Nietzsche, Hegel, et le fascisme allemand

Les Editions Critiques ont publié un livre regroupant deux textes du philosophe hongrois Gyorgy Lukács : “Le fascisme allemand et Nietzsche” & “Le fascisme allemand et Hegel”. Ecrits au cœur de la Seconde guerre mondiale par l’un des plus grands penseurs de langue allemande du XXe siècle, ces textes donnent à comprendre le socle idéologique et philosophique du nazisme. Extrait. 

 

(…) Le premier tiers du XIXème siècle est la période où est apparu un historicisme du progrès. Nous ne parlons pas du tout des vues historiques profondes des grands utopistes, nous rappelons simplement Walter Scott, les historiens français de l’époque de la Restauration, Goethe et Hegel.

En voyant dans l’être humain un animal évolué, Goethe est devenu l’un des précurseurs de la théorie de l’évolution. Dans sa théorie des couleurs, il a esquissé un grand tableau de l’histoire universelle des sciences de la nature, et en annonçant au plan programmatique la nouvelle période de l’histoire universelle, il a fourni le point de départ à une approche historique universelle de tous les phénomènes esthétiques.

L’historicisme de Hegel va encore plus loin. La philosophie de l’histoire ne constitue qu’une petite partie de sa conception historique ; l’esthétique, l’histoire de la philosophie, la philosophie de la religion, la phénoménologie illustrent également l’unité de l’évolution historique dans tous les domaines de la vie matérielle et intellectuelle. Elles montrent la cohérence, les lois, la rationalité, la connaissabilité de cette évolution historique.

Toutes ces idées ont été pour une part affaiblies et déformées, pour une part directement combattues par la philosophie réactionnaire depuis 1848, et tout particulièrement à l’ère impérialiste. À l’époque impérialiste, il apparaît un pseudo-historicisme réactionnaire dans le mélange d’un empirisme rampant et d’un mysticisme subjectiviste. Bien que la conception du monde national-socialiste exploite tous les résultats de la destruction réactionnaire de l’historicisme, la destruction passée de l’historicisme authentique ne lui suffit pas.

Les nazis considèrent cette question comme tellement essentielle que Rosenberg lui-même intervient sans cesse et proclame clairement le caractère inconciliable d’une conception de l’histoire universelle, même si elle est, de façon réactionnaire, très affadie et la conception du monde du fascisme hitlérien : « Nous croyons qu’il n’y a pas de véritable histoire universelle au sens de la science raciale et de la psychologie, ce qui veut dire qu’il n’y pas d’histoire selon laquelle tous les peuples et toutes les races seraient ensemble amenées à une fusion systématique unique. Selon laquelle il y faudrait qu’il y ait un projet de christianisation de toutes les races, à la suite de quoi tout cela servirait l’objectif de l’humanisation de la prétendue humanité. Nous croyons à l’inverse que l’histoire de chaque peuple représente pour lui-même une sphère vitale. » Ou dans un autre passage : « Nous croyons aujourd’hui qu’il n’existe pas du tout d’histoire universelle à proprement parler, mais seulement l’histoire de races et de peuples différents. »

Cette conception est conditionnée par l’idée des fascistes de domination mondiale, impérialiste et barbare. Le vieux nationalisme allemand lui-aussi défendait l’idée que les allemands étaient le peuple élu, la nation destinée à la domination mondiale. Mais d’un côté, l’idée de domination mondiale évoluait dans le cadre de frontières politiques définies, c’était un plan d’un nouveau partage du monde plus favorable aux impérialistes allemands ; elle n’était donc que l’idée d’une domination mondiale relative, et pas d’une domination absolue, comme celle des nazis.

D’un autre côté, cette conception considérait certes le peuple allemand comme un peuple élu, mais pourtant comme un peuple parmi d’autres peuples. C’est pourquoi, au plan philosophique, cette vocation du peuple allemand apparaissait pour le vieux nationalisme comme une conséquence, comme le point culminant de sa conception profondément réactionnaire de l’histoire universelle. Mais pour le fascisme hitlérien, cette conception ne suffit pas, ni quantitativement, ni qualitativement. L’« ordre nouveau » hitlérien veut que l’Europe entière lui soit soumise inconditionnellement (et grâce à elle le monde entier). Non seulement il veut placer les autres peuples dans une dépendance économique ou politique, mais il veut, soit les réduire complètement en esclavage, soit même les anéantir physiquement.

Hitler lui-même mentionne ouvertement cette différence par rapport au vieux nationalisme. Il polémique contre ses visées d’assimilation, de germanisation de peuples parlant des langues étrangères. Les vieux nationalistes, selon Hitler, n’auraient jamais compris que la germanisation ne pouvait être entreprise que pour le sol, mais jamais pour les hommes. Les autres peuples sont donc pour les fascistes non pas des nations relativement subordonnées, que l’on peut soumettre ou assimiler, mais une « race inférieure » qui se différencie qualitativement de la race « nordique » ou « aryenne-germanique » appelée à dominer, et qui ne peut être comptée comme une race humaine que sous condition, car elle n’a absolument pas de droit à l’existence par rapport à la race supérieure. C’est pourquoi il est simplement logique que Hitler ou Rosenberg placent toujours le mot humanité entre des guillemets ironiques, et rejettent ainsi absolument la conception d’une histoire universelle unitaire.

Pour autant que l’histoire existe en général pour les fascistes hitlériens, elle n’est que le développement de la « race supérieure ». Tous les autres peuples ne sont que de l’argile dans la main du potier, ils sont considérés comme des animaux de travail, ou se présentent tout au plus dans l’histoire comme ceux qui suscitent la décomposition de la race supérieure ; pour autant qu’ils aient éventuellement une histoire, une culture propre, cela ne concerne en rien les allemands et la conception nazie de l’histoire. Celle-ci ne s’intéresse le cas échéant qu’à l’influence raciale étrangère, hostile et dissolvante, qui doit être extirpée, éradiquée.

Rosenberg dit ainsi : « Car tout ce qui peut avoir pénétré l’âme des hommes germaniques en matière de représentations ou de valeurs romaines tardives, chrétiennes, égyptiennes, ou juives, l’a même par endroits pour ainsi dire anéantie : Si la représentation d’un être en lutte pour façonner son égo le plus intime présente une quelconque signification historique caractéristique, alors il nous faut justement séparer les valeurs germaniques de toutes les autres si nous ne voulons pas nous avilir nous-mêmes. Mais le plus honteux c’est que, par suite d’une approche qui n’était que pan-chrétienne, puis d’une approche humaniste attardée, cette tâche de l’histoire a été toujours davantage reléguée au second plan, tandis que le dogme d’un prétendu développement de l’humanité prenait le devant de la scène. »

Rosenberg ne mentionne pas là le nom de Hegel, ses considérations dans ce passage sont dirigées contre la philosophie de l’histoire de Bachofen. Mais il est clair, ne serait-ce que par la tradition de Lagarde et Chamberlain, que la conception d’une histoire universelle unitaire humaniste qu’il critique est précisément la philosophie hégélienne de l’histoire.

(…)

Extrait de l’ouvrage “Nietzsche, Hegel, et le fascisme allemand”, Editions Critiques, 2018.

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