Odessa : entre le burlesque et l’effroi

« Je n’ai pas peur. Il faut parler : le fascisme c’est une tumeur maligne et si vous ne l’arrêtez pas ici, il reviendra jusqu’à vous comme jadis à Berlin. J’ai été élevée comme quelqu’un de bien, j’ai élevé mon fils de la même manière, avec des principes. Les gens qui sont morts auraient pu être utiles à leur pays. Pourquoi vous taisez-vous ? Pourquoi la France que nous avons libérée, nous les Russes, fait silence sur nous ? Comment vous expliquer par quel enfer nous passons. Pouvez-vous le comprendre ? ». Lisez cet extrait de l’ouvrage URSS, 20 ans après écrit par Marianne Dunlop et Danielle Bleitrach (Editions Delga).

 

 

(…) À Odessa, il va falloir changer les règles du jeu de notre reportage. Comme nous l’a dit un de nos interlocuteurs : « Ce n’est pas le IIIe Reich, il y a beaucoup d’opérette, mais on peut perdre sa santé, son emploi, son appartement et se retrouver en prison. »

Au moins pour un temps. Ce qui tempère, toujours selon lui, la férocité de la répression, est que : « premièrement ceux qui sont compétents en la matière, le SBU, sont si vénaux qu’ils agissent pour récolter des rançons. Il est possible de racheter leurs prisonniers, c’est même conçu pour ça. Nous organisons des collectes à cet effet. Quitte à les voir livrer leurs proies odessites dans les échanges avec les prisonniers faits par la Résistance dans le Donbass. En ce moment, nous espérons deux militants qui doivent nous être remis à Kharkov. Deuxièmement, ceux qui le feraient par conviction, par amour de l’art fasciste, les militants de Pravy Sektor, sont encore maladroits et n’ont pas les compétences policières. » Mais avec le temps, tout ça peut encore se durcir et il faut prévoir dès aujourd’hui.

Il y a bien sûr des interactions entre Pravy Sektor et la police. Par exemple, quelqu’un est convoqué au SBU pour interrogatoire et là au bout de quelques heures il est relâché faute de preuves, mais à la sortie il est entouré par un groupe d’individus, transporté dans un coin à l’écart, où il est vigoureusement tabassé à coup de battes et on le laisse là en sang à titre d’avertissement.

Le plus douloureux de la situation, toujours selon lui, est que sur les vidéos des événements du 2 mai, ils ont pu établir la liste de ceux qui ont tué, ils l’ont donnée à la police. Ces gens ont été immédiatement relâchés et ils les croisent dans les rues ; il nous parle d’un avocat, des gens qui ont pignon sur rue et il nous le montre sur une vidéo en train d’achever un blessé à terre.

Avec le 2 mai, l’incendie de la maison des syndicats, et cette ambiance oppressante, les foules qui défilaient tous les dimanches pour réclamer un référendum sur le fédéralisme et contre le Maïdan se sont divisées en quatre parts, toujours selon lui :

1. Ceux qui se sont enfuis en Crimée ou en Russie pour sauver leur peau, ils étaient trop dans le viseur.
2. Ceux qui ont rejoint les insurgés du Donbass.
3. Ceux qui sont en prison.
4. Ceux qui se taisent.

Notre interlocuteur ajoutera : « Il y a ceux qui résistent ici, mais de ceux-là je ne dirai rien. Ce dimanche vous verrez une de leurs manifestations pour célébrer le souvenir de ce qui s’est passé à la Maison des syndicats, il y a juste six mois. Mais ils risquent gros, il y a actuellement des purges dans toute l’administration, dans la presse, dans l’éducation… Je vous donnerai la photocopie d’un texte concernant les enseignants. Vous pourrez la publier et la traduire et vous mesurerez le courage de ceux qui s’affichent au grand jour ! »

Voici pour vous expliquer pourquoi désormais notre reportage va changer de ton, nous masquerons les prénoms et les activités de nos interlocuteurs, nous ne dirons pas où nous les avons rencontrés, combien ils étaient et tenterons même d’effacer les caractéristiques qui les rendent reconnaissables. Ce sont des gens formidables et de surcroît, en bons Odessites, ils conservent un humour ravageur.

 

Odessa : les mères de mai

 

Hier soir, nous avons vécu un moment infiniment douloureux, nous avons rencontré une dizaine de mères de jeunes gens qui ont péri dans les événements du 2 mai. Au-delà de toute politique, je ressentais personnellement avec une terrible intensité leur gouffre intérieur, cette impression lue dans leurs yeux que plus rien n’avait d’importance. Il ne leur restait plus qu’une obsession, leur tenant lieu de raison de vivre : empêcher l’oubli. Dire l’injustice subie et qui se renouvelle chaque jour… Le fascisme insidieux et qui prétend les faire taire.

Avec une infinie pudeur, elles nous tendaient des photos, celles d’hommes dans la force de l’âge, avec leur famille, en vacances, et même un adolescent. Vous savez cet enfant, ce komsomol que vous avez vu avec son grand drapeau rouge. Il le portait la veille, lors de la manifestation du 1er mai 2014. Sa mère, à peine plus âgée que lui, nous a dit en balbutiant, la bouche tordue pour retenir les larmes, qu’une cellule communiste d’Italie avait pris son nom. On lui disait combien on l’admirait pour avoir élevé un pareil fils et elle avait la moue d’un bébé et l’oeil embué en balbutiant ces mots. Elle nous a tendu une photo avec un poème, il avait un regard d’archange.

À côté d’elle, pendant toute la discussion, une autre femme ne cessait de prendre et reprendre les images d’un fils à tous les âges, l’une d’elle était encore dans son cadre et elle les battait comme une cartomancienne sans destin, comme si elle cherchait à comprendre seulement ce qui s’était passé. Et puis elles ont parlé et elles ont dit la réalité du fascisme qui s’est abattu sur Odessa, la peur qui avec la mort de leurs enfants s’est mise à planer sur cette ville, un brouillard épais fait de silence, de mensonges, de regards qui se détournent et qui les isolent du reste du monde qui ne veut pas voir ce qui se passe dans ce port réputé pour son humeur joyeuse. Pensez à Marseille sur lequel tomberait un silence apeuré. Helena, qui parle français et qui l’enseigne, nous a expliqué qu’elles n’étaient pas toutes là : c’est une toute petite partie des mères, des familles… Elles ont voulu dire chacune leur tour qui étaient leurs enfants. Elles insistaient sur leurs diplômes, leur profession, leurs talents, c’étaient des ingénieurs en bâtiment ; un marin, un étudiant… « Il fallait que l’on sache ! »

Ils ont dit d’eux que c’étaient des voyous, des SDF, ce n’était pas vrai, ils avaient une vie pleine d’avenir. Simplement ils n’avaient pas voulu tolérer le fascisme, l’avaient combattu. Je l’ai supplié de ne pas y aller, il m’a dit : « Il le faut ! » Ces mères multiplient en vain les interventions pour que la Cour pénale dise et reconnaisse quelles personnes de qualité le pays a perdu. Celle qui les organisait avait encore son fils en vie mais il était prisonnier pour avoir défendu ceux que l’on battait dans la rue Grecque. Il n’avait pas d’arme, même pas un bâton. Depuis il est en prison, sans le moindre jugement. Il y a ainsi quatre-vingts prisonniers retenus depuis ce jour sans avocat, sans jugement. Cela fait partie du no man’s land juridique dans lequel elles se débattent toutes.

Il n’y a eu aucune déclaration officielle ni sur le nombre de morts, ni de disparus. 82 ou 92 personnes sont ainsi portées disparues et le chiffre de 217 morts est avancé. L’une des femmes travaille dans les services judiciaires et elle a su que ce jour-là, dans ce quartier de la ville, ont été recensés sur les registres officiels 61 décès. « Ils ne le disent pas parce qu’à partir de 50, c’est un génocide et ils ne veulent pas le reconnaître. »

Depuis, tous les 2 de chaque mois, elles commémorent leurs morts, la police et la municipalité tentent de les en empêcher. Le mois dernier, ils ont franchi un nouveau seuil, ils ont traîné certaines d’entre elles et des hommes à la police. Dans la nuit, à quatre heures du matin, ils ont perquisitionné chez elles. Elles avaient déposé des fleurs, des photos, des couronnes envoyées de toutes les villes d’Ukraine, la même nuit Pravy Sektor est venu, a tout saccagé et emporté les fleurs, les couronnes, les photos et même une croix. Ils ont tout brûlé. Le lendemain, elles sont revenues et avec elles un grand nombre d’anonymes et il y avait encore plus de fleurs, mais la nuit suivante ils ont recommencé. Les gens ont peur et se taisent.

Cette institutrice dans une école rurale nous dit en serrant les dents que dans son village personne n’a osé lui présenter ses condoléances. Elle a une coiffe, une résille noire dont s’échappent des mèches grises, elle a l’âge passé de la retraite, elle continue. Elle proteste à la fois contre l’oubli de son enfant et la manière dont on invente l’histoire, les programmes qui changent les faits.

Le cauchemar est ainsi renouvelé et le deuil est impossible, parce que tout est incompréhensible. Ce soir-là, ce fut l’horreur, souvent apprise sur les chaînes de télé qui commençaient déjà à mentir en inventant que des Russes, des gens venus de Transnistrie avaient attaqué des Odessites. Le coeur battant, les jambes ne les portant plus, elles ont couru à la recherche de leur enfant, d’autres de leur mari ou frère, elles se sont jetées devant les assaillants pour sauver ceux qui pouvaient l’être. Helena s’interposait, sauvait des gens sur lesquels ces brutes s’acharnaient… elle ignorait qu’à quelques mètres d’elle son fils agonisait. Quand elle l’a retrouvé il était trop tard.

L’une d’elle a crié aux pompiers : « Pourquoi vous ne sauvez pas les gens dans cet incendie ? » Des silhouettes étaient aux fenêtres et ils redescendaient leurs grandes échelles. « Mais pourquoi ? » a-t-elle hurlé et elle refait le geste de leur réponse, ils ont haussé les épaules pour dire qu’ils n’y pouvaient rien, ils avaient des ordres. Elle est convaincue qu’on aurait pu sauver tout le monde.

Un autre fils qui accompagnait sa mère nous décrit aussi ce qu’il a vu, ces gens enveloppés dans un drapeau ukrainien dansant une infernale sarabande au milieu des corps étendus et criant leur joie, leur ivresse de la mort… À quoi les mères répondent en écho avec l’exemple de cette femme qui sur un plateau de télévision a applaudi à l’annonce de ce tragique autodafé de leurs enfants.

C’était voulu, affirment-elles. Une des femmes, blonde, coupe au carré, encore belle sous le masque de souffrance, n’a plus de larmes à verser. Quand je leur demande si je peux publier leur nom, elle m’interpelle au nom de mon pays et de l’Europe qui se tait. « Je n’ai pas peur. Il faut parler : le fascisme c’est une tumeur maligne et si vous ne l’arrêtez pas ici, il reviendra jusqu’à vous comme jadis à Berlin. J’ai été élevée comme quelqu’un de bien, j’ai élevé mon fils de la même manière, avec des principes. Les gens qui sont morts auraient pu être utiles à leur pays. Pourquoi vous taisez-vous ? Pourquoi la France que nous avons libérée, nous les Russes, fait silence sur nous ? Comment vous expliquer par quel enfer nous passons. Pouvez-vous le comprendre ? »

Elle n’a même pas de papiers officiels, elle ne sait toujours pas pourquoi et comment est mort son enfant. Ses blessures n’étaient pas thermiques mais chimiques. Il en est ainsi de toutes ces femmes qui font le siège de la commission d’enquête qui n’agit pas. Les mères et les survivants ont même reçu des lettres, dans lesquelles il était écrit : « Vous n’avez pas été tuées, nous allons réparer cette erreur ! » Ce sont des bêtes. Le fils de Tamara qui était handicapé, un déficient mental… était au troisième étage quand les assassins l’ont cerné, il était venu à leur rencontre avec pour seule arme une icône, ils l’ont abattu.

Ce sont des bêtes féroces à qui l’on croyait pouvoir parler comme à des êtres humains, un innocent… Et elles poursuivent inlassablement, déroulent le fil de ce qu’elles subissent encore et encore : « Alors imaginez ce que nous avons ressenti quand le président Porochenko se félicitait de cette action à Odessa en disant : “Nous voyons le prix payé dans le Donbass pour n’avoir pas arrêté à temps les séparatistes comme nous l’avons fait à Odessa.” » Dans son clip de propagande électorale Porochenko à un moment disait : « Nous construisons un État fort ! », et c’était illustré d’une photo de la maison des syndicats en flammes !

Le même Porochenko a prétendu que désormais Odessa est une ville bandériste. Ce n’est pas vrai, il ne sait pas ce que les Odessites pensent, même s’ils se taisent, s’ils sont figés par la peur, et ils arrivent même parfois à défier l’ordre fasciste, comme cette pétition par laquelle nous exigions une plaque commémorative là où étaient morts nos enfants, ils sont venus la signer par milliers, silencieusement.

Le gouverneur a dit que cela concernait la ville, le maire a dit qu’ils en parleraient au Conseil, mais ils n’ont toujours pas répondu et quand nous allons faire pression pour que tout ne soit pas enterré nos interlocuteurs détournent les yeux et nous disent : « Laissez tomber ! » « C’est pour ça que nous avons besoin de vous, pour qu’ils se rendent compte que le monde s’émeut de ce qu’ils ont fait… Ils craignent l’opinion européenne, qu’elle s’aperçoive de qui ils sont réellement. » (…)

 

 

Extrait reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur. Tous droits réservés.

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