Pérou, un putsch, quelques leçons

La victoire électorale de Pedro Castillo aux élections présidentielles de juin 2021 ne fut pas à vrai dire une victoire tout à fait politique dans le sens classique du terme, mais une victoire empreinte d’une forte tonalité anthropologique. Le « petit peuple » composé d’Indiens et de métis, c’est-à-dire la grande majorité de la population du pays, comprenait par instinct que cet instituteur, paysan à ses heures, était quelqu’un d’autre que l’élite arrogante qui dirige le Pérou, à son seul bénéfice, depuis des siècles.

Victime d’un coup d’État savamment orchestré, leur président emprisonné, c’est ce petit peuple qui se soulève contre les imposteurs, un peu partout dans le pays profond, et est victime d’une répression criminelle, également anthropologique, de ces élites-là qui, ne supportant pas l’idée que la « populace » eût pu oser vouloir diriger le pays, tient à la punir brutalement au prix de dizaines de morts, pour le seul fait d’avoir essayé.

Cela étant dit…

Cette expérience de l’ascension et de la chute de la gauche péruvienne est l’occasion, à notre avis, de réfléchir à son parcours, bref mais non dépourvu d’enseignements politiques. Ainsi, on ne peut que souscrire au tweet d’Evo Morales diffusé le soir du coup d’État qui a destitué le président Pedro Castillo, dans lequel il invite la gauche à « réfléchir » : « Un gouvernement populaire – souligne l’ancien président bolivien – ne doit jamais abandonner sa ligne idéologique ; croire que la droite peut accepter la gauche au pouvoir est une erreur historique ». A son tour, le président mexicain Lopez Obrador visait aussi juste, nous dirions même un peu plus juste, dans sa réaction au putsch : « Nous regrettons qu’en raison des intérêts des élites économiques et politiques, depuis le début de la présidence de Pedro Castillo, une atmosphère de confrontation et d’hostilité ait été entretenue contre lui, l’amenant à prendre des décisions qui ont servi ses adversaires pour commettre sa destitution. »

En effet, « Castillo a pris des décisions qui ont servi ses adversaires ». Mais pas toujours en réponse au comportement hostile de ses adversaires, parfois de sa propre initiative, ou plus exactement à l’initiative d’un secteur de la gauche qui n’a pas attendu cette hostilité pour faciliter, involontairement bien sûr, l’objectif de la droite péruvienne qui avait besoin de prétextes pour en finir avec le règne d’un paysan qui osait contester ses privilèges. Des prétextes contenus dans le programme même du candidat Castillo et dans d’autres initiatives qui, ce dernier une fois élu, ont conforté les sinistres plans de la réaction. Il faut réfléchir à cette expérience, pour reprendre les mots de Morales, car le problème est important pour une gauche (pas seulement latino-américaine) qui a tendance à négliger des notions, pourtant indispensables dans la difficile lutte politique de notre temps, telles que le rapport des forces et la viabilité des programmes.

Le Pérou, centre du pouvoir espagnol dans la période coloniale, a une droite conservatrice particulièrement élitiste et la Constitution du pays, façonnée par Fujimori, reflète bien cette hégémonie. Le candidat Castillo et ses soutiens de gauche ont proposé, comme objectif central de leur programme, d’élaborer une nouvelle Constitution, ce qu’on peut comprendre. Le problème est que lors du premier tour des élections Castillo n’a obtenu que 19 % des voix, c’est-à-dire un taux de soutien assez modeste à sa candidature et à son programme. Au second tour, il a triomphé avec 51 % des voix ; ce résultat s’explique par le rejet à la candidature de Keiko Fujimori (49 % des voix), la fille de l’ancien président abhorré par les Péruviens. Et Castillo et la gauche étaient bien conscients du pourquoi de ces résultats.

Malgré cela, une fois élu, Castillo persista et proposa la révision de la Constitution. Or, me semble-t-il, on ne change pas la Constitution d’un pays avec un avantage de 2 % (et seulement 19 % de « fonds propres » !). Ce n’est tout simplement pas démocratique et l’opposition ne tarda pas à s’approprier ce somptueux cadeau pour attaquer Castillo et l’obliger à faire marche arrière. Autre faux pas assez édifiant, lors de la nomination de son cabinet ministériel, Castillo nomma comme ministre des Affaires étrangères Hector Béjar, ancien chef de guérillas, âgé de quatre-vingt-cinq ans. Inutile de dire que l’opposition et les médias ont lancé une violente campagne accusant Castillo de collusion avec le terrorisme et l’obligeant à démettre Béjar dix-huit jours après sa nomination. Ebranlé, souhaitant « réparer » sa faute, Castillo nomma à sa place Oscar Maurtua, un personnage très proche de la Maison Blanche…

Le coup final

Enfin, Castillo décida, le 7 décembre dernier, de suspendre le Congrès et de gouverner par décrets pour contrer la féroce campagne de la réaction et ce fut le cadeau final pour sceller son élimination. Non seulement, la décision n’était pas très bien ficelée (les conditions « techniques », n’étaient pas réunies pour justifier une telle mesure), mais en plus, elle visait aussi l’élection « dans les plus brefs délais » d’un Congrès constituant en vue de la rédaction…d’une nouvelle Constitution « dans un délai ne dépassant pas neuf mois ». Revoilà donc le mantra de toujours. La cerise sur le gâteau pour alimenter les plans putschistes. Et la raison de nous demander s’il n’eut pas été préférable de concentrer les efforts pour proposer et lancer des programmes bien plus compréhensibles pour le grand public, visant par exemple à taxer lourdement les fabuleux bénéfices des grosses entreprises minières, très souvent contrôlées par des capitaux étrangers. Ou pour lancer une chasse sans concessions contre les colossales évasions fiscales que connaît le pays depuis toujours, au lieu de s’obstiner sur la question constitutionnelle.

Ce fut un coup d’État grossier bien entendu, même s’il se donna des allures pseudo-institutionnelles via des résolutions du Parlement. L’ambassadrice des États-Unis, Lisa Kenna, ne pouvait pas rester en marge et c’est ainsi qu’immédiatement après le discours de Castillo annonçant sa décision, elle donna le coup d’envoi de l’opération par un tweet : « Les États-Unis demandent instamment au président Castillo de revenir sur sa tentative de fermer le Congrès et de permettre aux institutions démocratiques du Pérou de fonctionner conformément à la Constitution. » La tonalité est impérative, madame ne donne pas un avis, elle donne des ordres vite exécutés.

De l’autre côté de la barricade, l’insurrection d’un peuple rassemblé en mode autogéré, sans participation des politiques, et qui n’est pas disposé à accepter cette nouvelle tromperie. Ils ont bien compris que ce sont encore une fois les grands possédants et les institutions qu’ils corrompent qui emprisonnent leur instituteur-paysan, et avec lui, leurs rêves d’un autre Pérou. Un espoir brisé, hélas, non seulement par l’égoïsme sans limites des nantis mais également miné par des erreurs d’une gauche qui privilégie des objectifs, certes légitimes et ambitieux, mais mal préparés et irréalisables à court terme. Et ledit espoir de devenir encore plus incertain et plus lointain.

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