Politiques migratoires : entre hypocrisie, confusion et instrumentalisation

Les 29 et 30 novembre 2017, les chefs d’États africains et européens se sont réunis à Abidjan pour un Sommet Afrique-Union européenne visant à « définir les orientations futures de la coopération entre les deux continents » [1]. Les questions migratoires étaient en bonne place sur l’agenda, le sommet étant l’occasion de faire le suivi des orientations prises lors d’un autre sommet sur la migration à La Valette (Malte) en 2015.

 

En matière de migration, la stratégie européenne se résume d’une part à un financement des pays de provenance ou de transit (particulièrement africains) chargés en échange de contenir l’immigration et, d’autre part, à une gestion militarisée des flux de migrant.es aux frontières et au sein de l’Europe. Dans le langage des institutions européennes, on parle ainsi de la dimension externe et interne des migrations [2].

La dimension externe consiste donc tout d’abord à gérer les frontières extérieures de l’UE au travers du renforcement des moyens policiers et militaires, directement via les budgets alloués à Frontex, aux garde-côtes et autres agences européennes ou indirectement via des opérations conjointes entre pays comptant sur l’appui européen.

Ensuite, cette politique s’appuie également sur les accords de collaboration et de réadmission (ou tout autre arrangement ayant les mêmes effets) que la Commission européenne et les États membres tentent de conclure avec les pays de provenance et de transit : ce sont les tristement célèbres accords signés entre autres avec la Turquie et la Libye [3].

Cela fait plusieurs décennies que l’UE et ses États membres sous-traitent une partie de la gestion migratoire aux pays limitrophes, ce qui s’est traduit dans les faits par la mise en place de camps d’internement pour migrant.es à la périphérie des frontières européennes [4].

 

 

Au niveau interne, ce sont les accords de Dublin III qui régissent les demandes d’asile et les accords de Schengen pour ce qui a trait à la circulation des personnes à l’intérieur de l’Union européenne [5]. Les accords de Dublin obligent le migrant à introduire sa demande d’asile (et donc à enregistrer ses empreintes digitales dans la base de données EuroDac) dans le premier pays européen qu’il atteint. Cela crée forcément des situations de surcharge dans les pays d’entrée (Grèce, Italie, Espagne pour la frontière sud) qui construisent, avec l’aide financière et technique de l’UE, des camps d’identification et d’enregistrement des migrant.es surpeuplés appelés « hotspots ». Il existe un programme de relocalisation des demandeurs d’asile adopté par le Conseil européen en septembre 2015 dont l’objectif est d’alléger le fardeau de la Grèce et de l’Italie en répartissant 160.000 personnes dans les autres pays de l’UE. Cette relocalisation, voulue par les institutions européennes, ne se fait cependant qu’au compte-gouttes par manque de volonté politique ou à cause du blocage de certains États membres. Dans le domaine de l’asile, l’UE et ses États membres créent eux-mêmes la crise ; en effet comment comprendre que les pays parmi les plus riches de la planète ne puissent gérer l’arrivée d’un million (1,2 [6]) de demandeur.euses d’asile sur leur sol ?

 

Ceci n’est pas une crise

 

En 2016, les États membres ont pourtant délivré 3,4 millions de nouveaux titres de séjour (tant au titre de l’asile que pour les permis liés à l’emploi) [7]. Fait intéressant, c’est la quatrième année consécutive que les Ukrainiens (588 900) sont les premiers bénéficiaires de ces titres de séjour. Ils vont pour 86 % d’entre eux (512 000) en Pologne et leurs titres de séjour sont pour 82 % liés à l’emploi [8]. Par ailleurs, la Pologne est le pays européen dont les ressortissants utilisent le plus le statut de travailleurs détachés : le pays « exporte » donc ses propres travailleur.euses dans d’autres pays de l’Union et « importe » massivement des travailleur.euses ukrainien.nes pour combler le manque de main-d’œuvre interne ; on peut donc y voir une sorte de dumping social en chaîne…

Le soin de gérer les populations indésirables, celles qui n’ont pas accès aux titres de séjour (« clandestins », « illégaux », « sans-papiers »), est quant à lui laissé aux États-membres qui appliquent des politiques comme à Calais en France ou plus récemment au parc Maximilien de Bruxelles où l’objectif est de rendre invivable la présence de migrant.es sur le territoire, afin qu’ils s’en aillent … Les conditions de précarité absolue (pas d’accès à l’eau, au logement, aux soins de santé ou autre) sont mises en place par les autorités pour contrer le soi-disant appel d’air qu’une politique d’accueil digne favoriserait [9].

C’est donc l’hypocrisie, la confusion et l’instrumentalisation qui règnent sur les questions d’immigration. D’un côté, on prétend que l’UE et ses États-membres remplissent leurs obligations en matière d’asile (Convention de Genève). De l’autre, on repousse toujours plus loin ceux qui pourraient y prétendre ou on les laisse se noyer par milliers dans la Méditerranée. Pour celles et ceux qui arrivent sur le sol européen, c’est un accueil volontairement chaotique et inhumain qui les attend – accueil par ailleurs devenu un business rentable pour des structures chaque jour plus privatisées (par exemple en Italie, l’accueil des demandeurs d’asile est sous-traité à des coopératives qui pour certaines n’hésitent pas à sacrifier le bien-être des résident.es dans leur recherche de profit) [10]. D’un autre côté, on fait venir et circuler de la main-d’œuvre à bas prix qui vient renforcer un processus de dumping social à tous les échelons. C’est donc un cocktail explosif qui est proposé aux opinions publiques européennes, appuyé par le sensationnalisme médiatique, et qui nourrit le repli sur soi et la xénophobie.

Cette réalité d’une violence inouïe n’empêche pas les différents gouvernements et les institutions européennes de parler de politiques humaines ou respectueuses des droits humains et de promouvoir dans le monde entier les valeurs de l’Europe.

 

Dans ce contexte, il nous semble important d’analyser les politiques migratoires européennes sous un prisme encore plus large et de tenter de comprendre leur complémentarité avec les autres « grandes politiques » de l’UE (existantes et en gestation), à savoir :

 

  • La militarisation du projet européen (défense européenne) et le renforcement des politiques sécuritaires augmentant l’intervention tant en dehors de l’UE qu’en son sein ;
  • Des politiques économiques, commerciales et financières agressives et inégales ainsi qu’une soumission toujours accrue des politiques de développement aux impératifs migratoires perpétuant les relations coloniales et néocoloniales ;
  • Un abaissement généralisé des conditions de vie et de travail de toutes les populations vivant sur le territoire européen au travers des politiques d’austérité (TSCG & Co) et de libéralisation/privatisation menant au démantèlement de nombreux droits sociaux et politiques.

 

Dans un contexte de méfiance croissante des populations européennes envers le « projet européen », l’UE voit dans la création d’une Union européenne de la défense [11] un bon moyen de relancer son intégration ainsi qu’une certaine politique industrielle et économique. Le Brexit a permis un déblocage dans le domaine, le Royaume-Uni ayant toujours été opposé à cette intégration militaire. Concrètement, les dépenses militaires des pays membres pourraient être exclues du Pacte de stabilité, privilège que n’ont pas les dépenses en matière de santé ou d’éducation. On pourra donc investir autant de milliards en armement que l’on souhaite sans pour autant subir les foudres de la Commission européenne.

Usant de ses prérogatives en matières commerciales, l’UE est devenue l’ardente défenseuse du libre-échange, négociant et signant une grande quantité d’accords bilatéraux qui protègent les intérêts économiques et stratégiques de ses grandes puissances historiques (France, GB, Allemagne) et des grandes multinationales européennes.

Pourtant, ce sont ces mêmes politiques néolibérales appliquées depuis quatre décennies par les organisations internationales qui ont contribué à aggraver les conditions de vie des peuples africains, sud-américains et asiatiques. Conditions de vie que l’UE dit pourtant vouloir améliorer afin de réduire les causes des migrations… c’est le serpent qui se mord la queue…

Les populations habitant et travaillant en Europe font également les frais de ces politiques agressives d’accaparement/dépossession/privatisation, puisque la logique du profit ne s’accommode plus des systèmes sociaux présents dans de nombreux pays de l’UE, taxés de trop généreux, coûteux et inefficaces. Les politiques d’austérités et de libéralisation s’attaquent donc de manière fondamentale à l’institution de la « sécurité sociale » et aux services publics, c’est-à-dire à tous les droits sociaux conquis historiquement par le mouvement ouvrier (santé, éducation/recherche, retraite, chômage, transport public, énergie). Le cadre législatif et politique de l’UE impose les logiques de privatisation, de libéralisation et de marchandisation avec le relais de la plupart des États membres [12].

L’immigration tant externe qu’interne (travailleur.euses détaché.es) est ici habilement utilisée pour défaire les protections existantes (sans-papiers travailleur.euses sans droits, salaires minimums pour demandeurs d’asile plus bas que pour le reste de la population) et miner les régulations du travail par le dumping social.

Ce sombre tableau semble condamner l’illusion d’une Union européenne au service des populations européennes, de leur prospérité, de la Paix ou du respect des droits humains. L’Union porte en elle un projet régressif tant sur le plan économique que sur celui des droits politiques et sociaux et ses intérêts sont contradictoires à ceux des classes laborieuses et populaires partout dans le monde.

A l’inverse, il ne faudrait cependant pas opposer à l’Union européenne, un capitalisme national qui serait « par nature » plus civilisé. C’est en s’appuyant sur les États membres que l’UE puise son pouvoir. Les politiques mises en œuvre relèvent d’un consensus entre les différents niveaux de pouvoir.

Alors que nous reste-t-il ? Quelle perspective pourrions-nous embrasser ? Celle d’un large mouvement social transnational ?

Le Manifeste du Parti Communiste affirmait il y a 170 ans : « les ouvrier.ères n’ont pas de patrie ». Cela est encore plus vrai aujourd’hui, le Capital s’affranchissant chaque jour un peu plus des frontières nationales qui deviennent des prisons physiques et mentales pour les couches populaires. C’est donc bien dans l’alliance entre les « damnés de la globalisation » [13] que réside la clé d’un changement de cap. Une alliance entre travailleur.euses et agriculteur.rices d’ici et de là-bas, une alliance pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de leurs ressources et à vivre en paix, une alliance pour l’accès aux droits sociaux, civils ou culturels fondamentaux dans une lutte contre les intérêts privés (et leurs relais politiques) qui les en dépouillent.

 

Photo : Hugues Duvillier


 

Source: Gresea 

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