« Nous sommes ceux qui feront se lever l’aube »

Des millions de personnes manifestent en Inde. Un vent de protestation qui donne écho aux nombreuses autres mobilisations qui ont vu le jour un peu partout dans le monde, du Chili à la France en passant par l’Algérie, Haïti ou l’Équateur. Si chaque mouvement a ses spécificités, l’aspiration à des conditions de vie meilleure unit les masses de manifestants. La tendance ne devrait pas faiblir. Et pour cause, comme le pointe Vijay Prashad, le capitalisme ne peut pas fournir ce que la démocratie implique. Les politiques d’austérité néolibérales ont en effet entraîné une crise de la démocratie libérale, avec pour conséquences une insécurité économique élevée et une colère croissante contre le système. Prashad a bien cerné le problème et résume la contradiction profonde qui traverse notre époque. (IGA)


 

 Brusquement, dans toutes les régions de l’Inde, des gens ordinaires non affiliés aux partis politiques de la gauche indienne, sont descendus dans la rue pour exiger le retrait d’une loi fasciste qui ferait des musulmans des « non-citoyens ». Cette immense vague grossit même lorsque le gouvernement essaie de déclarer que les manifestations sont illégales, et même lorsque le gouvernement ferme l’Internet. Jusqu’à présent, vingt personnes ont été tuées par les forces de l’ordre. Rien n’a arrêté les gens, qui ont déclaré haut et fort qu’ils n’accepteraient pas d’être étouffés par l’extrême-droite. La population continue à se soulever de manière massive et imprévue.

La démocratie a été enchaînée par le pouvoir capitaliste. Si la souveraineté n’était qu’une question de nombre, les ouvriers et les paysans, les pauvres des villes et les jeunes seraient représentés par des gens qui font passer leurs intérêts en premier et seraient capables d’avoir la maîtrise sur le fruit de leur travail. La démocratie promet que les gens pourront contrôler leur destinée. Le capitalisme, d’autre part, est structuré pour permettre aux capitalistes – les détenteurs de la propriété – d’avoir le pouvoir sur l’économie et la société. Du point de vue du capitalisme, il n’est pas possible de permettre tout ce que la démocratie implique. Si la démocratie obtenait ce qu’elle veut, les moyens de produire la richesse seraient démocratisés ; ce serait un attentat contre la propriété, et c’est pourquoi la démocratie est restreinte.

Les systèmes démocratiques libéraux se développent autour de l’État, mais on ne peut pas permettre que ces systèmes deviennent trop démocratiques. Ils doivent être freinés par l’appareil répressif d’État, qui prétend limiter la démocratie au nom de « la loi et l’ordre », ou la sécurité. La sécurité, ou « la loi et l’ordre » deviennent des barrières contre la pleine démocratie. Plutôt que de dire que la défense de la propriété est le but de l’État, on dit que son but est de maintenir l’ordre, qui revient à faire passer les pratiques démocratiques les plus étendues pour de la délinquance et de la criminalité. Demander la fin de l’appropriation privée de la richesse sociale – qui est elle-même du vol – est appelé vol ; ce sont les socialistes, et non les capitalistes, qui sont définis comme des criminels, non contre la Propriété, mais contre la Démocratie.

Par ce tour de passe-passe, par le financement des médias privés et d’autres institutions, la bourgeoisie est en mesure de montrer de manière convaincante que c’est elle qui est le défenseur de la démocratie ; elle en vient donc à la définir comme se réduisant exclusivement aux élections et à la liberté de la presse – qui peuvent être achetées comme n’importe quelle autre marchandise – et non comme la démocratisation de la société et de l’économie. Les relations économiques et sociales sont exclues de la dynamique de la démocratie. Les syndicats – l’instrument pour la démocratisation des relations économiques – sont discrédités ouvertement et leurs droits sont restreints ; les mouvements sociaux et politiques sont caricaturés et des ONG émergent, qui réduisent souvent leur programme à de petites réformes plutôt que de contester les rapports de propriété.

Le mur qui sépare les élections de l’économie, réduisant la politique aux élections et empêchant la démocratisation de l’économie, donne un sentiment de futilité. La crise du cadre représentatif de la démocratie libérale en est l’illustration. La baisse de la participation électorale est un symptôme, mais il y a aussi l’utilisation cynique de l’argent et des médias pour déplacer l’attention de toute discussion substantielle sur les problèmes réels vers des problèmes imaginaires, la faire passer de la découverte de questions communes aux dilemmes sociaux à l’invention de faux problèmes sur la société. L’utilisation de questions sociales qui divisent permet de détourner l’attention de la faim et du désespoir. C’est ce que le philosophe marxiste Ernst Bloch a appelé « l’escroquerie de l’épanouissement ». Le bénéfice de la production sociale, écrit Bloch, « est récolté par la couche supérieure des grands capitalistes, qui utilise les rêves gothiques contre les réalités prolétariennes ». L’industrie du divertissement érode la culture prolétarienne avec l’acide d’aspirations qui ne peuvent pas être satisfaites dans le système capitaliste. Mais ces aspirations sont suffisantes pour écarter tout projet de la classe ouvrière.

Il est dans l’intérêt de la bourgeoisie de détruire tout projet des classes ouvrière et paysanne. Elle peut le faire par la violence, la loi, « l’escroquerie de l’épanouissement », notamment par la création d’aspirations au sein du capitalisme qui détruisent le programme politique visant à une société post-capitaliste. Les partis de la classe ouvrière et de la paysannerie sont ridiculisés pour leur échec à créer une utopie dans les limites du capitalisme ; ils sont moqués pour leurs projets décrétés irréalistes. L’escroquerie de l’épanouissement, les rêves gothiques sont considérés comme réalistes, alors que la nécessité du socialisme est présentée comme irréaliste.

L’ordre bourgeois a cependant un problème. La démocratie exige un soutien de masse. Pourquoi les masses soutiendraient-elles des partis dont le programme ne satisfait pas les besoins immédiats de la classe ouvrière et de la paysannerie ? C’est là que la culture et l’idéologie jouent un rôle important. « L’escroquerie de l’accomplissement » est une autre manière de penser l’hégémonie – la façon dont la conscience sociale de la classe ouvrière et de la paysannerie est façonnée uniquement par leurs expériences, ce qui leur permet de reconnaître l’escroquerie, mais également par l’idéologie de la classe dominante qui s’insinue dans leur conscience par le biais des médias, des institutions éducatives et des formations religieuses.

L’escroquerie grandit encore lorsque les structures de base du bien-être social – imposées aux gouvernements par les peuples – sont débitées en petits morceaux. Pour atténuer la dureté de l’inégalité sociale résultant de l’appropriation privée de la richesse sociale par la bourgeoisie, l’État est contraint par le peuple de mettre en place des programmes sociaux – la santé publique et des écoles, ainsi que des programmes de protection sociale pour les indigents et les travailleurs pauvres. Si ces programmes ne sont pas accessibles, les gens commenceront à mourir en grand nombre dans les rues, ce qui remettrait en question « l’escroquerie de l’épanouissement ». Mais, conséquence de la crise de rentabilité à long terme, ces programmes ont été supprimés au cours de ces dernières décennies. Le résultat de cette crise de la démocratie libérale due à la politique d’austérité néolibérale est une insécurité économique élevée et une colère croissante contre le système. La crise de la rentabilité devient une crise de légitimité politique.

La démocratie est un jeu de nombres. Les oligarchies sont contraintes, par la mise en place de systèmes démocratiques, de respecter le fait que les masses doivent participer à la vie politique. Les masses doivent être politiques, mais – du point de vue de la bourgeoisie – elles ne doivent pas être autorisées à contrôler la dynamique politique ; elles doivent être politiques et dépolitisées en même temps. Elles doivent être suffisamment agitées, mais pas au point de remettre en cause la fine membrane qui protège l’économie et la société de la démocratie. Une fois que cette membrane est déchirée, la fragile légitimité capitaliste prend fin. La démocratie ne peut pas être permise dans l’arène de l’économie et de la société ; elle doit rester au niveau politique, où elle doit être limitée aux processus électoraux.

Les régimes d’austérité nuisent à la vie des masses. On ne peut pas leur faire croire qu’elles ne souffrent pas des restrictions et du chômage. L’austérité dissipe le brouillard de l’illusion ; l’escroquerie de l’accomplissement n’est plus aussi convaincante qu’elle l’était avant les coupes opérées dans les biens de première nécessité. La bourgeoisie préfère que les gens soient regroupés en « masses » plutôt qu’en « classes », en groupes d’intérêts indistincts et conflictuels qui peuvent être façonnés en fonction du cadre créé par la bourgeoisie plutôt que par leurs propres positions et leurs intérêts de classe. Alors que les néolibéraux voient leur projet politique s’épuiser tandis que leurs rêves d’accomplissement autour de termes tels que « l’esprit d’entreprise » se transforment en cauchemars de chômage et de faillite, l’extrême-droite émerge comme le champion du moment.
 

L’extrême-droite ne s’intéresse pas aux complexités du moment. Elle s’attaque aux principaux problèmes sociaux – le chômage et l’insécurité – mais elle ne prend pas en compte le contexte de ces problèmes ni ne se penche sérieusement sur les contradictions effectives qui doivent être abordées pour que les gens puissent les surmonter. La vraie contradiction est entre le caractère social du travail et l’accumulation privée ; la crise du chômage ne peut être résolue que si cette contradiction est dépassée au nom du travail social. Comme c’est innommable pour la bourgeoisie, elle ne cherche plus à résoudre la contradiction mais met en place une stratégie de leurre par substitution – on peut parler du chômage, par exemple, mais il n’est pas nécessaire d’en accuser le capital privé ; au contraire, il faut accuser les immigrés ou d’autres boucs émissaires.

Pour pratiquer cette stratégie, l’extrême-droite doit aller à l’encontre d’un autre courant de pensée du libéralisme classique : la protection des minorités. Les Constitutions démocratiques ont toutes été conscientes de la « tyrannie de la majorité », mettant des limites à ce pouvoir de la majorité au moyen de lois et de règlements qui protègent les droits et les cultures des minorités. Ces lois et ces règlements ont été essentiels à l’élargissement de la démocratie de la société. Cependant la démocratie de l’extrême-droite n’est pas basée sur ces protections mais sur leur destruction. Elle cherche à enflammer la majorité contre la minorité afin d’amener les masses à ses côtés, mais pas de permettre les classes en leur sein de développer leur propre politique. L’extrême-droite n’est pas fidèle aux traditions et aux règles de la démocratie libérale. Elle utilisera les institutions tant que celles-ci sont utiles, empoisonnant la culture du libéralisme, qui avait d’importantes limites, mais qui au moins accordait un espace à la contestation politique. Cet espace se restreint aujourd’hui tandis qu’une défense violente de l’extrême-droite est de plus en plus légitimée.

Les minorités sont privées de leurs droits au nom de la démocratie ; la violence est libérée au nom des sentiments de la majorité. La citoyenneté est limitée et réduite aux définitions de la majorité ; on dit aux gens d’accepter la culture de la majorité. C’est ce que le gouvernement BJP (du parti Bharatiya Janata) a fait en Inde avec l’amendement à la loi sur la citoyenneté de 2019. C’est ce que le peuple rejette.

Par l’escroquerie du pouvoir de la majorité, l’extrême-droite peut apparaître comme démocratique quand elle agit pour protéger la membrane qui sépare la politique (au sens purement électoral) et la société ainsi que l’économie. La protection de cette membrane est essentielle, l’abolition de toute extension potentielle de la démocratie dans la société et l’économie étant interdite. La fiction de la démocratie est maintenue tandis que la promesse de démocratie est évacuée.

C’est cette promesse qui fait descendre les peuples dans les rues en Inde, au Chili, en Équateur, en Haïti et ailleurs.

 

 

Vijay Prashad, historien, journaliste et commentateur indien, est directeur de Tricontinental: Institute for Social Research et rédacteur en chef de Left Word Books.

Cet article a été publié en anglais par Tricontinental: Institute for Social Research.

Traduit par Diane Gilliard pour Investig’Action

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