Pour une nouvelle problématique des « indésirables » dans la France des années 1930 (2ème partie)

… d’une stratégie globale du grand capital

Les voies étrangères de la casse des salaires

Les sources originales balaient la thèse des « peurs de Cinquième Colonne » partagées par les décideurs français comme origine du mauvais traitement des « indésirables ». Elles prouvent surtout que les vrais décideurs n’étaient ni parlementaires ni ministres ni fonctionnaires ni publicistes faiseurs d’opinion. Ces derniers n’avaient pas la haute main sur la politique de la France, pas plus en matière de gestion des flux migratoires ou de propagande contre les « indésirables » que sur tout le reste. Le rejet des « immigrés » ne saurait être attribué à une « opinion publique » indéterminée faisant pression sur ses dirigeants politiques ou au « lobby » protectionniste des petite et moyenne bourgeoisiesi.

Car, derrière ce décor, œuvraient « les chefs héréditaires de l’économie française, qui ont toujours voulu demeurer dans l’ombre », ces « grands féodaux héréditaires [dont] on ne voit pas apparaître les noms », mais au service desquels s’activaient des « animateurs de 1ère classe », financiers ou politico-idéologiquesii. On trouvera ailleurs une présentation de ces grands groupes dirigeant l’économie française depuis le 19e siècle, à la tête desquels se hissa en 1922 « la synarchie-qui-n’existe-pas » : ce comité directeur de la haute banque et de la grande industrie, Banque de France, Comité des Forges et Comité des houillères, se (re)constitua avec pour objectif, entre autres, d’établir une dictature politique qui lèverait tous les obstacles à la casse des salairesiii.

D’une part, l’immigration avait depuis les années 1880 permis la maximisation du profit monopoliste dans une France à la démographie affaiblie par le durable « compromis » forcé entre grande bourgeoisie triomphante et paysannerie propriétaireiv. Ainsi avaient été cumulés les gains économiques d’un afflux d’étrangers « concurrentiels » et les atouts politiques de leur mise en quarantaine, la xénophobie facilitant le contrôle idéologique et politique de la population. Les vertus de l’importation de main-d’œuvre, démontrées dans la phase de « rationalisation » de la seconde moitié des années 1920, ne s’émoussèrent pas avec la crise systémique. Ralph Schor suggère d’ailleurs que, malgré les apparences contraires, rien ne changea à cet égard entre « prospérité » et crise. Le grand capital français, généreusement subventionné, avait massivement recruté, outre des coloniaux, des étrangers. L’État français avait concédé à la « Société générale d’immigration », anonyme et privée, fondée en mai 1924, le « quasi-monopole de recrutement collectif » de la main-d’œuvre étrangère : un des symboles du grand capital, tant par son président, le comte Édouard de Warren, délégué parlementaire du Comité des Forges (ou de la droite sidérurgique de Meurthe-et-Moselle), que par son vice-président Henri de Peyerimhoff, président du Comité des houillères, un des douze fondateurs de 1922 de la synarchie et de l’ancêtre direct du Comité France-Allemagne créé avec le cartel de l’acier (septembre 1926). Ce club financier des « négriers », « trafiquants de chair humaine », « marchands d’hommes »v recourut officiellement à l’appareil d’État pour se débarrasser des gêneurs, pendant la crise, au motif, souvent, de propagande bolchevique. « Les pouvoirs publics exercèrent des pressions discrètes sur les grandes entreprises pour qu’elles renvoient un nombre important d’immigrés ». Mais celles-ci, écrit Schor, agirent à leur guise : « le patronat restait pratiquement maître du choix de ses salariés », ce qui tua dans l’œuf « la loi du 10 août 1932 » supposée protéger « la main-d’œuvre nationale »vi. L’immigration « économique » classique demeurait en temps de crise un instrument essentiel de la casse du salaire.

D’autre part, la stratégie extérieure du capital financier, qui maîtrisait, malgré la légende inversevii, la politique extérieure au moins autant que l’intérieure, alla dans le même sens migratoire et politique. Elle entretint le flux, ou l’accrut considérablement, et l’obsession des « indésirables » grandit au même rythme dans la France importatrice de main-d’œuvre. L’option fasciste – une des faces de la casse des salaires – ne fut pas à usage ou utilité exclusivement interne. Les milieux français intéressés, gros créanciers de l’Allemagne, œuvrèrent avec zèle au triomphe de la formule hitlérienne : François-Poncet, délégué direct du Comité des Forges, comme ambassadeur de France à Berlin depuis septembre 1931, s’employa (parmi d’autres) à faire aboutir cette solution politique jugée la meilleure en vue du règlement de la dette extérieure allemande sans pertes pour la haute banque étrangère représentée (du côté français, via la Banque de France) au sein de la Banque des règlements internationaux. L’avènement au pouvoir du NSDAP passait, nul ne l’ignorait, par l’éviction de plusieurs catégories de population proclamées ennemies par les hitlériens et leurs divers alliés (nationaux-allemands en tête) : leur départ d’Allemagne suivrait inéluctablement la victoire de la coalition de droite sans exclusive, solution d’« union nationale », sur le modèle d’« union nationale » donné par la France au monde en 1926, que le gouverneur de la Banque de France Clément Moret prôna le 10 juillet 1931 (comme si c’était nécessaire) à son homologue de la Reichsbank Hans Lutherviii.

Appuyer l’extrême droitisation du Reich depuis la crise tout en poussant à l’arrivée des hitlériens aux affaires signifiait avoir à gérer une émigration notable, vu la certitude du départ en masse de Rhénans, anciennement autonomistes, et des juifs. « Après l’évacuation de Mayence en 1930, un certain nombre de Rhénans, fuyant les mauvais traitements ou même le massacre, ont cherché un refuge sur notre territoire et sont établis dans nos départements de l’Est », rappela la Sûreté générale début 1933. « Les progrès ininterrompus du mouvement raciste, permettant d’envisager la prise du pouvoir par Hitler, ont, de longue date, fait prévoir de nouvelles proscriptions. Cette éventualité en particulier fait l’objet de la note n° 7461 du 26 juillet 1932 », etc.ix

La ligne extérieure choisie pour la France généralisa les « proscriptions », dans le Reich et autour de lui. L’Apaisement, mis en œuvre de façon définitive depuis les négociations sur le Plan Dawes (1924), inséparable du soutien apporté à la solution nazie, consista à ne gêner en rien les options extérieures du client, énorme emprunteur et associé allemand. Celui-ci avait de longue date reçu feu vert à son réarmement clandestin, auquel l’abandon anticipé de la Rhénanie, en 1930, donna des ailes. À l’heure hitlérienne de l’expansion sans guerre, les milieux financiers cherchèrent un accord à tout prix en Sarre (1934-1935), sur la Rhénanie officiellement réarmée (mars 1936), puis hors du territoire allemand : partout où le Reich prétendait s’étendre, de l’Autriche aux États successeurs, ce paradis financier français bâti à la faveur de la victoire française de 1918 mais transformé en boulet par la crise. L’abandon total des zones concernées  – « les mains libres » pour le Reich à l’Est et pas seulement en URSS – fut imposé à l’État français bien avant l’ère Georges Bonnet, « agent notoire des milieux dirigeants de l’économie (massgebende Wirtschaftskreise) » placé par eux aux Affaires étrangères dans le cabinet Daladier d’avril 1938, selon l’avis d’expert de l’ambassadeur d’Allemagnex.

Outre qu’elle ruina toute « politique de revers », cette abdication eut les conséquences migratoires prévues : la chute dans l’escarcelle allemande de l’Autriche puis, en deux étapes, de la Tchécoslovaquie (sans parler de la livraison sans phrase à l’influence allemande des « alliés » polonais et roumains), entraîna le « déluge » présenté ci-dessus. L’intérêt du Reich, qui n’avait alors pas les moyens de conquérir le moindre territoire, était garanti à tout coup : gain de ressources considérable; fuite, notamment vers la France, des juifs spoliés, du Reich et du reste de l’Europe centrale et orientale; progression spectaculaire de l’antisémitisme, déjà si fort au début des années 1930 que Berlin considérait la création d’« un mouvement antisémite » comme la clé de la conquête idéologique du paysxi. Dans le vrai « déluge », non juif, mais aussi « indésirable » puisque taxé (aussi) de « rouge », l’espagnol, la responsabilité directe du grand capital français fut aussi directement engagée que dans la sphère centre-européenne des abandons : la Banque de France, particulièrement acharnée contre la république, mena le balxii.

Vicki Caron relie légitimement au « déluge » ce qu’elle appelle « l’aggravation de la situation internationale » de 1938; mais elle omet la responsabilité écrasante en la matière des vrais dirigeants, économiques, de la France et de leurs obligés politiques. Rien n’illustre mieux, et jusqu’à la caricature, cette contribution que le rôle exercé en Tchécoslovaquie par Eugène Schneider, maître absolu de la ligne du Quai d’Orsay et roi du jeune État, féal entre tous de la France, de sa naissance à son assassinat : il en fit fixer les frontières, exigeant que lui fût incorporé le territoire silésien de Teschen plutôt qu’à l’obligé polonais; il reçut en dot Skoda et presque tout ce qui comptait sur les plans industriel et bancaire dans cet ancien fief autrichien; dans les années de crise 1930-1938 il trouva maint prétexte à lâcher l’alliée chérie devenue pesante; il employa (entre autres) Le Temps à convaincre une partie des Français de l’excellence de cet abandon ‑ notamment via le grand juriste et cagoulard Raphaël Alibert, actif préparateur du putsch Pétain-Laval, et plume habituelle du journal, qu’il chargea en avril 1938 de foudroyer Prague en proclamant caduque l’alliance militaire franco-tchécoslovaque; il boucla l’affaire qui n’avait que trop duré en vendant son ex-trésor à Krupp (non sans obtenir surcroît de compensations financières du contribuable français) en décembre 1938, deux mois après avoir obtenu des dirigeants politiques français à la conférence de Munich la première étape de la cession complète du pays au Reichxiii.

Mme Caron approche pourtant le cœur du problème, en mentionnant le quotidien prestigieux ou tel homme politique. Le Temps, dont elle fait grand cas, n’était le porte-parole du Quai d’Orsay que parce qu’il appartenait au Comité des Forges, tuteur de la politique extérieure française : à 80% depuis l’automne 1933, à 100% depuis l’automne 1934, après avoir été partagé longtemps avec les Comités des houillères et des assurancesxiv. Le très « conservateur » Robert Schuman – « révisionniste » territorial précoce et sonore, à la prose et aux pratiques alignées sur les ligues ‑ « député catholique de Moselle », devait sa carrière politique, comme son prédécesseur Poincaré, à la dynastie Wendel, aussi diligente que Schneider dans l’Apaisementxv.

Un grand patronat à l’initiative économique et politique, à tous les stades

Le club des décideurs ne faisait pas simplement « pression » sur l’État, il élaborait et guidait sa politique, sur les plans intérieur et extérieur. La Banque de France rédigeait, les PV de son seul conseil général l’attestent, toutes les décisions que signait officiellement le ministre des Finances. Le ministère du Commerce était aux ordres de la chambre de commerce de Paris, auquel l’État avait remis la gestion directe du commerce extérieur. Les grands groupes dictaient la politique extérieure, qu’appliquaient les hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay, de même origine qu’eux et qui, à leur retraite, fréquentaient leurs conseils d’administration. Il en allait de même pour les officiers supérieurs, tel Weygand, dont la retraite, prise en 1935, fut dorée, comme celle de Gaston Doumergue, par « la Compagnie internationale du canal de Suez » au tarif de « 600 000 frs par an »xvi. La police était au service quotidien et immédiat des directions d’entreprises, comme le prouve la correspondance nourrie de François Lehideux, administrateur-délégué puis directeur général de la Société anonyme des usines Renault avec les plus hautes autorités policières parisiennes (préfet de police et de la Seine) et nationales (ministère de l’intérieur)xvii.

La chasse à l’indésirable relevait de l’initiative apparente des seuls idéologues et politiques, fascistes ou non. Mais, grande presse, partis de droite dits « républicains » (sans oublier la gauche compréhensive, fraction syndicale incluse), groupuscules, hommes de main, etc., le grand capital les finançait tous et guidait leur action, pour entretenir ou faire flamber la vindicte contre les rouges réels ou présumés et les étrangers « indésirables ».Tous les partis, mouvements et ligues de droite, dite « républicaine » ou extrême, du plus gros ou du plus notoire aux plus obscurs et groupusculaires, du style « Association pour la défense des intérêts communs de l’industrie, du commerce, de l’agriculture » (ADCIA, 55 rue de Châteaudun), fondée 16 octobre 1936xviii ou « Comité d’action des chômeurs français antirévolutionnaires », créé en janvier 1938 6 rue de la Roquette et transféré en septembre 2 rue de Provencexix, émargeaient aux caisses patronales et soutenaient la ligne prescrite (je néglige ici le financement fasciste et nazi étranger)xx. Tous les ministres étaient soudés aux milieux financiers, dirigeants socialistes compris. Les plus violents contre les « indésirables », des radicaux (Bonnet) à la droite (Flandin), étaient connus comme leurs porte-parole directs. L’« indésirable » était tout bénéfice, sur les plans économique et politique. 1°: le « déluge » permettait aux fractions les plus concentrées du capital (peu concurrencées par les arrivants, si riches qu’ils fussent) d’alourdir la pression sur les salaires. 2°: le bénéfice politique était complet. Le féroce combat quotidien contre « l’indésirable » développait la base de masse du fascisme, avant tout dans la petite et moyenne bourgeoisie directement concurrencée, mais aussi parmi les salariés. Ingo Kolboom, qui impute surtout au choc éprouvé en 1936 des pratiques installées bien avant que la classe ouvrière se fût mise en branle, a bien analysé ce déguisement systématique des divers organismes du capital le plus concentré en porte-drapeau du petit capital frustréxxi.

Au jour même du « boycott » juif en Allemagne, le 1er avril 1933, la Sûreté générale releva avec intérêt l’injonction adressée par la CGPF à l’État pour l’enjoindre de freiner l’afflux des « Israélites allemands [qui,…] devant la menace hitlérienne, [s’étaient] réfugiés en France, principalement dans les départements de l’Est » : « une partie des proscrits manifestent l’intention d’installer des usines ou des ateliers dans notre pays, […] d’autres louent des boutiques et y vendent les marchandises les plus diverses. La Confédération attire l’attention du gouvernement sur la concurrence des émigrés, qui, étant donnée la crise actuelle, n’est pas sans provoquer vivement les industriels et les commerçants français. Elle demande que les pouvoirs publics exercent un contrôle strict sur les réfugiés et veillent à ce que l’installation de nombreux commerces et industrie, localisées dans même région, ne portent pas préjudice aux entreprises qui y fonctionnent actuellement. »xxii Tous les groupes diffuseurs de propagande antisémite s’attelèrent à la tâche, ainsi en Alsace-Moselle, région particulièrement touchée (et proie privilégiée du Reich, via l’« autonomisme ») : les chefs nazis se réjouissent, nota le commissaire spécial de Forbach en juin, « de l’effet produit en Moselle » par la distribution de tracts antisémites, et de « l’immigration des juifs en Alsace et en Lorraine » appelée à se renforcer, « parce qu’ils espèrent provoquer ainsi un certain mécontentement dans la population indigène contre ces éléments juifs étrangers et, par-là, faciliter l’adoption des idées fascistes par les habitants de notre région de l’Est. »xxiii

La propagande contre les indésirables enfla au fil des ans et du « déluge », sur fond de « stratégie [patronale] de la tension », exécutée depuis 1936 et surtout 1937 sur ordre des synarques par la Cagoule, unificatrice des ligues. Elle se déploya en l’année austro-tchécoslovaque 1938, où Bonnet s’employa personnellement à aggraver le sort des juifs polonais transformés par Varsovie en apatrides, avec la complicité du cagoulard Léon Noël, créature de Laval et éminence du Comité France-Allemagne, ancien directeur de la Sûreté nationale mué en ambassadeur de Francexxiv. Le grand patronat mit la main à la déferlante de décrets xénophobes Daladier-Sarraut et consorts qui suivit la nomination de Daladier. Lequel avait été haut placé sur la liste des candidats dictateurs du « gouvernement fort en France » ou « très fort » dont André François-Poncet avait dès novembre-décembre 1933 annoncé l’imminence à Hitler et à ses ministresxxv.

Le 31 mai 1938, le président de la chambre de commerce de Paris, synarcho-cagoulard d’envergure, Louis Férasson, intime du tandem Daladier-Bonnet et de divers autres ministres, se vanta (selon son habitude) devant ses mandants (l’assemblée des présidents de chambres de commerce) de guider les ministres signataires, et de pouvoir tout obtenir « du ministre du commerce ». Saluant « l’œuvre […] particulièrement heureuse », quoique très insuffisante, « déjà accomplie » par le présent cabinet, objet d’une « lettre au président du Conseil » qui « paraîtra[it] ce soir dans la grande Presse »xxvi, il annonça à ses pairs que le « gouvernement » empêcherait bientôt définitivement « tous les indésirables d’Allemagne, de Pologne ou d’ailleurs [de venir…] s’installer en France à la place des Français ». L’État devait appliquer aux « artisans et commerçants étrangers » le même régime « de règles strictes et [de…] contrôle sévère » qu’aux « travailleurs étrangers », c’est-à-dire « modifier […] le régime de la naturalisation » – fixé par la loi du 10 août 1927xxvii – « pour éviter que cette réglementation puisse être tournée par l’octroi de la naturalisation française aux étrangers ». Serait bientôt appliqué le vœu de l’assemblée, « un texte assez dur » voté à l’unanimité à la demande du puissant président de Lille, Pierre Thiriez :

« L’Assemblée des présidents des chambres de commerce,

Considérant que le nombre des commerçants étrangers exerçant leur activité sur le territoire français ne cesse de croître;

Considérant que beaucoup de ces étrangers n’offrent aucune garantie de moralité ou de solvabilité;

Considérant que le décret-loi du 8 août 1935 a prévu des mesures spéciales de protection contre la concurrence faite par les artisans étrangers aux artisans français et qu’il convient de les étendre aux commerçants,

Émet le vœu;

1° que toute demande d’inscription au registre du commerce établie par un étranger fasse l’objet d’une enquête sur les antécédents judiciaires, de la moralité, les ressources financières du requérant, et que cette demande soit accompagnée d’un passeport sanitaire qui devrait être exigé de tous les étrangers pénétrant sur le territoire français avec l’intention de s’y établir.

2° qu’au cours de cette enquête, la Chambre de commerce intéressée soit appelée à donner son avis et qu’il ne puisse être passé outre à un avis défavorable de sa part;

3° que la législation en vigueur concernant la faillite, la banqueroute simple, la banqueroute frauduleuse et tous agissements irréguliers et frauduleux, soit appliquée strictement et sévèrement aux commerçants étrangers coupables de ces agissements;

4° qu’en matière de naturalisation, il ne puisse être passé outre aux avis défavorables que les Chambres de commerce, que la loi oblige à consulter sur les demandes de naturalisation des commerçants étrangers, peuvent être amenées à donner. »xxviii

Le 8 novembre, à quelques semaines d’une retentissante victoire, soigneusement préparée, sur les ouvriers français et étrangers, Férasson célébra les progrès engrangés, et l’issue imminente : « j’ai demandé au conseil national économique dont je suis vice-président un maximum de présidents de chambres de commerce « pour faire partie de cette Commission spéciale […d’]enquête sur l’organisation industrielle […] et c’est pour cela qu’on m’en a accordé 4, plus Paris, c’est-à-dire 5, puisque j’y suis à un autre titre ». Il n’y avait pas lieu de rappeler dans notre vœu d’aujourd’hui celui de mai « sur la question des étrangers […]. La réglementation du travail des étrangers […] actuellement à l’étude […] sera très sévère. J’ai moi-même fait des interventions auprès du président du Conseil et de différents ministres et la Chambre de commerce de Paris a pris plusieurs délibérations pour appuyer les démarches que j’ai faites ». Pour les industriels et commerçants, « la commission de législation commerciale qui siège près du ministre du Commerce […] est très favorable à la modification du statut de l’établissement des étrangers en France et […] nous avons presque position acquise ». Le débat, dominé par de grands industriels, futurs dignitaires de Vichy, avait été de la même eau : Thiriez, déjà présenté, et Paul Charbin, président de Lyon, y tinrent des propos d’ordinaire prêtés à la petite bourgeoisie, l’un tonnant contre ces étrangers qui « s’acoquinent avec un de leurs compatriotes qui a un fonds de commerce, et on fait du commerce noir »; l’autre exigeant « qu’un décret intervienne dans le plus bref délai possible […car] nous avons énormément trop [sic] d’étrangers qui s’installent avec une facilité formidable »xxix.

Le 7 février 1939, Louis Férasson confirma avoir obtenu pleine satisfaction sur « la réforme du registre du commerce », nonobstant telle pudeur formelle du décret : « Nous avions demandé au Ministère que l’établissement des cartes de commerçants et industriels étrangers soit fait sur avis des Chambres de commerce; cela n’a pas été possible dans le décret, mais néanmoins, je puis vous assurer de la part du Ministère, qu’il en sera ainsi. »xxx

François-Poncet, liquidateur en chef de la Tchécoslovaquie à son poste berlinois, fit valoir devant un diplomate italien, à la veille de gagner l’ambassade de France à Rome, les progrès en cours de « la fascisation de la démocratie » qui déboucherait bientôt sur la dictaturexxxi stricto sensu. Dans le succès de « cette prise du pouvoir par une minorité qui mijotait depuis longtemps, mais qui n’a eu sa chance que grâce à la défaite » ‑ aveu (partiel) de François Bloch-Lainé, en 1996, de sa connaissance du complot contre la république ‑, la longue guerre conduite contre les « indésirables » étrangers avait en effet compté pour beaucoup : « c’est cette minorité qui a réanimé sans difficulté l’antisémitisme, l’antimaçonnisme, l’anticommunisme, sous le couvert de l’État dont nous étions les agents, dont nous n’avions pas suivi la partie émigrée à Londres »xxxii.

Les sources longtemps verrouillées nous mènent loin de la xénophobie spontanée ou de l’effroi d’une « Cinquième Colonne » unissant dominés et dominants exaspérés par « le déluge » des intrus.

Notes :

i Seule catégorie économique évoquée par Caron, Asylum.

ii Lettre du 26 novembre 1941 d’un observateur de la synarchie, rappelant à son correspondant les informations « que je vous ai données depuis plusieurs années et surtout depuis juin 1940 », interceptée, W3, 222, Lehideux synarchie, AN.

iii Lacroix-Riz, Choix, Munich, Industriels ; « La direction de la synarchie (1922-années 1930) », La Raison, n° 562, juin 2011, p. 17-21, et « La stratégie putschiste de la synarchie (1933-1939) », La Raison, n°568, février 2012, p. 17-20

iv Par opposition à l’explosion ouvrière précocement née du « mouvement des enclosures » britanniques, Gérard Noiriel, Le creuset français. Histoire de l’immigration aux xixe et xxe siècles, Paris, Le Seuil, 1988.

v Sous-dossier SGI, BA, 2000, Sociétés franco-polonaises d’immigration, colonisation, APP; excellente présentation de la SGI; Schor, Histoire, p. 54-56. Lacroix-Riz, « La gestion », loc. cit.

vi Schor, Histoire, p. 125-127, et Lacroix-Riz, Choix, passim.

vii L’historiographie dominante converge toujours avec Jean-Baptiste Duroselle, Politique étrangère de la France, la décadence 1932-1939, Paris, Le Seuil, 1983 (1è éd., 1979), « Munich et l’économie », p. 372-381 : « la politique a devancé l’économie » (p. 375).

viii Récit Moret de son entretien avec Luther, PV Conseil général BF, 16 juillet 1931, Archives BF.

ix A‑2840 (SG), 1er avril 1933, F7, 13430, AN.

x Dépêche 229 de von Welczeck, Paris, 1er mai 1938, DGFP, D, II, p. 253-254.

xi P. 8941, Paris, 1er août 1934, F7, 12963, AN.

xii Choix, chap. 7, « Le test de la guerre d’Espagne, été 1936-mars 1939 », p. 328-377.

xiii Démonstration par les sources, Choix, chap. 2 (p. 79-84), 5, 8-10 ; Munich, chap. ; index des deux, Eugène Schneider, Aimé Lepercq, Raphaël Alibert et Skoda.

xiv RGPP 429 et sans réf., 18 décembre 1933; RGPP 181, 5 décembre 1934; Lucien Sampaix, « La presse : arme de classe. La grande vénalité du Temps organe du Comité des Forges », L’Humanité, 13 juin 1934; RGPP 429, 2 octobre 1934, GA, C, 25, Comité des Forges, APP; RGSN, 30 novembre 1933, F7, 14874, dossiers personnels d’hommes politiques de la 3e République, AN.

xv Caron, Asylum, p. 194, et index Choix et Munich.

xvi Alexander Werth, The twilight of France, 1933-1940, New York, Harpers & Brothers Publishers, 1942, p. 23, et André Géraud (Pertinax), Les fossoyeurs : défaite militaire de la France, armistice, contre-révolution, New York, 1943, t. II, p. 45.

xvii Lacroix-Riz, Industriels, p. 46-53 (sur Lehideux, p. 49-52).

xviii RGSN 200/113, 29 décembre 1938, F7, 14999, lutte anticommuniste, 1929-1942, AN.

xix RGSN, 26000/5 E, 22 novembre 1938; 200/113, 30 décembre 1938; fiche « exemple d’information donnée par l’ADCIA », 4 janvier 1939, etc., F7, 14999, AN.

xx Financement, Choix et Munich, passim; Robert Soucy, French Fascism, the first wave, 1924-1933, et French Fascism, the second wave, 1933-1939, New Haven and London, Yale University Press, 1986 et 1995.

xxi Ingo Kolboom, La revanche des patrons. Le patronat français face au Front Populaire, Paris, Flammarion, 1986; Choix.

xxii A‑2840 (SG), 1er avril 1933, F7 13430, AN.

xxiii Rapport 1872 du commissaire spécial de Forbach, 23 juin 1933, F7 13430, AN.

xxiv Lettre de Bonnet à Sarraut, 28 avril 1938, SDN 2173, MAE : il s’agissait d’empêcher les juifs polonais, coincés dans la nasse du décret polonais de dénaturalisation, de gagner la France (Munich, p. 88-89 et index). Plusieurs dizaines de milliers, évacués du Reich vers la Pologne, qui verrouilla aussitôt sa frontière, croupirent donc « dans les conditions épouvantables du no man’s land de Zbasyn », Caron, Asylum, p. 188-189.

xxv Mémorandums Neurath RM 1620, 25 novembre, et II SG 3180 Bülow, 5 décembre 1933, DGFP, C, II, p. 153 et 176-177.

xxvi Lettre citée, votée à l’unanimité, fustigeant « la mystique du loisir », appelant à « l’accroissement du rendement de la production et de la restauration du culte du travail, ce dernier s’accomplissant, dans l’ordre, sous l’autorité patronale et avec le concours loyal de collaborateurs dont les intérêts sont étroitement solidaires des entreprises auxquelles ils sont attachés », déplorant « la situation financière des entreprises […] précaire […] dans son ensemble », « l’énormité des charges fiscales » et l’insuffisance de l’exportation « trop souvent […] sacrifiée », CCP, IX, 1, PV 47, Archives de la chambre de commerce de Paris (ACCP).

xxvii Loi de 1927, Noiriel, Les origines, p. 129-138.

xxviii « Artisans et commerçants étrangers. Naturalisations », vœu en 4 points, PV assemblée 31 mai 1938, CCP, IX, 1, PV 47, ACCP. De Munich à Vichy, p. 89-90.

xxix Discussion sur la « situation générale », PV assemblée 8 novembre 1938, CCP, IX, 1, PV 47, ACCP, et index Industriels.

xxx PV assemblée 9 février 1939, CCP, IX, 1, PV 47, ACCP.

xxxi Rapport 9865/5361 du chargé d’affaires Renato Prunas pour Ciano, Paris, 5 novembre 1938, I Documenti Diplomatici italiani, 8e série, X, p. 380; Munich, p. 68, et passim.

xxxii François Bloch-Lainé et Claude Gruson, Hauts fonctionnaires sous l’Occupation, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 46 (et note 1)-47, et 70. Souligné par moi.

Source : Investig’Action

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.