Prolétaires de tous les pays, qu’attendons-nous ?

Nous vivons aujourd’hui une conjoncture très contradictoire. D’une part, les employeurs réalisent des profits records tout en ne laissant aucune place à l’augmentation des salaires. D’autre part, en raison de l’étroitesse du marché du travail, les travailleurs n’ont jamais été autant en position de force qu’aujourd’hui. Sommes-nous face à une nouvelle ère où le monde du travail pourra acquérir une part plus équitable du gâteau ?

Une mauvaise répartition du gâteau

Par essence, les luttes sociales ont toujours tourné autour de la répartition des richesses, ou plus exactement autour de la lutte pour la plus-value ou le profit. Chaque travailleur ou serviteur produit plus de richesses que ce qu’il reçoit en salaire. Sans cette « plus-value » ou ce profit, un employeur ne pourrait pas recruter ou conserver son personnel. Ce profit finit en grande partie dans les poches de l’employeur et des actionnaires. Le reste est placé ou investi dans des activités financières, un euphémisme pour désigner la spéculation.
Le nœud de la lutte sociale est donc très simple : plus les salaires sont bas et plus les conditions de travail sont mauvaises (travailler plus longtemps ou plus durement pour le même salaire), plus les profits sont élevés et vice versa. Au cours des quarante dernières années, la situation à cet égard a été très avantageuse pour le capital et désavantageuse pour le monde du travail. Par exemple, en 1980, les travailleurs belges recevaient 64 % de la richesse qu’ils produisaient. En 2020, cette part est tombée à 59 %. À l’inverse, la part du capital (marge bénéficiaire brute) est passée de 35 % à 45 % au cours des 20 dernières années.
En Belgique, cela représente un transfert du travail vers le capital d’un peu plus de 40 milliards d’euros par an, soit une perte annuelle de 8 000 euros par famille. Dans d’autres pays occidentaux, on observe une tendance très similaire. Alors que les salaires et les avantages sociaux, par rapport à la longévité, ont à peine augmenté, voire diminué, ces dernières années, les entreprises enregistrent des bénéfices élevés et les super-riches et les grandes entreprises envoient chaque année plusieurs centaines de milliards d’euros dans les paradis fiscaux.

Un climat anti-syndical

Cette répartition défavorable des richesses est favorisée et renforcée par une législation anti-syndicale, une répression croissante et une attitude agressive du patronat. Dans plusieurs pays européens, le droit de grève a été sérieusement remis en cause ces dernières années. Par exemple, les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique, la France et le Royaume-Uni, des « services minimums » ont été imposés aux grèves dans les services publics.
Au Royaume-Uni, une telle loi antigrève a été adoptée après que les infirmières se soient mises en grève pour la première fois en 75 ans. En Belgique, après une grève très suivie de la chaîne de supermarchés Delhaize, un juge a interdit l’affichage de grèves dans tous les magasins pendant le mois de mai.
En Italie, en 2022, huit syndicalistes ont été arrêtés par la police pour avoir organisé des grèves et des actions syndicales. En France, les manifestations syndicales contre la loi sur les retraites ont fait l’objet de brutalités policières particulièrement graves, comme ce fut le cas lors des luttes des « gilets jaunes ».
En avril de cette année, un éditeur français a été arrêté au Royaume-Uni par l’unité antiterroriste de la police britannique alors qu’il se rendait à une foire du livre. Il y avait des photos « prouvant » qu’il avait participé à des manifestations contre la loi sur les retraites dans son pays. Ces photos ont été fournies à des collègues britanniques par la police française. Dans ce climat répressif, les entreprises se sentent renforcées et adoptent une attitude de plus en plus agressive. Les syndicalistes militants sont licenciés ou menacés de l’être.
Les chefs d’entreprise ont également de plus en plus recours aux huissiers pour briser les grèves. C’est, par exemple, systématiquement le cas dans le conflit social de Delhaize en Belgique. Cette pratique est également de plus en plus courante dans des pays comme la France.

Un rapport de force favorable …

Cette attitude agressive du gouvernement et du capital ne correspond cependant pas au rapport de forces sur le terrain, car celui-ci est actuellement plus favorable que jamais au monde du travail. Et cela a tout à voir avec l’étroitesse du marché du travail.

Lorsque la demande de travail est supérieure à l’offre, le travailleur doit se contenter de ce qu’il peut obtenir. Dans ce cas, les travailleurs sont faibles et les employeurs sont forts. Dans le cas contraire, les employeurs seront prêts à offrir de meilleurs salaires et/ou de meilleures conditions de travail afin d’attirer suffisamment de travailleurs. Dans ce cas, les travailleurs sont forts et les employeurs sont faibles.

À cet égard, ces relations ont évolué très favorablement ces dernières années. En raison du vieillissement de la population et de la baisse de l’immigration, le réservoir de main-d’œuvre disponible dans les pays occidentaux est de plus en plus réduit et le marché du travail est plus tendu que jamais. Dans de nombreux secteurs, il y a plus de postes vacants que de candidats. Cette situation a placé les travailleurs dans une position de négociation difficile.

… Et des tentatives pour y remédier

Une position aussi forte devrait normalement se traduire par de meilleures conditions de travail et/ou des salaires plus élevés. C’est tout simplement la loi de l’offre et de la demande sur le marché du travail.
La droite tente de réduire le rapport de force favorable sur le marché du travail, d’une part en faisant travailler les gens plus longtemps (augmentation de l’âge de la retraite) et, d’autre part, en faisant travailler davantage de personnes. Pour ce faire, elle fait la chasse aux chômeurs et aux malades de longue durée. Ces mesures sont extrêmement impopulaires et leur portée est également trop limitée pour inverser la tendance sur le marché du travail.
L’immigration serait une autre option, mais là, la droite est prise dans ses propres contradictions. Dans le passé, la classe politique a attisé la xénophobie et le racisme afin de rendre les travailleurs mutuellement solidaires. Par conséquent, l’organisation d’une nouvelle vague de migration n’est pas une option réelle dans l’immédiat.

Une troisième tentative pour « refroidir » le marché du travail consiste à augmenter les taux d’intérêt. C’est ce qui se passe aujourd’hui sous prétexte de lutter contre l’inflation. Mais des taux d’intérêt plus élevés ne s’attaquent pas aux deux principales causes de l’inflation actuelle.
La première cause, ce sont les goulets d’étranglement dans le commerce mondial créés après la crise du coronavirus et la guerre en Ukraine. La deuxième cause est constituée par les superprofits des grandes entreprises qui profitent de l’augmentation de l’inflation mondiale après la crise de Corona. Selon la Banque centrale européenne, environ deux tiers de l’inflation est due à cette dernière. C’est ce que l’on appelle la « greedflation ».

En ce qui concerne les deux causes de l’inflation actuelle, des taux d’intérêt plus élevés n’ont aucun impact. En revanche, les taux d’intérêt plus élevés réduisent les investissements, ce qui réduit également l’emploi et rend le marché du travail moins étroit. Et c’est bien de cela qu’il s’agit.

En clair, pour maintenir le rapport de force favorable au capital, on recourt à une (petite) récession afin d’annuler la pression à la hausse sur les salaires. Mais même cette voie n’est pas évidente, car la récession provoque beaucoup de misère sociale et la confiance dans la politique est déjà très faible dans l’ensemble du monde occidental. Une récession trop importante pourrait alimenter les protestations et exercer une forte pression sur le système politique.

Des revendications offensives

Il semble donc que les tensions sur le marché du travail vont se poursuivre pendant un certain temps, voire s’aggraver. Quoi qu’il en soit, le rapport de force est plus favorable que jamais au monde du travail. Nous sommes peut-être à l’aube d’une ère où le mouvement syndical pourra passer à l’offensive et revendiquer et regagner une part du gâteau perdue. Mais cette notion de position de départ favorable n’est apparemment pas encore tout à fait entrée dans les esprits.

Quarante ans de politiques néolibérales, d’offensive médiatique et de répression antisyndicale ont poussé les syndicats et les travailleurs sur la défensive. Ils s’étaient habitués à se battre principalement pour préserver le plus grand nombre possible d’acquis sociaux. Mais la situation a changé. Compte tenu du rapport de force favorable, le moment est venu de changer l’épaule du fusil et de passer à des revendications offensives.
Nous formulons ci-dessous, à titre de suggestion, quelques points de bataille possibles pour l’avenir proche.

* Le gâteau doit à nouveau être partagé plus équitablement. Cela peut se faire de deux manières : d’une part, en augmentant les salaires et les prestations sociales et, d’autre part, en instaurant un impôt sur la fortune.

* La concertation sociale doit être améliorée et un cadre juridique solide doit être mis en place, y compris pour la protection des représentants syndicaux. Les grèves ne doivent pas être brisées par des interférences juridiques et les lois anti-grève doivent disparaître. La répression policière des manifestations syndicales (et, bien sûr, des autres manifestations) doit cesser.

* L’âge de la retraite devrait être fonction du bien-être et de la qualité de vie, et non des bénéfices. Idem pour les conditions de travail. Le dumping social doit être sévèrement puni. Les malades et les chômeurs doivent être mieux protégés. De meilleurs salaires et conditions de travail conduiront de toute façon à un taux d’activation plus élevé de la population active.

* Trop de personnes souffrent de la combinaison famille-travail. C’est pourquoi il est nécessaire de réduire le temps de travail tout en maintenant les salaires.
Ces demandes ne sont en aucun cas radicales ou excessives. Ce qui est excessif, c’est la relation biaisée entre le travail et le capital. Ce sont des revendications auxquelles nous avons droit. Elles ne visent rien d’autre qu’une répartition décente de la richesse que nous produisons tous.

Ces revendications ne sont pas non plus irréalistes. Compte tenu de la part disproportionnée du capital dans la richesse produite à l’heure actuelle, il y a certainement une marge financière pour toutes ces demandes. Il ne s’agit pas de manquer d’argent mais de redistribuer ce qui est abondant.
Prolétaires de tous les pays, qu’attendons-nous ?

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