Peut-on envoyer une lettre « imaginaire » à Nicolás Maduro au nom de Salvador Allende ?

Utilisant une surprenante démarche, l’écrivain Ariel Dorfman a rédigé une « Lettre imaginaire » de Salvador Allende au Señor Presidente Nicolás Maduro.1 L’auteur de Comment lire Donald Duck : l’idéologie impérialiste dans le Disney Comic (avec Armand Mattelart) et de La jeune fille et la mort dit ressentir l’obligation d’imaginer les conseils que le Président du Chili (1970-1973) aurait pu donner à son actuel collègue vénézuélien, ce dernier considérant Allende comme un héros et un modèle. Un tel procédé suscite une question d’ordre éthique. Est-il acceptable d’attribuer au Président martyr une opinion sur l’actuel gouvernement du Venezuela, même si elle est présentée sous la forme « imaginaire » ?

Avant de tenter de répondre, examinons son contenu. Au contraire de ceux qui s’acharnent contre Nicolás Maduro, niant toute ressemblance entre le Chili de 1973 et le Venezuela de 2019, Ariel Dorfman reconnaît des similitudes entre la déstabilisation du gouvernement chilien et celle en cours contre le gouvernement vénézuélien.

En 1973, explique-t-il, Nixon, Kissinger et les multinationales américaines ont conspiré contre le Chili. Aujourd’hui Trump, Pence, Pompeo et Elliot Abrams, dirigent la manœuvre. Mais avec un but assez limité : « vous évincer, vous, le président constitutionnel du Venezuela, par la force des armes ». Rien n’indique dans la « Lettre » que les conspirateurs cherchent à anéantir le projet redistributif chaviste pour permettre à ses multinationales de s’emparer du pétrole (ce mot n’y figure pas).

Ensuite, sans trop d’imagination, la « Lettre » reprend les accusations habituelles, sans les étayer : fortes tendances autoritaires, limites à la liberté d’association des opposants et à la liberté de presse, personnes emprisonnées et torturées pour avoir exprimé leur opinion, et reproduit l’affirmation –discutable– qu’il y a au Venezuela une « catastrophe humanitaire ».

A peu près les mêmes anathèmes étaient proférés, il y a quatre décennies, contre Salvador Allende. Sauf la dernière : les interventions « humanitaires » sont un produit du XXIe siècle.

En effet, le 22 août 1973, l’opposition chilienne, financée par la CIA et majoritaire à la Chambre, a voté un accord dans une séance express, pratiquement sans débat, qui accusait Allende de vouloir, depuis le début, d’« instaurer un système totalitaire ». Pour faire cela, il aurait « créé des pouvoirs parallèles illégitimes », il aurait « usurpé » les facultés du parlement et de la justice, il aurait encore porté atteinte à la liberté d’expression, de réunion, d’enseignement et à celle de quitter le pays. Et il aurait, enfin, « infiltré » l’armée. Conclusion : les militaires sont appelés à « mettre fin immédiatement à la situation décrite ».

De nos jours, ces accusations sont considérées comme absurdes, même honteuses, sauf pour ceux qui continuent à revendiquer le coup d’État, justifié par cet accord de la Chambre. Mais en 1973, elles étaient tellement martelées par la presse d’opposition qui dominait le paysage médiatique, tout en criant qu’il n’avait plus de liberté de presse, qu’elles sont devenues des « vérités » exemptes de toute démonstration. Une partie significative de la population, qui a cru qu’Allende était un personnage abject qui préparait secrètement une sinistre dictature, et a applaudi son renversement.

Comme au Chili en 1973, le Venezuela de 2019 est chargé de fausses informations sur des « exactions », fabriquées pour diaboliser le gouvernement et justifier également son renversement. Il convient donc de les vérifier avec rigueur avant de les diffuser.

L’auteur de la « Lettre » n’a pas, hélas, vérifié les sources quand il fait « dire » à Allende que Nicolás Maduro bénéficie du soutien de la Russie et de la Chine, alors que « j’ai demandé » l’aide à l’Union Soviétique « je n’ai pas reçu un sou ». Les sources sur la visite d’Allende à l’URSS en décembre 1972 indiquent que Moscou a accordé au Chili un prêt pour une somme considérable, certes, inférieure aux U$80 millions demandés par le gouvernement chilien. Le ministre de la planification Gonzalo Martner, qui faisait partie de la délégation, parle de U$45 millions ; le conseiller d’Allende Joan Garcés affirme que l’URSS a prêté U$27 en matières premières et aliments et ajouté U$20 millions à un crédit antérieur de U$80 millions.

Finalement, l’Allende imaginaire reproche à Nicolás Maduro « la manière irresponsable dont vous avez mal dirigé votre pays » et lui donne un conseil: « j’ai décidé d’organiser un référendum qui permettrait au peuple de déterminer la voie que le pays devrait prendre ».

Or les référendums et les élections ne manquent pas au Venezuela. Entre 1999 et 2019 le pays a eu l’occasion de choisir sa voie lors de six élections des gouverneurs, six referendums, trois élections municipales, deux élections d’assemblée constituante, quatre parlementaires et cinq présidentielles. Dans tous les cas, sauf deux, le chavisme est arrivé en tête.

Mais surtout, prodiguer ce type de conseils aux autres pays ne faisait pas partie des méthodes utilisées par le gouvernement de l’Unité Populaire. Sa politique internationale consistait à remplacer les « frontières idéologiques » de la guerre froide pour le « pluralisme idéologique » et à promouvoir les principes de l’autodétermination des peuples et de non-intervention. Allende défendant le droit de chaque pays à choisir sa voie, sans s’immiscer dans les questions internes. Par contre, son gouvernement a été solidaire avec le Vietnam, alors sous les bombes, et a condamné sans ambages le blocus contre Cuba, alors sous le feu d’une campagne de désinformation et d’une guerre économique semblables à celles qui souffre aujourd’hui le Venezuela.

Il y a quelques jours, plusieurs intellectuels, dont certains proches du gouvernement d’Allende, se basant sur ces expériences, ont rédigé une lettre ouverte à la Haute commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet.2 Inquiets par les « sanctions économiques » imposées par les Etats-Unis au Venezuela qui ont occasionné des pertes pour U$ 23 milliards, ils lui demandent d’intervenir.

La finalité avouée de ces « sanctions » –expliquent-ils– est d’empêcher la récupération économique du pays et d’affamer la population pour « accélérer le collapse », selon les mots de l’ex-ambassadeur des États-Unis au Venezuela, William Brownfield. Cette agression contre la population viole la Charte de l’ONU, le Pacte des droits civils et politiques, ainsi que le Pacte des droits économiques, sociaux et culturels. Et, plus généralement, le droit international.

Revenons à la question de départ : peut-on accepter, au nom de la liberté de création, que quelqu’un fasse dire à un personnage des mots qu’il n’a jamais prononcés ?

Ce n’est pas la première fois qu’Allende se voit affecter des propos contraires aux faits historiques. En 2015, des membres du gouvernement chilien ont affirmé que, devant la revendication maritime bolivienne, la politique d’Allende s’est limitée au respect des traités. Alors qu’en 1971, il a envoyé un émissaire à La Paz pour négocier un accès à la mer.3

Plus récemment, dans un film de reconstitution « imaginaire » du jour du coup d’État, l’auteur invente d’abord une dispute téléphonique – inexistante – entre Allende et le chef du Parti Socialiste ; ensuite met en scène le désaveu d’Allende par les partis de sa coalition –qui n’a jamais existé–, et enfin, fait dire au Président, en plein bombardement du palais, que sa gestion est un « échec ».

Le républicain Espagnol exilé au Chili en 1939, Víctor Pey, a été concerné par une affaire comparable et, à notre avis, il a répondu brillamment. Proche de Salvador Allende et de Pablo Neruda, il a été présenté dans le film Neruda de Pablo Larraín comme celui qui a livré le futur prix Nobel à la police. Or, les faits qui indiquent plutôt le contraire : Pey était parmi les personnes qui ont aidé Neruda à fuir le pays.

Avant son décès en 2018, à 103 ans, Víctor Pey a pu répliquer à ceux qui ont « imaginé » son comportement en 1948 : « Bien que la liberté dans l’art est et doit être infinie, elle ne l’est plus lorsqu’il y a des informations qui permettent de lier les faits aux personnages de chair et d’os. ». En effet, personne n’a le droit de travestir les faits historiques ni de faire dire aux personnages ce qu’ils n’ont pas dit.

Ariel Dorfman a évidemment le droit d’écrire son point de vue sur le gouvernement du Venezuela. Mais, pourquoi le présenter comme s’il était celui de Salvador Allende, le rangeant ainsi parmi ceux qui critiquent Nicolas Maduro? L’écrivain ne peut ignorer que cette utilisation de la figure du Président chilien, même sous le couvert d’une « Lettre imaginaire », est questionnable sur un plan éthique.

Jorge Magasich,

Professeur retraité d’Histoire contemporaine à l’IHECS

Ce texto reçu le soutien de:

Pablo Sepúlveda Allende, médecin au Venezuela, petit-fils de Salvador Allende

Atilio Borón, politologue et sociologue argentin, professeur à l’Université de Buenos Aires

Hugo Moldiz Mercado, avocat, journaliste et directeur de l’hebdo La Época. Coordinateur du chapitre bolivien du Réseau de Défense de l’Humanité (REDH)

Maria Nela Prada Tejada, activiste social internationaliste, membre du Chapitre bolivien REDH 

Amzat Boukari, écrivain, docteur en Histoire et civilisations africaines, auteur d’Africa Unite

Omar González, Prix Casas de las Américas

Alicia Jrapko, étasunienne, coéditrice de “Résumé Latino-Américain”

Ángel Guerra Cabrera, professeur et journaliste, Cuba/Mexico

Paul-Emile Dupret, juriste, Parlement européen, groupe GUE/NGL

Jeremy Fox, écrivain, journaliste Royaume-Uni

Paula Polanco, présidente d’INTAL, Belgique

Ronnie Ramírez, cinéaste, Belgique

Felisa Cereceda, petite-fille de Violeta Parra

Chiliens de la deuxième et troisième génération, Liège, Belgique

1 Publié aux Etats-Unis par The Nation el 2 février : www.thenation.com/article/venezuela-maduro-chile-allende/ et en Belgique par le site Barril.

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