Pourquoi le Plan Marshall ?

À l’issue de la deuxième guerre mondiale et jusqu’à aujourd’hui, les grandes puissances ont refusé de mettre en place un plan Marshall pour les pays en développement. Pourquoi faire cela en Europe ?

 

 

Les autorités des États-Unis tirent les leçons des erreurs commises dans les années 1920-1930

 

À l’issue de la première guerre mondiale, avec le Traité de Versailles, les vainqueurs imposent à l’Allemagne des montants très importants à rembourser comme réparations et dettes de guerre [1] . Très vite, l’Allemagne éprouve des difficultés à rembourser et le mécontentement social monte. Le krach de Wall Street se produit en 1929, une crise économique mondiale s’enclenche. Les États-Unis réduisent drastiquement les flux de capitaux vers l’extérieur. L’Allemagne stoppe les remboursements à la France, à la Belgique, à la Grande Bretagne, qui arrêtent à leur tour le remboursement de leurs dettes aux États-Unis. Le monde le plus industrialisé s’enfonce dans la récession et un chômage massif s’installe. Le commerce international chute.

En prévision de la fin de la seconde guerre mondiale, les autorités de Washington décident d’adopter une attitude radicalement différente de celle adoptée à l’issue de la première guerre mondiale jusqu’au début des années 1930. Elles optent pour la mise en place des institutions de Bretton Woods et des Nations unies. C’est la partie institutionnelle internationale.

Il s’agit d’analyser maintenant quelle est la politique économique bilatérale prônée par les autorités de Washington.


Offrir l’argent plutôt que le prêter

 

La préoccupation du gouvernement des États-Unis à l’issue de la seconde guerre mondiale est de maintenir le plein emploi atteint chez lui grâce au colossal effort de guerre. Il veut également garantir un surplus commercial dans les relations des États-Unis avec le reste du monde [2]. Or les principaux pays industrialisés susceptibles d’importer les marchandises des États-Unis sont littéralement sans le sou. Pour que les pays européens puissent acheter des produits américains, il faut leur fournir des dollars en grandes quantités.


Mais sous quelle forme ? Des dons ou des prêts ?

 

Dit simplement, le raisonnement des États-Unis est le suivant : « Si nous prêtons aux Européens qui sont dans notre camp l’argent qu’ils vont utiliser pour nous acheter ce dont ils ont besoin pour reconstruire leur économie, avec quoi vont-ils nous rembourser ? Les dollars que nous leur avons prêtés, ils ne les auront plus puisqu’ils les auront utilisés pour faire leurs achats chez nous. Dès lors il n’y a que trois possibilités. Première possibilité : ils remboursent en nature. Deuxième possibilité : ils remboursent en dollars. Troisième possibilité : nous leur donnons l’argent le temps qu’ils se remettent en selle. »

Prenons la première possibilité : « S’ils nous remboursent en nature plutôt qu’en dollars, leurs produits vont concurrencer les nôtres sur notre marché intérieur, le plein emploi va être menacé chez nous, les profits de nos entreprises vont chuter. Ce n’est pas une bonne solution. »

Prenons la deuxième possibilité : « Ils remboursent en dollars. Les dollars que nous leur avons prêtés, ils les ont déjà utilisés pour acheter nos produits. En conséquence, pour qu’ils puissent nous rembourser, nous devons leur prêter une deuxième fois le même montant (qu’ils nous doivent), plus l’intérêt. Le risque de repartir dans un cycle incontrôlable d’endettement (bloquant ou ralentissant à nouveau la bonne marche des affaires) se combine avec le risque évoqué dans la première possibilité. Si les Européens essayent de ne pas accumuler des dettes à notre égard, ils vont venir vendre sur notre marché leurs produits en concurrençant nos entreprises. Ainsi ils obtiendront une partie des dollars nécessaires à nous rembourser. Mais cela ne suffira pas pour les désendetter. En plus, cela fera baisser l’emploi chez nous [3]. »

Il reste la troisième possibilité : « Plutôt que de prêter massivement de l’argent aux Européens (via la Banque mondiale ou d’une autre manière), il convient de leur donner la quantité de dollars nécessaires à la reconstruction de leur économie, dans une période relativement courte. Les Européens utiliseront les dollars reçus pour acheter des biens et des services fournis par les États-Unis. Cela garantira un débouché pour les exportations américaines et, en conséquence, le plein emploi. Une fois la reconstruction réalisée, les Européens non endettés seront en mesure de payer la facture de ce qu’ils nous achèteront. »

Les autorités des États-Unis tirent la conclusion qu’il vaut mieux procéder par dons et elles lancent le Plan Marshall.


Le Plan Marshall
 [4]

Entre 1948 et 1951, les États-Unis consacrent plus de treize milliards de dollars de l’époque (dont onze milliards en dons) au rétablissement de dix-sept pays européens dans le cadre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE, aujourd’hui l’OCDE). Le montant total de l’aide correspond à environ 120 milliards de dollars de 2013. Les États-Unis demandent aux États acceptant l’aide plusieurs contreparties : d’abord que les pays européens coordonnent les dépenses de reconstruction au sein de l’OECE. Pour renforcer le bloc opposé au bloc soviétique, les États-uniens ont ainsi contribué à la coopération européenne, prélude à la construction européenne. Ensuite, les États-Unis exigent que l’argent serve à acheter des produits de l’industrie américaine.

 


Dépenses générales du plan Marshall

Assistance économique, du 3 avril 1948 au 30 juin 1952 (en millions de dollars de l’époque).

 

PaysTotalDonsPrêts
Total pour tous les pays$13 325,8$11 820,7$1 505,1
Autriche677,8677,8
Belgique-Luxembourg559,3491,368,0 a
Danemark273,0239,733,3
France2 713,62 488,0225,6
Allemagne (RFA)1 390,61 173,7216,9
Grèce706,7706,7
Islande29,324,05,3
Irlande147,519,3128,2
Italie (incluant Trieste)1 508,81 413,295,6
Pays-Bas (*Indonésie) b1 083,5916,8166,7
Norvège255,3216,139,2
Portugal51,215,136,1
Suède107,386,920,4
Turquie225,1140,185,0
Royaume-Uni3 189,82 805384,8
Régional c407,0407,0

 

Notes :
a. Le total du prêt inclut 65 millions pour la Belgique et 3 millions pour le Luxembourg.
b. Aides du plan Marshall aux Indes néerlandaises (Indonésie) prolongées aux Pays-Bas avant le transfert de souveraineté du 30 décembre 1949.
c. Inclut la contribution des États-Unis au fonds permanent social européen des syndicats (EPU) : 361,4 millions. Cette manne financière était principalement destinée à renforcer les syndicats qui agissent contre l’influence communiste.

 

En plus des dons accordés dans le cadre du Plan Marshall, il faut ajouter l’annulation partielle en 1946 de la dette de la France à l’égard des États-Unis (2 milliards de dollars annulés). De même la Belgique bénéficie de la part des États-Unis d’une réduction de dette en compensation de l’uranium fourni pour la fabrication des deux premières bombes atomiques américaines lâchées au-dessus des villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki, y provoquant le premier holocauste nucléaire. L’uranium provenait de la mine de Shinkolobwé (près de Likasi ex-Jadotville) situé dans la province du Katanga au Congo belge. Premier acte, la Belgique bénéficie d’une annulation de dette grâce à sa colonie dont elle exploite les ressources naturelles. Deuxième acte, une quinzaine d’années plus tard, elle lègue au Congo indépendant les dettes qu’elle a contractées auprès de la Banque mondiale pour exploiter ses ressources naturelles et son peuple (voir Prêts odieux aux métropoles coloniales, dans http://cadtm.org/La-Banque-mondiale-au-service-des ).


Conclusion

 

À l’issue de la deuxième guerre mondiale et jusqu’à aujourd’hui, les grandes puissances ont refusé de mettre en place un plan Marshall pour les pays en développement (à l’exception de la Corée du Sud et de Taïwan, voir plus loin). Les prêts à intérêts ont constitué l’instrument fondamental pour soi-disant financer le développement du Tiers Monde. Le fait de leur refuser un plan Marshall indique que les créanciers ne veulent pas sérieusement que ces pays se développent et se désendettent. Les grandes puissances jugent qu’elles ont intérêt à maintenir le plus grand nombre possible de pays en développement dans l’endettement permanent de manière à en tirer un revenu maximal sous la forme du paiement de la dette. Cela permet également et surtout de leur imposer des politiques conformes aux intérêts des créanciers et de s’assurer de leur soumission au sein des institutions internationales.

Ce que les États-Unis réalisent à l’égard des pays les plus industrialisés détruits par la guerre via le Plan Marshall a été accordé d’une manière exceptionnelle à la Corée du Sud et de Taïwan, deux pays en développement alliés des États-Unis occupant une place stratégique sur les pourtours de l’Union soviétique et de la Chine. Les États-Unis ont octroyé sous forme de dons des montants nettement supérieurs à ceux prêtés par la Banque mondiale au reste des PED. C’est particulièrement le cas de la Corée du Sud et de Taiwan qui, à partir des années 1950, reçoivent une aide déterminante qui sera l’un des ingrédients de leur succès.

Pour donner une idée : entre 1954 et 1961, la Corée du Sud a reçu sous forme de dons des États-Unis une somme supérieure à l’ensemble des prêts octroyés par la Banque mondiale aux pays indépendants du Tiers Monde (Inde, Pakistan, Mexique, Brésil, Nigeria compris). La Corée du Sud a reçu sous forme de dons des États-Unis plus de 2 500 millions de dollars entre 1953 et 1961 alors que les prêts octroyés par la Banque à l’ensemble des PED indépendants pendant la même période se sont élevés à 2 323 millions de dollars. Les dons à Taiwan se sont élevés à près de 800 millions de dollars pendant cette période [5].

Parce qu’elle occupait une place stratégique face à la Chine et à l’URSS, la petite Corée du Sud agraire habitée par moins de 20 millions d’habitants a donc reçu les faveurs des États-Unis. Sur le plan des politiques économiques, la Banque et les États-Unis toléraient en Corée et à Taiwan ce qu’ils refusaient à l’Argentine, au Brésil ou au Mexique. C’est ce que j’ai développé dans l’article sur la Corée du Sud entre 1945 et les années 1990 (voir Éric Toussaint, « Corée du Sud : le miracle démasqué », publié en mars 2006, http://cadtm.org/Coree-du-Sud-le-miracle-demasque).

 

 
Notes

[1John Maynard Keynes, employé par le Trésor britannique, avait participé activement aux négociations du Traité de Versailles (1919) qui conclut la première guerre mondiale. Opposé à l’ampleur des réparations exigées de l’Allemagne, il démissionne de la délégation britannique et publie par la suite un ouvrage intitulé Les conséquences économiques de la paix (Keynes, 1919), voir texte intégral : http://classiques.uqac.ca/classiques/keynes_john_maynard/consequences_paix_1/keynes_consequences_paix.pdf

[2C’est bien ce qui s’est passé : la balance commerciale des États-Unis qui était déficitaire est restée positive jusqu’en 1971. Autrement dit, les États-Unis exportent plus que ce qu’ils importent.

[3“L’opposition à un remboursement sous forme d’importations est une constante de ce pays au motif que cela provoque une concurrence pour les producteurs nationaux et contribue au chômage » Randolph E. Paul. 1947. Taxation for Prosperity, Bobbs-Merrill, Indianapolis, cité par Payer, Cheryl. 1991. Idem., p.20.

[4Information et tableau tirés de l’encyclopédie Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Plan_Marshall

[5Calculs de l’auteur. Source : 1) rapports annuels de la BM 1954-1961, 2) US Overseas Loans and Grants (Greenbook) http://qesdb.cdie.org/gbk/index.html

 

Source : CADTM

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