Pologne: « Comment on a détruit la République autogérée »

On parle beaucoup de l’histoire du Syndicat Indépendant et Autogérée Solidarité[i] à l’occasion des anniversaires des Accords d’Août 1980 ou de l’État de siège du 13 décembre 1981. Mais on cache honteusement les revendications sociales des syndicalistes de cette époque. Leur lutte est réduite à une protestation « contre le communisme », à la défense de la religion et des « valeurs nationales ». Mais la réalité était tout autre. Les ouvriers se sont mobilisés non pas pour soutenir des slogans religieux, mais pour lutter pour des réalisations sociales que la majorité des capitalistes actuels considéreraient comme un « dangereux populisme ».

Le 17 août 1980, le Comité de Grève Inter-entreprise a rendu publics 21 revendications rédigées par les ouvriers en lutte. Presque toutes étaient de nature économique et sociale et non pas politique. A côté du postulat de légalisation de syndicats indépendants, on exigeait par exemple la suppression des privilèges de l’oligarchie du parti et de la police. On demandait aussi la réduction de l’âge de la retraite pour les femmes à 50 ans et pour les hommes à 55 ans.

Nombreuses sont les revendications de 1980 qui aurait sidéré par leur radicalité les capitalistes d’aujourd’hui. Les ouvriers exigeaient entre autres un congé maternité de 3 ans pour l’éducation de chaque enfant. Ils voulaient également un nombre suffisant de places en crèche et en école maternelle pour les enfants des femmes travailleuses et l’amélioration de la protection santé afin que celle-ci englobe tous les travailleurs.

Un des objectifs de la grève était la démocratisation de la politique économique. Il ne s’agissait pas de favoriser l’influence de nouveaux experts liés à l’opposition, mais « de permettre à tous les milieux et toutes les couches sociales de participer aux discussions sur les réformes économiques ». Les économistes d’aujourd’hui auraient certainement considéré que cette revendication est une tentative populiste de détruire l’économie.

La voie vers une « République autogestionnaire »

Les accords du 31 août 1980 ont conduit à la légalisation et au développement du syndicat « Solidarnosc ». L’organisation des travailleurs avait alors des objectifs sociaux et démocratiques. Lors du 1er Congrès du Syndicat Indépendant et Autogéré Solidarnosc, le 7 octobre 1981 fut voté le programme « La République Autogestionnaire ». Si le contenu des 21 revendications est relativement connu, le contenu de ce programme de Solidarnosc est totalement passé sous silence lors des commémorations parce qu’il est une preuve de culpabilité cuisante pour la classe politique actuelle issue de Solidarité. Dès le préambule les auteurs de « la République Autogestionnaire » écrivaient : « Nous nous sommes unis pour protester contre un État qui traite les citoyens comme sa propriété, contre le manque de représentation des intérêts des travailleurs dans leurs conflits avec l’État ».

Très significatifs sont d’autres phrases contenues dans le programme : « Nous voulons une réelle socialisation du système de gestion et de production. C’est pour cela que nous voulons une Pologne autogérée ». Les syndicalistes de la « Solidarité » de l’époque voulaient que les travailleurs participent à la gestion des entreprises. La réforme de l’État et de l’économie que les politiciens issus de cette prétendue « opposition démocratique » considèrent aujourd’hui comme une volonté de mettre fin au socialisme réel était en réalité une proposition de modification du système et non pas de sa transformation en capitalisme. La proposition clé était la mise en place d’un système d’entreprises autogérées par les travailleurs dont les directeurs seraient élus par les salariés. Ces directeurs d’entreprise devaient être issus d’un système de concours et révocables à tout moment par les salariés. Même la planification économique devait être soumise à la discussion publique. C’est dans cet objectif que les rédacteurs du programme exigeaient un contrôle social sur les données traitées par l’Office Central des Statistiques. Ils exigeaient également que tous les projets sociaux soient obligatoirement soumis à l’appréciation du public. « La République Autogestionnaire » contient également de nombreuses propositions de soutien aux plus pauvres et des projets de gestion de la production par les Comités d’entreprises afin que les biens produits soient destinés aux plus nécessiteux et seulement après à la commercialisation.

Les ouvriers jugeaient la production de biens de consommation primordiale et c’est dans ce cadre qu’ils exigeaient une réduction au minimum des dépenses militaires.

Contre la crise

Il est important également de mentionner le système de protection des travailleurs proposé alors contre les conséquences de la crise. Le syndicat demandait en effet entre autres la rédaction d’une liste des produits et de services de base dont l’augmentation des prix devait être compensée. Il revendiquait également l’augmentation des seuils à partir desquels étaient versées les allocations sociales, les bourses et autres prestations. Ce sont des propositions complètement contraires aux « paquets anticrises » conçus par nos capitalistes contemporains.

Pour les syndicalistes l’égalité des salaires était un thème central. Ils demandaient par exemple un salaire minimum au niveau de la moitié du salaire moyen, plus élevé que le minimum social. De plus, ils avaient pensé à l’imposition des salaires trop élevés, ce qui aurait eu comme effet de modérer l’inflation des traitements des cadres et des directeurs.

Le programme « La République Autogestionnaire » peut être considéré comme révolutionnaire en ce qui concerne le droit du travail. Solidarnosc exigeait alors la possibilité pour le syndicat d’obtenir l’initiative de proposer des lois organisant les relations dans le travail et la protection sociale. Elle souhaitait que le syndicat puisse avoir le droit de mettre un veto à tout projet de loi contraire au droit du travail et à la protection sociale.

La lutte se déroulait également pour la protection de la famille. Par exemple, on revendiquait une allocation maternité et une allocation d’éducation pour toutes les mères, pas seulement les travailleuses, pour au moins 3 ans.

Concernant la politique du logement, on demandait un soutien plus grand pour les coopératives. Les structures régionales du syndicat devaient également contrôler la réalisation de la politique de construction de logement et la politique de l’urbanisme.

Les revendications économiques et sociales ont également imprégné la partie politique du programme de Solidarité. Par exemple, on peut y lire l’idée de bâtir la démocratie politique sur la base de l’autogestion ouvrière. On peut dire que ce postulat s’inscrivait dans une tradition révolutionnaire plutôt anarcho-syndicale.

Dans son programme « La République Autogestionnaire » le syndicat consacrait beaucoup de place à la démocratie interne, au respect de l’opinion minoritaire et au droit de chaque membre à critiquer la direction.

De l’autogestion au capitalisme

« La République autogestionnaire » était un ensemble de revendications très révolutionnaires, bien plus radicales que les propositions du gouvernement. Il était une critique de gauche du pouvoir. Même s’il mentionnait dans quelques endroits le christianisme et les encycliques de Jean Paul II, ce programme constituait en réalité une réponse de gauche aux actions du Parti Ouvrier Unifié Polonais. Ce programme n’a pas duré longtemps. Après le 13 décembre 1981 et l’imposition de l’état de siège, la première Solidarité a été détruite. La plupart des structures syndicales dans les entreprises se sont dissoutes et les revendications économiques ont été oubliées. Ce sont les grèves d’août 1988 de mineurs et de sidérurgistes exigeant la légalisation du syndicat qui ont présidé à la renaissance de la nouvelle Solidarité. Ceci a eu lieu au moment où les conséquences de la crise des années 80 se faisaient de plus en plus sentir. C’est ainsi que les exigences politiques ont été accompagnées de revendications salariales et de mesures concernant l’approvisionnement des magasins. Mais Solidarnosc de la fin des années 80 était déjà un autre mouvement, organisé autour de structures non pas ouvrières, mais politiques. Des leaders comme Walesa ont commencé à prendre de l’importance ainsi que leurs conseillers en économie, déjà souvent sous influence de l’idéologie ultralibérale. Ceux-là, de concert avec les représentants du pouvoir, ont accepté alors les dogmes ultralibéraux. En décembre 1988 le parlement a voté la loi dite « Loi Wilczek »[ii], dérégulant l’économie. Il n’était alors déjà plus question d’autogestion ouvrière. Le sujet n’est même pas apparu lors des négociations de la Table Ronde. Même les auteurs du programme de « République Autogestionnaire » comme Bronislaw Geremek ont cessé de soutenir cette idée.

Le syndicat Solidarité légalisé le 3 avril 1989 suite aux négociations de la Table Ronde était un mouvement politique dont l’objectif fut de gagner des postes d’élus dans les premières élections partiellement libres. C’est ainsi que débuta la dégénérescence du syndicat et l’abandon graduel de toute revendication sociale. Le Syndicat Indépendant et Autogéré « S » a déroulé un parapluie protecteur au-dessus des nouvelles élites. À l’époque de la transition, alors qu’étaient imposées les premières réformes du « Plan Balcerowicz », le syndicat a œuvré à arrêter des grèves et promouvait la propagande du gouvernement sur la nécessité de se « serrer la ceinture ». Solidarité agissait ainsi en trahison de son propre programme de départ.

Cela devait finalement mener à une explosion et c’est ainsi qu’en 1992 ont eu lieu des protestations de masses d’agriculteurs et de sidérurgistes contre le nouveau gouvernement « démocratique ». Il est intéressant de constater que ces grèves ont débuté le plus souvent contre l’avis de la direction du syndicat Solidarité.

La fin de l’aventure

La transformation subie par Solidarnosc de 1980 à 1989 est un des exemples les plus frappants de trahison des intérêts des travailleurs. C’est l’histoire comment des revendications les plus sociales ont conduit à la réalisation à une des politiques les plus antisociales, les plus contraires à l’intérêt de la grande majorité des travailleurs luttant pour des changements. L’histoire des grèves des années 80 nous montre aussi que lorsque les travailleurs étaient capables d’articuler des revendications économiques radicales, ils étaient capables de gagner une amélioration de leur situation. Dans les années 1988-1989 au moment où Solidarnosc s’est concentrée sur des revendications politiques et a adouci les formes de protestations, le déclin du mouvement ouvrier polonais a débuté. Non seulement les politiciens n’étaient plus capables de réaliser les propositions ouvrières, mais ils ont même trahi leurs propres promesses. Le quotidien « Gazeta Wyborcza » entièrement dominé par des conseillers politiques de Solidarité ainsi que d’autres médias sont vite devenus des organes de la propagande capitaliste.

Le slogan des grèves du mois d’août était « Le socialisme oui, les déformations non ! » Solidarnosc a commencé à faiblir dès la fin de 1981 à cause du comportement opportuniste de certains de ses dirigeants qui ont facilité la répression suite à l’état de siège. Dès la proclamation de l’état de siège les promoteurs du néolibéralisme ont petit à petit dominé aussi bien les structures du POUP (Parti Ouvrier Unifié Polonais) que les structures de Solidarité clandestines influencées déjà par l’afflux de l’argent envoyé par les Etats capitalistes et par l’ingérence des agences de renseignements occidentales. Aux négociations de la Table Ronde les représentants des comités d’entreprises et des milieux ouvriers liés aussi bien à Solidarnosc qu’au POUP n’ont pas été admis à la table des discussions notamment du fait de l’intervention personnelle du primat Glemp auprès de Jaruzelski et avec l’assentiment de Walesa, Geremek et d’autres anciens membres du Comité de Défense des Ouvriers. Notamment a été écarté de toute discussion le nouveau Parti Socialiste Polonais PPS qui venait juste d’être refondé. Même les postulats du syndicat OPZZ[iii] ont été ignorés.

 

Commentaire de Bruno Drweski

Pendant ce temps les signataires des accords de la Table Ronde promettaient tous une amélioration des conditions de vie et remettaient à après les élections le débat général sur les réformes économiques et sociales. C’est avec ce programme que tous les partis existants (OKP/Solidarnosc, ZSL et SD[iv] proches du régime ainsi que les associations catholiques pro-régime) ont mené leur campagne électorale.  Ce n’est qu’après les élections que la stratégie du choc des réformes a été imposée, alors même qu’elle était en complète contradiction aussi bien avec les slogans socialistes du POUP qu’avec le programme de Solidarnosc. Les promesses tenues lors de la signature de la Table Ronde ainsi que celles touchant à l’organisation d’un débat sur le futur régime économique et social du pays ont été trahies. La Table Ronde et le système électoral choisi ont garanti jusqu’à ce jour le monopole de la vie politique aux élites des deux camps présents aux négociations. Ce fut une sorte de putsch exécuté sur le peuple polonais avec l’approbation des politiques de l’époque et de ceux d’aujourd’hui, aussi bien ceux de la Plateforme Citoyenne que de ceux du PiS. En réalité l’année 1989 fut le début d’un processus continu de « révolutions de couleurs » mené au profit des élites et des oligarques en Pologne et dans les autres pays ex-socialistes d’Europe. Ce processus a mené à une privatisation mafieuse au profit de la nomenklatura locale et des oligarques occidentaux. Les  profits ont été privatisés et les pertes socialisées. Le collectivisme de la nouvelle classe au pouvoir au détriment de la classe ouvrière tient jusqu’à aujourd’hui. Les chefs du POUP ont mis 45 ans à trahir les uns après les autres les idéaux du socialisme, mais les chefs de Solidarnosc n’ont mis que 10 ans à faire la même chose… Accélération.

Mais il apparait que cela était inscrit dans la nature des mouvements. En 1976 l’opposition créait le Comité de Défense des Ouvriers mais il n’y eut pas de comité DES ouvriers. L’intelligentsia se proclamait défenseuse des ouvriers dans un acte d’aide ou de charité. Mais ce n’est pas la même chose que le pouvoir ouvrier… Que le Peuple se soulève…

 

 Source de l’article : « ABC du capitalisme, Cahier N°2 »

 

[i] Nom officiel et complet du syndicat Solidarnosc

[ii] Du nom du ministre de l’économie de l’époque le biznesmen libéral  membre du parti communiste Mieczyslaw Wilczek

[iii] Centrale Syndicale crée par le régime pour remplacer Solidarnosc après l’état de siège. Une des surprises des négociations de la Table Ronde fut l’émancipation de ce syndicat de la tutelle du parti et ses prises de positions bien plus favorables aux salariés que l’opposition escomptait. Ce syndicat a évolué vers la social-démocratie et reste aujourd’hui un des syndicats de gauche socialiste.

[iv] Parti Paysan et Parti Démocratique alliés forcé s du POUP. Une des raisons du basculement et de la disparition du régime communiste fut l’abandon par ces structures du soutien au POUP après les élections de juin 1989. En s’alliant aux députés et sénateurs de Solidarnosc, ses partis ouvrirent la voie au gouvernement de Mazowiecki dès août 1989 et à l’instauration du capitalisme.

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