Peut-on encore questionner la science?

Carlos Perez poursuit sa réflexion sur comment les “valeurs” du capitalisme pénètrent les différents champs de notre société. Après l’école et le sport, c’est au tour de la science d’être passée au crible. Là encore, compétitivité, rendement et prolétarisation nous écartent de plus en plus d’une science au service du peuple.


 

 « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », cette phrase attribuée à Rabelais souligne la contradiction entre l’éthique, la science et la morale.

Pour le physicien Sean Carroll les hypothèses demeurent l’outil le plus utile de la science :      «La théorie c’est la compréhension, et la compréhension du monde est le seul propos de la science ».

La culture (scientifique, technique et industrielle) “doit permettre au citoyen de comprendre le monde dans lequel il vit, de se préparer à vivre dans celui de demain et de devenir un acteur de la démarche scientifique ; en développant l’information et la réflexion du public sur la science et ses enjeux, en favorisant les échanges avec la communauté́ scientifique, en partageant les savoirs, en éduquant à une citoyenneté́ active, la culture inscrit la science dans la société́”.[1]

C’est malheureusement tout le contraire qui se produit aujourd’hui, la science est complètement hors sol !

La science nous est vendue comme un dogme par des scientistes et des positivistes institutionnels de tous bords de la même façon que nous sont vendues la croissance et la compétition : interdiction de douter et d’interroger ces sujets fétichisés.

Mais qu’en est-il réellement de la science aujourd’hui ? On peut qualifier le système scientifique mondial actuel de régime néolibéral de production et de circulation des connaissances scientifiques. En pratique, un système gouverné par les instruments du nouveau management public (NPM) avec l’effacement des frontières entre science, commerce et industrie, encastré dans une logique économique et de marché, soumis aux puissances dominantes.

La science n’est pas neutre, elle ne se promène pas comme un électron libre en dehors d’un contexte social, politique et économique. Quel que soit le secteur (sport, culture, éducation soins de santé, science ou industrie), les idéologies dominantes sont les idéologies des classes dominantes.

L’usage de la science dans ce cadre n’est pas totalement objectif, il en fait une des formes de la pensée humaine et non une expression directe d’une réalité certaine et indiscutable et, à ce titre, elle intègre une série de biais et de limites systémiques qui, dans un système néolibéral, l’empêchent d’être réellement au service de la collectivité. On le constate à travers la marchandisation, la compétition, la croissance et l’efficience productive qui doivent faire marcher les règles de la concurrence toujours poussée à l’extrême dans ce secteur comme dans tous les autres.

Cette logique néolibérale a engendré une prolétarisation de ce secteur de la même façon que se sont prolétarisés tous les autres secteurs.

“La prolétarisation est, d’une manière générale, ce qui consiste à priver un sujet (producteur, consommateur, concepteur) de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et théoriser).” Il faut tout d’abord rappeler que “Marx ne dit pas que le prolétariat est la classe ouvrière, il dit que la classe ouvrière est la première classe à être touchée par la prolétarisation”, par la privation et par la confiscation de ses savoirs et compétences. Les prolétaires n’ont pas disparu : la prolétarisation, c’est-à-dire la perte des savoirs, a, au contraire, envahi « toutes les couches de la société ».[2]

Aucun endroit, aucun secteur n’est exempt ni protégé de cette logique de prolétarisation face au capitalisme. Ainsi, dans le domaine de la science, on dépossède le scientifique des savoirs complexes comme dans le secteur industriel on a dépossédé l’ouvrier de compétences complexes ou encore dans le domaine agricole, on a dépossédé l’agriculteur et transféré ses compétences à la machine. Aucun secteur n’échappe à la logique capitaliste !

Pour paraphraser Gramsci, l’hégémonie culturelle des dominants s’immisce dans tous les secteurs et ne permet qu’une autonomie hypothétique voire une autonomie sous-tutelle puisque l’outil à travers la propriété privée des moyens de production et la production intellectuelle ou culturelle à travers les brevets et les propriétés intellectuelles est accaparé par des opérateurs économiques privés.

Comment cet accaparement et cette tutelle s’insinuent-ils dans le corps social ?

Aurélien Berthier nous éclaire sur la réponse apportée par Gramsci:

“Si le pouvoir bourgeois tient, ce n’est pas uniquement grâce à la main de fer par laquelle il tient le prolétariat, mais essentiellement grâce à son emprise sur les représentations culturelles de la masse des travailleurs.

Cette hégémonie culturelle amène même les dominés à adopter l’efficience productive, la compétition, la croissance, le tri, la sélection, la relégation c’est-à-dire la vision du monde des dominants et à l’accepter comme « allant de soi ». De fait, l’hégémonie culturelle est déterminée par les dominants comme naturelle et comme la meilleure voire l’unique option pour l’homme.

Cette domination se constitue et se maintient à travers la diffusion de valeurs au sein de l’École, l’Église, les partis, les organisations de travailleurs, l’institution scientifique, universitaire, artistique, sportive, les moyens de communication de masse… Autant de foyers culturels propageant des représentations qui conquièrent peu à peu les esprits et permettent d’obtenir le consentement du plus grand nombre.”

À ce titre, la science n’est pas une institution déconnectée des autres sphères sociales ni un lieu de démocratisation face à ceux qui l’instrumentalisent et la financent.

La pandémie actuelle nous confirme – s’il fallait encore le confirmer – la véracité de l’analyse de Gramsci ! Le progrès techno-scientifique des dominants organisé autour du marché de la compétition et de la concurrence dépossède, cloisonne et déshumanise tous les secteurs occupés par l’homme y compris celui de la science et de la santé : asphyxie de l’hôpital public, conflits d’intérêts, ajustements des normes en fonction des marchés potentiels, pantouflage et lobbying à l’avantage des opérateurs privés, partenariat Public-Privé toujours à l’avantage des partenaires privés, taylorisation, cloisonnement, dispersion et sous-traitance qui limitent et enferment le scientifique dans des processus contractuels, modélisation, statistiques « bidouillées », publications scientifiques « bidouillées », dons toxiques de mécènes et des fondations aux institutions et aux universités, New Public Management organisé pour la rentabilité et les marchés avec leur lot d’évaluation qui dépossède le scientifique, le “mesusage” ou comment on fabrique des maladies pour  faire le commerce de médicaments, la question des brevets propriété intellectuelle de gros opérateurs économiques, le secret commercial alibi pour la fraude et la corruption… 

La science et les scientifiques sont le rouage d’une machine qui les dépasse et les prolétarise. Pour le dire autrement, l’expérience d’une singularité́ prend toujours appui sur l’inscription d’une conscience qui la dépasse et la précède et qui s’inscrit dans une expression/compréhension collective de la réalité́. Chaque personne, chaque contexte socio-historique, chaque société́ contribue à produire des savoirs qui contribuent à leur tour à façonner le social et ultimement la part de social en chacun de nous. Imaginer que la science et les scientifiques échappent à cette logique est tout simplement farfelu. Un exemple parmi d’autres de cette croissance et de cette compétition scientifiques et mortifères, c’est l’obsolescence programmée ou encore la bombe atomique.

« Le diable se cache définitivement dans les détails ». Cette expression du XIXe siècle attribuée à Nietzsche correspond à l’idée suivante :  il faut s’intéresser à tous les détails d’une affaire au risque qu’une petite faute, une négligence ou un manquement compromette le tout et ne permette plus de comprendre le problème.

 

Conclusion

Pour paraphraser une expression dérivée du conte écrit en 1837 par le danois Hans Christian Andersen « Le roi est nu », je peux dire que la science est nue et la méthode est à poil !

Se cacher ou s’abriter derrière la neutralité de la méthode scientifique pour clore le débat est absurde et malhonnête.

La méthode scientifique organisée pour la compétition et les marchés, ce n’est pas la même chose que la méthode scientifique organisée par la coopération et le partage, la « Bad » science, la mauvaise science (Ben Goldacre).

Une science pour le peuple et une science contre le peuple ce n’est pas la même chose !

Comme le disait Galien (célèbre médecin de l’antiquité) : « science sans conscience n’est que ruine du corps ».

Des scientifiques n’ont-ils pas approuvé l’eugénisme sous couvert de la science pour mener des politiques de stérilisation massive et bien d’autres choses ?

«  En 1904, Francis Galton expose ses idées devant une foule de médecins et de scientifiques. Son discours largement diffusé servira de point de départ aux mouvements eugénistes américain et européen qui se développeront dans la première moitié du Xxe siècle. Les politiques eugéniques, mises en place dans 25 pays démocratiques, ont surtout consisté en des lois rendant la stérilisation obligatoire des faibles d’esprit et des criminels et de lois permettant un contrôle des mariages par un certificat prénuptial. Les États-Unis vont aussi restreindre l’immigration et l’Allemagne va pousser à l’extrême sa politique eugénique en organisant l’euthanasie des malades mentaux ».[3]

Cet eugénisme culturel de sélection des méritants organisé pour les « premiers de cordée » et par des prix Nobel tels que Charles Richet et Alexis Carrel, n’est-il toujours pas présent et totalement intégré dans nos vies encore aujourd’hui et dans tous les secteurs y compris dans nos écoles avec cette incontournable « courbe de Gauss  » (également connue sous le nom de «  courbe en cloche  » ou encore de « courbe de la loi normale  ») qui organise le tri et la sélection permanents ?

Une servitude volontaire de la pensée qui doit être acceptée et se généraliser, où le questionnement personnel sur des éléments clés n’a plus droit de cité. Une soumission aveugle à des règles et dogmes qu’il est impossible de questionner voire de remettre en doute sans subir l’ostracisme et le bannissement.

La vérité vient toujours d’en haut et les idées des idéologies dominantes sont toujours servies comme indiscutables et indépassables par notre élite depuis plus d’un siècle avec les mêmes desseins de hiérarchisation et de sélection dans le but – toujours identique depuis la prise de pouvoir de la bourgeoisie – d’exclure la majorité d’entre nous. Cette vérité est en outre toujours appuyée par nos experts et scientifiques de tous bords comme élément d’autorité qui doit justifier le progrès et la croissance liés au capitalisme.

En définitive, la science pour le peuple et la science contre le peuple, cela existe bel et bien.  Le capitalisme a, qu’on se le dise, son propre agenda pour les sciences avec «  la compétition comme modèle, la croissance indéfinie comme dogme et le mépris des autres comme méthode  », ce n’est plus un secret pour personne.

Pour ma part, la seule bonne science est celle qui se bat contre les injustices et la misère, une science de classe.

 

Notes:

[1] D’après l’AMCSTI – association des musées et centres de science pour le développement de la C.S.T.I.

[2]https://arsindustrialis.org/proletarisation

[3] AUBERT MARSON (D.), “L’eugénisme : une idéologie scientifique et politique”, in ETHIQUE ET SANTE, Vol 8, N° 3, 2011/09

 

Retrouvez le livre de Carlos Perez aux éditions Aden:

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