Maria, une vie cubaine

Maria, une vie cubaine – Essai biographique de Daniel Maury sur la vie de Maria, la dame qui l’a accueilli à la Havane en novembre 2015. Âgée de 73 ans, elle a vécu toute l’aventure cubaine depuis la période de la dictature de Batista jusqu’à la récente reprise des relations diplomatiques avec les USA. Le texte qui suit, bien que succinct en regard de tout ce que représente une vie, reprend le plus fidèlement possible ce qu’elle lui a confié. Daniel la remercie pour sa contribution.

Présentation

Il s’agit de la vie d’une femme cubaine, Maria, jeune fille de la classe aisée paysanne de la province de Guantanamo, au moment où arrive la Révolution. Elle a vécu tous les moments historiques de cette période, de l’arrivée des Barbudos, jusqu’à la reprise des relations diplomatiques avec les USA, en passant par la campagne d’alphabétisation, l’émigration provinciale, la mort du Che, la période « soviétique », la chute du camp socialiste, la période « spéciale », le développement du tourisme… etc.

Rien de transcendant, ni une héroïne, ni une combattante, mais une vie qui ne pouvait être banale dans le contexte historique. Le titre aurait pu être « les gens de Guantanamo », en référence aux « gens de Dublin », sur une vie quotidienne.

Extraits

« Maria est née en 1943, à Sagua petite bourgade, à 75 km au nord de Guantanamo. Elle est la cinquième d’une famille de neuf enfants : 3 garçons et 6 filles. Son papa, André, était d’origine indienne et sa maman, Iphigénie, d’origine catalane. Elle a été actrice et témoin de l’aventure et de l’évolution historique de la plus grande des Îles de la Caraïbe.

Son papa André était un paysan et un commerçant entreprenant. Au moment où la jeune Maria s’ouvre à la vie, en 1943, son père est propriétaire d’une finca à Santa Catalina, au nord de Guantanamo. Elle se souvient des petits avions Cesnas de l’armée de Batista qui lâchaient des bombes sur les sommets alentours, agissant sur renseignements.

En ville, les troupes de Batista et surtout les policiers exerçaient un pouvoir sans partage.

Elle dit qu’il existait alors un quartier « réservé » où s’exerçait la prostitution, et où venaient de nombreux nord-américains, notamment les militaires de la base. C’est en Avril 1961 que Maria est partie de Guantanamo en bus pour l’école de Tarara, avec des centaines d’autres jeunes filles, constituant une caravane de bus. Elles ont été arrêtées en chemin par les militaires de la FAR. L’invasion de la Baie des Cochons venait de commencer. Leurs bus sont détournés vers la Havane où les jeunes filles sont logées, pour leur protection, à l’Hôtel National, durant la semaine des combats de la baie. Ensuite seulement, quand les combats ont cessé faute de combattant et que des centaines de prisonniers envahisseurs(1) sont mis en détention dans les camps, alors elles ont pu enfin rejoindre leur école et commencer leurs études.

En 1982, on fête les quinze ans de la petite qui est devenue une fille absolument splendide, sur laquelle tous les hommes se retournent dans la rue. (J’ai vu la photo de ses quinze ans : une vraie star !) On vit bien, les produits ne sont pas chers, on va au restaurant, au ciné (il y en a de nombreux), il existe ce que les cubains appellent des clubs, c’est-à-dire des lieux de réunion, il y a des cabarets, une vie nocturne en fin de semaine. Pas d’étrangers (les soviétiques sont à la Havane) et pas de touristes…. Durant ces années, (de 1968 à 1986), Guantanamo, comme toutes les provinces orientales, subit l’exode rural – tout le monde veut aller à la Havane – et c’est ce qui se passe avec les frères et sœurs de Maria, qui, pendant ce laps de temps, vont tous se retrouver à la Havane.

Maria est catholique, et catholique pratiquante le dimanche : elle va à l’église. Mais ne lui dites pas du mal de Fidel : c’est son autre dieu ! Sur la période Spéciale, elle dit que c’est Fidel qui a sauvé le pays, a tout réorganisé, protégeant les enfants et les personnes âgées de toute famine et pourvoyant à l’essentiel de leurs besoins. C’est lui qui a institué le carnet d’alimentation définissant le minimum par famille : il y a eu alors un immense recensement où les services de l’état passaient dans chaque maison, appartement, lieu d’habitation collectif, pour élaborer la libreta, comprenant tous les membres de la famille. Pour plaisanter, Maria précise que certains ont même déclaré leur chien, sous le nom de Pédrito.

Avant que je reparte, elle veut que je l’emmène dans les jardins de l’Hôtel National, où, il y a plus de 50 ans, elle a vécu une semaine protégée par les « barbudos ». Nous irons la semaine prochaine… »

Voilà la trame principale cet essai biographique. Daniel Maury

Avant la Révolution

Maria est née en 1943, à Sagua, petite bourgade, à 75 km au nord de Guantanamo.

Elle est la cinquième d’une famille de neuf enfants : 3 garçons et 6 filles. Son papa, André, était d’origine indienne et sa maman, Iphigénie, d’origine catalane. Maria vit actuellement aux confins du Vedado, à la Havane, dans le quartier « 23 y 12 ». Son appartement de 3 pièces est au 1er d’un petit immeuble de trois étages, avec un bon environnement de transports et de ravitaillement : boulangerie, marchés, magasins, petites cafétérias, etc.

Mais avant d’arriver là, à 72 ans aujourd’hui, elle a été actrice et témoin de l’aventure et de l’évolution historique de la plus grande des Îles de la Caraïbe. Son papa, André était un paysan et un commerçant entreprenant. Au moment où la jeune Maria s’ouvre à la vie, en 1943,son papa est propriétaire d’une finca à Santa Catalina, au nord de Guantanamo, et d’une grande maison dans Guantanamo. La maison de la finca, il l’a construit lui-même dans les années 20, le terrain lui a été donné par son père ; à la finca, où travaillent une quinzaine d’ouvriers, on cultive le tabac, le café, le lin.

On a aussi des bêtes : vaches, moutons et bien sûr on a de la viande, du lait et du fromage : on ne manque de rien ! D’autant que les produits US manufacturés inondent le marché : voitures, frigo, meubles, conserves etc. Si on a de quoi les acheter bien sûr, et c’est le cas de la famille de Maria. Maria dit de sa maman qu’elle était une paysanne, et qu’elle le resta toute sa vie.

En ville, la famille gère une épicerie, une pharmacie, une boucherie, une laiterie, un bureau de tabac : de la production à la distribution, donc ! C’est une famille très aisée dans un environnement capitaliste classique, avec la présence importante de nombreuses entreprises nord-américaines dans la province, et la toute-puissance d’un gouvernement corrompu.

La base navale est déjà là, bien sûr, et le personnel employé à l’époque par les militaires US est nombreux et essentiellement cubain. Il n’y a pas non plus la frontière renforcée qui existe aujourd’hui et la circulation est libre, depuis et jusqu’à la base.

La famille vit entre les deux maisons, suivant les nécessités ou la saison. On passe la fin de semaine à la campagne. Il y a deux voitures : une grosse jeep pour la campagne et une Ford pour la ville. C’est dans ce contexte que Maria commence sa scolarité, avec une école primaire jusqu’à 14 ans.

Nous sommes alors en 1957, 1958, et Fidel a débarqué dans la sierra Maestria, à environ 250 km de Guantanamo : c’est la Révolution qui est en marche, avec ses combats et la perspective de la prise de pouvoir, et au milieu se trouve une adolescente d’une famille très aisée de la bourgeoisie cubaine.

La révolution et la suite

En 1958, année du grand chambardement, Maria avait quinze ans. Autour de Guantanamo, qui est une espèce de cuvette, il y a des montagnes avec une végétation très nourrie. C’est là, dans ces montagnes que les « fidélistes » se réfugient et s’organisent. Maria me dit que beaucoup de jeunes de Guantanamo ont quitté leur maison pour partir rejoindre les rebelles.

Elle se souvient des petits avions Cesnas de l’armée de Batista qui lâchaient des bombes sur les sommets alentours, agissant sur renseignements. En ville, les troupes de Batista et surtout les policiers exerçaient un pouvoir sans partage.

Elle me dit qu’il existait alors un quartier « réservé » où s’exerçait la prostitution, et où venaient de nombreux nord-américains, notamment les militaires de la base.

À l’arrivée des troupes rebelles et à la prise de pouvoir des révolutionnaires, le quartier fût fermé, et les jeunes femmes furent intégrées, vers la havane, dans un programme de recyclage psychologique et professionnel. Elles reçurent une formation, des soins, et des propositions d’emploi. D’après Maria, quelques une devinrent même des responsables.

Finalement les troupes rebelles rentrent dans Guantanamo le 1er janvier 1959, dans la joie bien sûr. C’était d’ailleurs des hommes et des femmes qui revenaient tout simplement chez eux.

Huit mois auparavant, les rebelles avaient demandé au papa de Maria qu’il leur remette sa jeep, dont ils avaient besoin. Contre un reçu en bonne et due forme. En 1959, son papa récupéra sa jeep en bon état, qui était camouflée chez un paysan.

Le papa de Maria abandonna la finca, que le nouveau gouvernement lui racheta, en le payant avec une pension à vie. Il vendit ses magasins à ses frères, et peu à peu, pharmacie, boucherie, épicerie déclinèrent jusqu’à ne plus exister, . Mais son papa avait en banque une jolie somme, qui lui procurait des intérêts : il vécut avec cela sans que jamais le nouveau gouvernement ne tente de lui « nationaliser » son argent. Il avait aussi la rente que lui versait l’État et il vécut ainsi tranquillement en élevant et aidant les 4 enfants qui restaient dans leur grande maison de Guantanamo, dont Maria. Cette maison existe toujours aujourd’hui et c’est la dernière sœur de Maria qui l’occupe ; Il n’y a donc pas eu de spoliation.

Avec la victoire de la Révolution, s’exerça une certaine épuration dans les rangs de militaires et policiers de Batista, à Guantanamo comme ailleurs. Maria me dit que parmi les militaires, tous ceux qui n’avaient pas pris une part au combat purent intégrer l’armée révolutionnaire. Les autres se virent offrirent du travail et ou une formation, avant de retrouver la société civile. Parmi les policiers, ce fut plus délicat, car certains avaient été des tortionnaires, que la population connaissait. L’un d’entre eux avait tué un jeune étudiant en lui enfonçant un clou dans la tête… Il fut condamné à mort. Maria me dit que la répression n’atteint pas plus d’une dizaine de cas et que tous passèrent en jugement. Apparemment il n’y eut qu’une seule peine de mort et des peines de prison. Les autres, s’ils n’avaient pas commis de crime de sang, retournèrent au civil, et quelques-uns, qui avaient aidé peu ou prou les révolutionnaires, furent intégrés dans la nouvelle police nationale révolutionnaire.

Quant à Maria, elle fut prise alors dans le grand mouvement d’alphabétisation généralisé qui entraina de profonds changements dans le pays et elle partit de la maison pendant 3 ans pour suivre une école professionnelle, là-bas, à Tarara, près de la Havane…

Ces jeunes gens partirent par dizaines de mille, en camion et en bus, vers la Havane ou vers d’autres grandes villes, apprendre un métier ou suivre des études universitaires.

Elle me dit qu’ils partirent vraiment dans l’enthousiasme de la jeunesse et, en ce qui la concerne, c’était la jeune Fédération des femmes cubaines qui gérait leurs études.

Elles étaient logées, nourries et vêtues. Maria me dit qu’elle n’a manqué de rien. Elle resta à Tarara 3 années scolaires, jusqu’en 1963. Les jeunes filles rentraient au pays pour les vacances de Noël. Maria se souvient avec enthousiasme de ces années à Tarara, en bord de mer, où des maisons avaient été construites pour elles. L’école était ouverte aux filles seulement, les garçons se trouvaient dans d’autre provinces. Le contenu était certes professionnel (dans son cas : la couture), mais aussi générale : littérature, mathématiques, sciences, etc.

Ce sont ces mêmes maisons qui accueillirent, bien plus tard, les familles ukrainienne victimes de Tchernobyl.

C’est en Avril 1961 que Maria partit de Guantanamo en bus pour l’école de Tarara, avec des centaines d’autres jeunes filles, constituant une caravane de bus. Elles furent arrêtées en chemin par les militaires de la FAR. L’invasion de la baie des cochons venait de commencer. Leurs bus furent détournés vers la Havane où les jeunes filles furent logées, pour leur protection, à l’Hôtel National, pendant la semaine que durèrent les combats de la baie. Ensuite seulement, quand les combats cessèrent faute de combattants et que des centaines de prisonniers envahisseurs furent mis en détention dans les camps, alors elles purent enfin rejoindre leur école et commencer leurs études Maria revint en 1963 à Guantanamo, où elle vécut dans la maison familiale avec 4 autres de ses frères et sœurs plus jeunes. L’État révolutionnaire lui avait donné au moment du départ de l’école son paquetage professionnel : une machine à coudre, du tissu en quantité, du fil en quantité… La révolution soignait sa jeunesse. Maria avait 20 ans. Pendant un an elle fut elle-même enseignante de couture à Guantanamo, c’est ce qu’elle devait à l’État pour ses 3 années » de formation.

Comme elle, des milliers d’étudiants retournèrent dans les campagnes pour alphabétiser. Ils étaient logés chez l’habitant, nourris, soignés et, parait-il, les paysans s’arrachaient ces jeunes pour qu’ils viennent vivre chez eux…. Ensuite elle travailla plus ou moins à son compte. Son plus grand frère était parti à Bayamo avec sa femme, où il travaillait dans une scierie.

En 1966, Maria se maria avec un instituteur de Guantanamo, Juan Rafael, ils eurent deux enfants : un garçon né en 1966, Juan Carlos, et une fille Kénia, née en 1967.

Son mari devint par la suite un des dirigeants de l’Éducation à Guantanamo. Tout ce monde vivait dans la maison paternelle, suffisamment grande …. Maria me dit qu’à cette époque les produits soviétiques commencèrent à inonder le marché cubain : lait, beurre, conserves de toutes sortes, et des produits manufacturés comme des téléviseurs, réfrigérateurs, voitures, motos. Maria m’assure que ces produits, qui remplaçaient les produits US, suite à l’institution du blocus, étaient peu chers, que les salaires de l’époque permettaient de vivre bien, et que la vie quotidienne était agréable.

Quant à la base(2), les limites furent tracées, et les liaisons routières entre les deux parties furent mises sous surveillance totale, les nord-américains ne traversèrent plus jamais la « frontière » ; des travailleurs cubains étaient amenés à la base par bus chaque jour au matin et ramenés le soir. Leur nombre est difficile à définir, mais apparemment c’était de l’ordre de la centaine. Ils étaient pris en charge à l’intérieur de la base par les militaires US, et travaillaient essentiellement dans les services. Mais personne de la famille de Maria n’a travaillé à la base : d’après elle, ces travailleurs étaient tous « priétos ou négros » c’est-à-dire de couleur, et elle ne connaissait pas de « blanc » ayant travaillé à la base. ???? Cette réflexion de Maria m’a laissé perplexe. Il faut préciser que la base n’était pas alors (en 1985) la prison sans droit que les USA créèrent en 2002. Maria vécut à Guantanamo jusqu’en 1985. Quelle était alors sa vie ?

La vie sous la révolution, à Guantanamo

Maria vit donc avec son mari et ses deux enfants dans la maison familiale, rue Maximo Gomez, dans un bon quartier de Guantanamo, chez son papa et sa maman. Son papa, qui a alors 65 ans ne travaille pas, ni sa maman, un peu plus jeune.

La vie s’écoule facilement : ses enfants vont bientôt à l’école, son mari est devenu directeur dans les services régionaux de l’éducation.

La révolution poursuit son œuvre en direction des plus pauvres et des femmes : création de multiples crèches gratuites ouvertes jours et nuit pour les petits enfants afin de permettre aux femmes de travailler ou de se former. Fermeture des pharmacies privées et ouverture des pharmacies d’état, médicament gratuits, première arrivée des médecins formés par la Révolution, affectés dans les campagnes. (Beaucoup de riches médecins étaient partis vers Miami à la Révolution), continuation de l’œuvre d’alphabétisation. Maria fait remarquer qu’une des premières mesures des révolutionnaires a été de supprimer les petits cireurs de souliers qui pullulaient dans les rues et de les envoyer dans des écoles professionnelles.

Maria n’est pas une révolutionnaire, et n’appartient pas aux instances dirigeantes ni au parti communiste. Elle défend cependant l’œuvre éducationnelle et sociale de la Révolution et reconnait tout le bienfait des avancées sociales pour tous. Par contre, son mari, Juan Rafael, est un militant, il a fait partie des CdR, puis devint membre du P C C en 1969, et a même en 1985 été intégré au ministère de l’intérieur.

Le mari de Maria gagne à cette époque 400 pesos cubains par mois. Il n’y a qu’une seule monnaie, et la valeur du peso est alors à hauteur du dollar. Ils vivent bien avec cela, d’autant qu’ils ne paient pas de loyer.

Àcette époque, Maria, qui ne travaille pas mais « tient » son ménage, joue à la loterie (bola). Et elle gagne ! Elle dit qu’elle est née sous le signe de la chance qui l’a suivie toute sa vie. Son beau-père tombe gravement malade : il faut l’envoyer à la Havane pour le soigner du cancer (dont il guérira) : Maria l’accompagne et s’occupe de lui pendant toute sa maladie.

Au retour, son beau-père veut absolument les aider, son fils et elle (Il avait de l’argent car avant la révolution il avait été responsable d’un des grandes usines de cannes à sucre tenue par les entreprises nord-américaines, en tant que directeur, il avait bien gagné sa vie …) Bref, il fait un don d’importance, et le couple achète une maison à eux à Guantanamo, (pas très loin de chez les parents, rue José Antonio Sacco) d’une valeur, à l’époque de 16 000 pesos. Bien que l’achat et la vente des biens immobiliers aient été interdits par le nouveau régime socialiste, Ils passent à travers grâce à un avocat qui leur procure les titres de propriété….

Voilà donc le couple installé dans sa propre maison avec leur deux enfants, qui suivent tous les grades de leur scolarité, jusqu’au pré-universitaire. En 1982, on fête les quinze ans de la petite qui est devenue une fille absolument splendide, sur laquelle tous les hommes se retournent dans la rue. (J’ai vu la photo de ses quinze ans : une vraie star !)

On vit bien, les produits ne sont pas chers, on va au restaurant, au ciné (il y en a de nombreux), il existe ce que les cubains appellent des clubs, c’est-à-dire des lieux de réunion, il y a des cabarets, une vie nocturne en fin de semaine. Pas d’étrangers (les soviétiques sont à la Havane) et pas de touristes…. Durant ces années, (de 1968 à 1986), Guantanamo, comme toutes les provinces orientales, subit l’exode rural : tout le monde veut aller à la Havane… et c’est ce qui se passe avec les frères et sœurs de Maria, qui, pendant ce laps de temps, vont tous se retrouver à la Havane. D’abord Isidore Silverto, chauffeur qui a aujourd’hui 80 ans, et puis Felix, d’abord militaire, (a fait la guerre en Angola), puis dirigeant de fabrique, aujourd’hui 74 ans.

Ensuite toutes les autres sœurs : Sarah, Elsa, Nuira, Eudoxia, et le dernier petit frère, Juan Bautista, aujourd’hui 60 ans, tout ce monde a émigré vers la Havane, trois des six filles se sont mariées à des militaires, une est devenue coiffeuse.

La seule qui est restée à Guantanamo est Anna Eria, qui est décédée l’année dernière et qui aurait eu 77 ans : elle a travaillé à la construction du grand hôpital de Guantanamo, et l’État lui a attribué une pension à vie après moins de deux ans de travail, en tant que femme seule. Et bien sûr Maria, qui est restée jusqu’en 1985. Et qui a été la dernière à émigrer vers la Havane.

Maria m’a raconté que son père était mort d’une attaque cardiaque en 1976, dans des circonstances particulières : son papa a été « braqué » dans sa maison par 3 bandits pour lui voler son argent (il avait la réputation d’être riche) qui finalement sont partis avec presque rien. Mais cela a déclenché une réaction cardiaque et au retour de sa sœur et de sa femme à la maison, elles ont du l’emmener à l’hôpital où il mourut dans la nuit, il devait avoir 73 ans. Le mari de Maria, Juan Raphae, montait en grade dans les instances du Ministère de l’éducation et aussi en tant que responsable politique. Sa tante, qui vivait à la Havane, était très malade. Elle a fait appel à lui, qui était sa seule famille.

Finalement, c’est Maria qui est partie pour la Havane en éclaireur, pour vivre avec la tante, et la soigner, en 1985. Ses enfants étaient majeurs et poursuivaient leurs études à Guantanamo, avec leur père. Fin 1986, Juan Raphael a rejoint sa femme, au n°1011 de la calle 19 dans le Vedado, qui est donc l’appartement où vit toujours Maria. Juan Rafael a obtenu, des instances du pouvoir régional populaire, sa mutation vers la Havane ainsi qu’un poste de responsabilité. Ceci se passait à 4 ans de la « chute du camp socialiste », et du changement profond des conditions de vie des cubains.

Migration vers la Havane, chute du camp socialiste

Maria s’installe à la Havane en 1985 et soigne sa tante par alliance qui est très malade et presque impotente. La vie havanaise lui plait beaucoup. Son mari la rejoindra un an plus tard et est nommé directeur de l’école de sport « Martyrs de los barbados ». C’est un poste de haute responsabilité.

Elle dit que son mari et elle formaient un bon couple, qu’il était un mari très intentionné, qu’il l’emmenait en vacances, qui ne faisait rien sans elle. Bref, un mari idéal. Sa mère et sa fille viennent à leur tour s’installer à la Havane. Elle me décrit une vie où tout se passe bien, où on loue souvent une maison entière vers les plages de l’est, maison totalement équipée que L’état cubain réserve à ses cadres méritants. La famille ainsi passe des vacances en bord de mer.

En 1986 leur fils les rejoint : il faisait des études d’avocat, mais il a laissé une jeune fille enceinte derrière lui à Guantanamo : il repart donc rejoindre la jeune femme qui accouche d’une petite fille en 1987 : Yorjindra. Mais le jeune couple bat de l’aile et finalement le fiston prend sa fille sous le bras et vient vivre chez ses parents à la Havane en 1989. La petite a deux ans et Maria entame une seconde carrière de maman, car c’est elle qui élèvera sa petite fille, sa mère restant à Guantanamo où parait-il, elle mène une vie assez volage… Une vraie « novela » !

L’époux de Maria n’a pas de voiture, il circule à bicyclette dans les rues de la Havane, mais pour aller et revenir du travail, assez loin dans la banlieue est, il profite des transports d’entreprise, gratuits.

« La chute du camp socialiste » comme on dit ici, intervient brusquement au milieu de 1990, et il n’y a pas beaucoup de temps pour se préparer à la rupture définitive des produits venant essentiellement de l’Urss, car l’ivrogne de Moscou était pressé d’en finir. S’ajoute alors le renforcement de l’embargo, et tout est dit. Plus d’essence, plus de pétrole, plus de produits alimentaires pour les troupeaux (le cheptel souffre beaucoup), et, raconte Maria, il y a eu également un attentat contre les élevages de porcs qui ont été volontairement empoisonnés, et pendant un an la production de porcs disparait. Bien des magasins restent vides pendant très longtemps (produits manufacturés, chaussures, vêtements, appareils ménagers etc.).

La vie s’organise différemment, on regroupe les temps de travail pour économiser l’essence, il y a eu de longues coupures d’électricité, organisées par quartier, par période, pour économiser l’énergie produite à base de pétrole. Les transports étaient difficiles, les bus tombaient en panne et plus de pièces détachées pour réparer etc.

Maria me dit que tous les salaires et pensions ont été intégralement maintenus, mais le peso subit une grave dévaluation, d’environ 20 fois sa valeur, passant de 1 pour 1, 0 1 pour 10 et au final à 1 pour 20. Bref une « période spéciale » en tant de paix, a décrété Fidel.

Maria est catholique, et catholique pratiquante le dimanche : elle va à l’église. Mais ne lui dites pas du mal de Fidel : c’est son autre dieu ! Sur la période spéciale, elle me dit que c’est Fidel qui a sauvé le pays, a tout réorganisé, protégeant les enfants et les personnes âgées de toute famine et pourvoyant à l’essentiel de leurs besoins. C’est lui qui a institué le carnet d’alimentation définissant le minimum par famille : il y a eu alors un immense recensement où les services de l’État passaient dans chaque maison, appartement, lieu d’habitation collectif pour élaborer la libreta, comprenant tous les membres de la famille. Pour plaisanter, Maria me dit que certains ont même déclaré leur chien, sous le nom de Pédrito…

Maria est persuadée que sans Fidel, tout s’écroulerait. La très dure réalité a bien duré une dizaine d’années. Certains ont choisi de partir. Dans la famille, apparemment, ce ne fut pas le cas.

La vie continuait cependant, avec beaucoup de solidarité dans les quartiers, et malgré tout, une certaine forme de bonne humeur devant l’adversité. En 1993, la tante meut et le couple hérite de l’appartement où il vivait. Ils vendent en 1996 leur maison de Guantanamo, pour la modique somme de 18000 pesos, soit environ 1000 dollars de l’époque, mais cela les aide quand même à faire vivre toute la famille. En l’an 2000, dix ans après la chute de l’Urss, Cuba était toujours debout, contre toutes les prédictions.

La période contemporaine

À partir de 1995, Cuba s’ouvre vraiment au tourisme. Et après des débuts difficiles, avec une incontestable perte de contrôle de certaines valeurs, l’existence pendant un ou deux ans de nombreux jinoteros et jinoteras, et la fuite d’un nombre non négligeable de certains cubains vers des régions jugées plus économiquement valorisantes, les choses se sont stabilisées. Les Cubains ont appris à gérer et à profiter de la manne touristique. Maria dit que le gouvernement prête beaucoup d’attention à la sécurité des étrangers (elle ne dit pas « touriste »)

« J’ai été victime d’un petit vol », tient à me dire Maria, furieuse et embêtée : « tu sais, Daniel, oui il y a des jinoteros, mais il ne faut pas oublier que nous sommes le seul pays au monde à assurer la médecine et l’éducation gratuites à tous nos citoyens. » Elle reste debout et fière de son pays. Elle a 73 ans. La vie a continué donc, sa petite fille a créé chez elle un salon de coiffure, qu’elle a exploité pendant quatre ans de 2010 à 2013. Maria participait à la tenue du salon, qui était installé dans la pièce principale de l’appartement, avec tout le matériel nécessaire. Il reste au mur des grandes photos de sa petite fille comme modèle de coiffure. Sa petite fille a 28 ans.

En 2014, elle est partie (légalement) aux USA, à Las Vegas rejoindre un de ses cousins. Là-bas, elle est salariée dans un salon de coiffure. C’est dur, dit-elle, mais elle met de l’argent de côté. Maria est persuadée qu’elle reviendra, d’autant que les derniers développements diplomatiques devraient faciliter ce genre d’aller-retour. Elle téléphone souvent à sa grand-mère qui l’a élevée. La mère de Maria est morte, il y a une quinzaine d’années : elle est enterrée au cimetière de Colon, là tout à côté dans le quartier.

Le mari de Maria l’a rejointe en 2011, victime d’une crise cardiaque à l’âge de 68 ans : il venait de prendre sa retraite, il avait prolongé son temps de travail dans son métier de cadre de l’Éducation, où il s’épanouissait.

Dans les années 2000 et suivantes, le niveau de vie des cubains s’est peu à peu amélioré, sans retrouver cependant le niveau des années 80, le blocus étant toujours prégnant. Cependant avec l’appui du pays ami, le Venezuela l’économie cubaine a repris du souffle. Le retrait de Fidel en 2006 ne fait pas l’objet de commentaire de la part de Maria : il reste son grand homme. La libreta existe toujours, bien que moins importante dans la vie quotidienne : ce n’est plus un instrument de survie.

Maria, très lucide politiquement, convient que la réouverture des relations diplomatiques est une bonne chose, mais que rien n’avancera tant que subsistera le blocus, car pour elle, c’est un marché de 300 millions de personnes qui s’ouvrira aux produits cubains, et pas l’inverse. Maria vit donc seule maintenant dans ce grand appartement. Elle me dit toucher une pension de 300 pesos, ce qui est peu. Mais ses enfants l’aident beaucoup. D’abord sa fille Kénia, qui a 49 ans, qui tient aussi un salon de coiffure, pas très loin de chez Maria, à deux blocs. Son compagnon, Miguel, est cadre au service de la Douane.

Son fils aussi, Juan Carlos, 50 ans, est également cadre dans les services douaniers (avec uniforme et tout…) Il a refait sa vie, et vit dans un quartier plus éloigné, à l’est de la Havane.

Maria a donc deux autres petits-enfants. Elle a aussi tous ses frères et sœurs vivant à la Havane. Sauf une, la dernière, 60 ans qui est retournée vivre sa vie à Guantanamo, dans la maison paternelle, rue Maximo Gomez. Maria retourne deux ou trois fois l’an en visite à Guantanamo : on l’emmène à l’aéroport, et on vient la chercher (coût de l’avion 100 pesos, 4 euros) Là-bas elle est accueillie comme l’enfant prodigue, elle visite ses parentés et surtout ses amis, et n’a que le choix de l’habitat.

Dans le quartier du Vedado au coin de la 12 et la 19, près du cimetière de Colon, où elle vit depuis 30 ans, Maria est évidemment connue comme le loup blanc, d’autant qu’il lui est resté un fond espiègle assez développé. Elle a de longs échanges avec son perroquet, lui-même beau parleur… Il ne se passe pas un jour sans que Maria ne reçoive une, deux, trois visites d’amis du quartier. Quartier très vivant, où il y a deux grands parcs bien sympathiques, dont celui où trône la statue de John Lennon, et où le soir, tournent les accrocs du footing. À six blocs de là, dans la rue 17, à hauteur du Paseo il y a le grand centre cardio-vasculaire, et un joli petit hôtel de 30 chambres « le paseohabana ».

Là, l’État vient d’ouvrir un ce ces nouveaux point wifi, et les jeunes et les moins jeunes s’assoient sur les bordures des murs et des trottoirs pour capter internet, téléphoner en vidéo dans le monde entier et à Cuba, et on se montre la famille, l’amie, le nouveau-né…, là en pleine rue. Signe des temps. Maria m’a confié qu’elle était heureuse ici, malgré le « départ » encore récent de son mari. Elle est bien entourée et a le sentiment d’avoir bien rempli sa vie. Avant que je reparte, elle veut que je l’emmène dans les jardins de l’Hôtel National, où, il y a plus de 50 ans, elle a vécu une semaine, protégée par les « barbudos ». Nous irons la semaine prochaine.

Daniel MAURY, La Havane, novembre 2015.

Notes : NdR (1) : les étasuniens qui ont tenté l’invasion de la Baie des Cochons ↩

NdR (2) : base navale de Guantanamo ↩

Source : Francecuba.org

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