cela fait-il pour vous de voir immédiatement comment les gens réagissent à vos dessins, à vos histoires ?
 

Tardi. C’est vraiment intéressant. À la fin, quelquefois, il y a même des gens qui pleurent ou qui viennent me voir pour me parler. Et bien souvent pour avoir un dessin. Pour ma part, c’est surtout à ce moment-là que je rencontre les gens, lors des signatures.

 
Qu’avez-vous envie de susciter chez les gens avec ce spectacle ?
 

Tardi. Les gens, c’est vaste… Les adolescents, par exemple, confondent la Première et la Seconde Guerre mondiale. L’intérêt, c’est de leur faire comprendre que cette première guerre est à l’origine de tout ce qu’on vit actuellement, de tous les emmerdements qu’on subit. Ça, les gens ne le savent pas, ils ne connaissent pas les accords qui ont suivi la Première Guerre mondiale, ils ne savent pas que les Français et les Anglais ont tracé des frontières à la règle sur la carte. On s’est partagé les régions du Moyen-Orient et ce qui se passe, c’est la conséquence de ces partages. Le spectacle amène les gens à lire, à se renseigner, à apprendre sur le sujet.

Dominique Grange. Et les gens sont aussi contemporains à cela. Ils vivent la guerre et ils ne s’en rendent pas compte. Aujourd’hui, on assiste à une guerre mondiale. L’objectif de notre spectacle est aussi que les gens se posent des questions et n’acceptent pas un monde en guerre comme quelque chose de normal. On voit Mossoul, on voit ce qui se passe en Syrie, mais on n’y peut rien. Ça réveille une espèce de fatalisme. Nous sommes cette génération qui a toujours vécu une guerre…

 

La Première Guerre mondiale, le sujet du spectacle, est très présente dans votre histoire personnelle.
 

Tardi. Tout cela est très vivant pour nous parce que nos grands-parents ont vécu le front. Les deux grands-pères de Dominique étaient médecins et ont passé la guerre à amputer des gens. Ils avaient les mains dans la viande. Mon grand-père maternel est mort à 22 ans sur le front et mon grand-père paternel, que j’ai un peu connu, ne m’en a jamais parlé. C’est ma grand-mère qui m’en parlait et cela me faisait faire des cauchemars. Quand j’ai découvert les premières images et que je voyais ce soldat des tranchées, je voyais chaque fois mon grand-père. Je me disais : ah, on lui avait donné un casque comme ça, un fusil comme ça…

Quand j’ai commencé mon premier livre sur ce thème (La Guerre des tranchées, NdlR), tout est parti de là. L’autre question principale quand j’ai commencé à écrire sur ce thème était aussi : « Mon grand-père a-t-il pu tuer ? L’uniforme donne-t-il le droit de tuer ? »

Dominique Grange. D’ailleurs, cette question de la peine de mort est au cœur de notre spectacle. A-t-on le droit de donner la mort parce qu’on porte un uniforme ? Notre réponse est non, bien sûr. Et cette question se pose encore aujourd’hui : tous ces gens qui tuent dans la plus parfaite légalité parce que c’est devenu leur devoir, leur mission, est-ce quelque chose qu’on accepte ?

 

 
Les personnages principaux de vos récits et du spectacle sont des soldats sans nom, sans grade, et jamais le commandement ou les dirigeants qui sont derrière la guerre. Pourquoi?
 

Tardi. Parce les gens qui sont dans les tranchées, ils ne savent pas pourquoi ils sont là, ils ne comprennent pas les tenants et les aboutissants de leur présence. A l’époque, il n’y a pas l’information d’aujourd’hui. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’il y a les « Boches » en face et qu’il faut les repousser. Bien sûr, les États ont chaque fois des « raisons » de faire la guerre, qu’ils expliquent aux gens pour qu’ils partent au front la fleur au fusil. Ces raisons, elles sont industrielles, commerciales, ce sont des questions d’extension des territoires. Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas le commandement, encore moins les grands industriels qui vont tirer profit de tout cela.

 

Ce qui vous intéresse, ce sont les petites gens, ceux qu’on envoie à la boucherie…
 

Tardi. Oui, les « pauvres types ». Je parle des pauvres types parce que c’est ceux à qui je pourrais le plus facilement m’identifier. C’est la personne qui ne contrôle pas la situation, qui n’a rien à gagner dans cette affaire-là. Et, ça, c’est la majorité des gens pendant une guerre. Ils sont utilisés. Ils sont envoyés à l’abattoir. C’est leur quotidien que je raconte.

 

Et tout cela, c’est aussi une question d’hommes…
 

Tardi. Oui, c’est vrai. Mais les femmes sont présentes, on les voit travailler, faire des obus.

Dominique Grange. Dans le spectacle, on les a intégrées plus visiblement. Par exemple, via la chanson La Grève des mères. C’est une chanson qui a été écrite pendant la Première Guerre mondialeet qui incite les femmes à ne pas avoir d’enfants pour ne pas risquer de faire des hommes à devoir envoyer au front. Il y a aussi la chanson Laisse-moi passer sentinelle que j’ai écrite, et qui met en scène une femme enceinte. Elle monte au front car elle est sans nouvelles de son mari. Et elle apprend qu’il va être fusillé pour l’exemple parce qu’il a refusé de monter à l’assaut. Ce genre de chansons nous permet de parler à la fois de la condition des femmes et de la peine de mort, des exécutions sommaires de soldats pacifistes, qui refusent la boucherie. Ce qui est le cœur de notre spectacle…

 

Tardi et Dominique Grande présenteront leur spectacle Putain de Guerre à Manifiesta samedi 16 septembre à 20h30 et signeront leurs oeuvres le dimanche 17 à 11 heures.

L’équipe Investig’Action, avec Michel Collon et Grégoire Lalieu, sera aussi à Manifiesta, au village associatif, zone 81 – 85.

 

Source: mensuel Solidaire, septembre 2017

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