Nous n’avons pas encore enterré tous nos morts

Deux mois après le séisme qui les ont touchés, certains quartiers d’Antioche, “la reine de l’Orient”, n’ont toujours pas reçu une seule tente ni même une seule bouteille d’eau de la part du régime Erdogan.

 

Selon un vieux dicton des Arabes du Sud de la Turquie : “Antioche sera détruite par un séisme, Adana sera inondée par l’eau de ses fleuves et Tarse sera dévorée par les serpents”.

En observant les lézardes des murs de nos maisons, en découvrant les textes des auteurs gréco-byzantins de la ville et en écoutant les avertissements inquiets des sismologues, nous savions que cela devait arriver.

Mais nul n’aurait osé imaginer un désastre d’une telle ampleur lorsque le 6 février dernier, deux secousses de magnitude 7,8 et 7,5 ont touché onze provinces méridionales de Turquie et le Nord-ouest de la Syrie. Deux mois après le cataclysme, nous n’avons pas encore enterré tous nos morts que le bilan approche des 60 000 victimes.

Les larmes de Daphné

Bien qu’elle se situe à près de 200 kilomètres de l’épicentre, la ville d’Antioche, Antakya en turc, a été rayée de la carte. Le nombre de décès enregistrés dans la ville et sa province, le Hatay, dépasse celui des dix autres provinces impactées par le séisme.

Antioche, c’est cette cité légendaire relativement peu touristique par rapport aux autres destinations de la riviera turque et dont tout le monde a entendu parler sans forcément parvenir à la situer avec précision.

Pourtant, Antioche est au cœur de notre histoire et de nos rêves de coexistence. Avec son arrière-pays, elle respire en effet tant la joie de vivre, l’hospitalité et l’abondance que ses habitants la préfèrent au paradis. Un miraculeux paradoxe quand on sait qu’elle se situe à quelques kilomètres de la Syrie, d’Idlib en particulier où les chefs de l’État islamique ont été liquidés, d’Afrin où les Kurdes ont lutté contre l’armée turque et d’Alep dévastée par les combats entre islamistes et soldats syriens.

Avant le 6 février, il fallait voir les collines verdoyantes d’Antioche et ses cascades que nous nommons “les larmes de Daphné”, nymphe abusée par Apollon, ses villages prospères bordant l’Oronte, son fleuve rebelle (Assi, son nom arabe, veut dire rebelle) depuis sa plaine fertile de l’Amq jusqu’au Mont Siméon (Samandag), là où le moine du VIe siècle Siméon Stylite le Jeune vécut en ascète sur une colonne.

La Reine de l’Orient, comme les Romains la nommaient, fut fondée en 301 avant J.-C par le général macédonien Séleucos, compagnon d’Alexandre le Grand, sur un territoire stratégique convoité et occupé par une multitude de peuples et de civilisations aujourd’hui disparus : amorrites, phéniciens, hittites, assyriens, perses…

Longtemps capitale de la province syrienne de l’empire romain, on y trouve la première église du monde (Saint-Pierre), la première mosquée de Turquie (Habib el Najjar), le dernier village arménien de Turquie (Vakifli) et la plus grande communauté alaouite de Turquie. Cette minorité arabophone, voisine et parente des alaouites de Syrie, incarne à merveille l’esprit de cohabitation qui caractérise Antioche.

Fruit d’un syncrétisme millénaire, l’alaouisme célèbre en effet des fêtes chrétiennes et musulmanes et puise même certains de ses rites et symboles dans les religions polythéistes de l’antiquité. Ils ont adopté du chiisme le culte d’Ali, du christianisme la trinité et des religions syro-phéniciennes l’adoration des astres associés aux saints. Ils célèbrent aussi la fête de Temmouz, dieu sumérien de la végétation et de l’abondance. Le sauveur qu’ils invoquent s’appelle Khodr, le Verdoyant en arabe, un saint mystérieux qui, dit-on, rencontra Moïse sur un roc de la plage de Samandag où il y eut jadis un temple de Poséidon. Les alaouites rejettent le fanatisme religieux car ils se sentent appartenir à toutes les religions qui les entourent et les précèdent. Ils sont très attachés au bouclier de la laïcité face aux extrémistes sunnites qui les stigmatisent depuis des siècles. La culture laïque qui prévaut à Antioche en fait un centre intellectuel qui accueille d’innombrables festivals (musique, gastronomie, tourisme, littérature…). D’ailleurs, des dizaines d’artistes turcs ont accouru vers elle au lendemain du séisme par solidarité bien sûr mais aussi par gratitude envers sa population qui est aussi son fidèle public.

La capitale de tous les gens libres

Lors du référendum du 16 avril 2017 visant le remplacement du régime parlementaire par un système présidentiel de type monarchique, les deux districts les plus réfractaires du pays au coup de force d’Erdogan, c’étaient les communes d’Antioche les plus alaouites : Samandag avec 92,27 % et Daphné à hauteur de 93,52 %. Alaouites à plus de 90 %, ces deux régions détiennent le record de Turquie en matière d’anti-erdoganisme.

Et c’est bien pour cela que les premiers secours ont mis trois jours à arriver. Deux mois après le séisme, certains quartiers n’ont pas reçu une seule tente ni même une seule bouteille d’eau. L’entraide dans les secteurs dissidents d’Antioche est pour l’essentiel organisée par la société civile, les partis de gauche et les municipalités d’opposition kémaliste (CHP) comme la mairie d’Istanbul et d’Ankara.

La ville a subi en réalité deux cataclysmes : le tremblement de terre et la violence du régime Erdogan. Des milliers de vies auraient pu être sauvées si le despote avait immédiatement mobilisé l’armée, s’il n’avait pas restreint Twitter pour censurer les critiques alors que le réseau social permettait aux survivants coincés sous les décombres de se manifester et s’il avait convenablement équipé les secouristes venus avec trois jours de retard. Alors que les sinistrés criaient à l’aide sous des tonnes de béton, il les a taxés d’ingrats sans honneur !

En l’absence d’aide de l’État, la plupart des habitants d’Antakya ont dû émigrer vers d’autres villes comme Mersin mais aussi vers les métropoles de l’ouest du pays. Ceux qui ont choisi de rester au milieu des ruines sont aujourd’hui poussés à partir par des inconnus qui leur propose des sommes dérisoires en échange de leurs maisons abîmées ou détruites et de leurs terres. Les Antiochiens craignent par-dessus tout la disparition de la diversité culturelle qui caractérise leur ville. Le rabbin Saul Cenudioglu et son épouse Fortuna ont péri dans le séisme tandis que les onze derniers juifs de la ville sont partis vers Istanbul ou Israël. L’exode définitif de centaines de milliers d’alaouites et des derniers dix mille chrétiens signerait la fin de cette cité mythique en tant que carrefour des altérités. Elle risque à terme de devenir une ville religieusement homogène, conservatrice et austère. Antioche saigne oui, mais on ne peut pas la laisser mourir. Car Antioche n’est pas seulement une ville turque. Elle est la capitale de tous les gens libres.

 

Source : La Libre

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