L’utopie néolibérale du capitalisme numérique

Nous ne pouvons pas continuer à ignorer le rôle des grandes technologies numériques sur l’aggravation de l’inégalité au niveau mondial. Pour modérer la puissance du capitalisme numérique nous avons besoin de politiques publiques qui garantissent et promeuvent le bien commun que sont la connaissance, la sécurité, concernant les données et l’accès de tous aux services basés sur le software et internet.

La droite politique et médiatique régionale répète des slogans et des idées préconçues contre l’État et sa présence dans les politiques publiques d’inclusion sociale et d’assistance à la santé. Elle ignore le débat mondial qui tend à renforcer la présence de l’État, non seulement à cause du rôle central qu’a joué la pandémie mais aussi pour faire face à l’avancée des géants du monde digital qui abusent de leur position dominante sur le marché et de l’énorme flux de données qui alimentent ses algorithmes « comme armes de destruction mathématique ».

Nous vivons sous un féodalisme propre à l’époque techno-numérique, très éloignée de la liberté et de l’égalité promises par les mentors des Technologies de l’information et de la communication (TIC). Sous couvert d’une rhétorique de démocratisation et d’accès à l’information, au progrès et à l’innovation se cache le système de domination le plus pur et le plus ancien. Comme le soutient Nick Srnicek dans son ouvrage Platform Capitalism, « Internet est devenu une sorte d’utopie néolibérale dérégulée et avec un petit nombre de gagnants ».

La mise en œuvre politique, sociale et culturelle des TIC, « l’ingénuité des ingénieurs informatiques », les techno-corporations et leurs modèles des affaires sur le mode « Silicon valley » , ont inventé un « monde heureux » dont le résultat final est la transformation du citoyen en consommateur, un marché concentré sur les plateformes digitales.

L’essai publié par le chercheur Cédric Durand, Techno-Féodalisme : critique de l’économie numérique, démontre comment le capitalisme s’est renouvelé en revenant en arrière. Il s’est installé dans le contexte du moyen-âge avec les outils et les services de la modernité. Il ne nous a pas permis de faire un bond vers le futur en terme d’accès et de représentation citoyenne, mais s’est replié en faisant marche arrière et a ressuscité les formes les plus cruelles de la domination et de la soumission.

Le mythe de la Silicon valley californienne se délite sous nos yeux : accumulation scandaleuse de profits, techno-entrepreneurs dictateurs, inégalités sociales indécentes, chômage chronique, des millions de pauvres en plus, et une poignée de techno-oligarques qui ont accumulé des fortunes jamais égalées. La « nouvelle économie » si vantée a engendré une plus grande concentration économique de la domination et des inégalités. Politiser les TIC est nécessaire pour vivre sur le territoire digital.

Yanis Varoufakis affirme que les transformations radicales qui ont eu des répercussions importantes comme la Grande dépression, la Seconde guerre mondiale, la Grande récession et la longue Stagnation postérieure à 2009, n’ont pas altéré les caractéristiques principales du capitalisme : un système qui prospère grâce aux profits privé et aux revenus accumulés grâce au marché. Cependant l’extraction de valeur s’est éloignée de plus en plus de l’espace productif et s’est transférée vers les plateformes digitales, comme Meta (Facebbook), Google (Alphabet Inc.), Apple, Amazon et le Marché libre régional qui opèrent sous leur contrôle où les données sont la valeur de leur territoire digital.

En ce sens, Varoufakis écrit :

« Les plateformes digitales ont remplacé les marchés en tant que lieu d’extraction de richesse privée. Pour la première fois dans l’histoire, presque tout le monde contribue gratuitement au capital social des grandes corporations. Voilà ce que signifie se connecter à Face Book ou se déplacer en étant connecté à Google Maps ».

Il précise que ce n’est pas que les secteurs capitalistes traditionnels aient disparu car les relations capitalistes n’ont pas changé mais que les relations techno-féodales ont commencé à les supplanter. Les critiques progressistes du secteur des TIC son énoncées dans un cadre capitaliste dominant centré autour de l’antitrust (le droit de défense de la concurrence), les droits humains, et le bienêtre des travailleurs. Formulées par des chercheurs d’élite, des journalistes, des groupes de réflexion et des responsables politiques des pays qui constituent le nord global, les critiques progressistes font la promotion d’un agenda réformiste avec son centre en Europe-États-Unis, et qui assume la continuité du capitalisme extractiviste, qui ne génère aucun bénéfice pour les pays du sud global.

Le réformisme antitrust est particulièrement problématique car il reconnaît que le problème de l’économie digitale est simplement celui de sa taille et des « pratiques déloyales » des grandes entreprises mais pas le capitalisme extractiviste en soi.

Ce qui est en jeu au sein de l’économie digitale c’est une reconfiguration des relations sociales. Cette reconfiguration se manifeste à travers la résurgence de la figure de la dépendance qui était une figure centrale dans le monde féodal. L’idée de dépendance renvoie au principe selon lequel existe une forme d’adhésion des êtres humains à un recours.

La pandémie du Covid 19 a rendu plus visible encore le pouvoir concentré des Techno-corporations à partir de l’impact qu’ont eu, pour ce qui a été de la communication, l’industrie des loisirs et les grands monopoles pharmaceutiques, entre autre activités. Les corporations financières (Fin tech) ont accru leurs gains de façon exponentielle en étant les principaux investisseurs d’argent de provenance non déclarée (paradis fiscaux).

Apple est une de ces corporations dont la croissance a été constante. Elle est devenue la première compagnie à valoir 3 milliards de dollars (plus que le PIB des 3 principales économies de l’Amérique latine). Néanmoins, le pouvoir et la ramification des techno-corporations – basés sur un réseau complexe d’accumulation financière et sur les paradis fiscaux – s’imposent aujourd’hui aux États et à leurs gouvernements. Elles négocient et imposent des opérations aux États qui les a engendrées, il y a plusieurs décennies de cela, comme c’est le cas des États-Unis.

En Argentine, le cas qui en témoigne est le décret 690/20 grâce auquel le gouvernement du président Alberto Fernández a décrété qu’internet est un service essentiel et a confié à l’entité régulatrice (ENACOM) la mission de réguler les prix d’internet, du téléphone mobile et du cable. Régulation que l’État n’a pas pu assurer compte tenu, initialement, de ce que les entreprises Telecom et Teléfonica et Claro, ont obtenu la protection juridique qui leur a permis de ne pas appliquer le décret.

« Ce qui se joue au sein de l’économie digitale est une reconfiguration des relations sociales. Cette reconfiguration se manifeste à travers la résurgence du symbole de la dépendance, qui était un symbole central dans le monde féodal »

Trois idées sont en débat aux plus hauts niveaux politiques des puissances qui devraient avoir nécessairement une influence sur les pays périphériques :
 1-Les multinationales comptabilisent des gains extraordinaires et, pour financer un État qui a employé d’énormes ressources à remédier à la pandémie, elles doivent payer un impôt supplémentaire
 2-La position dominante des grandes entreprises, des monopoles ou des oligopoles, conduit à des augmentations excessive des prix et un manque de compétitivité.
 3-Le pouvoir de plus en plus grand du marché financier des grandes entreprises limite l’efficacité des instruments traditionnels de politique monétaire, comme la hausse des taux d’intérêt de la part des banques centrales pour remédier aux tensions inflationnistes.

Comme l’affirme l’économiste argentin Alfredo Zaiat les points énoncés surgissent comme réaction d’un système avec une forte présence de l’État qui, dès son origine, s’est associé au développement des corporations digitales et l’a encouragé. Des corporations qui, en même temps, ont conditionné les politiques d’État pour se rattacher à une présence globale et qui maintenant se sont affranchies du circuit politique et du contrôle économique traditionnel des systèmes étatiques, en utilisant des niches fiscales pour payer peu ou pas d’impôts dans leurs pays d’origine.

L’énormité des gains est devenue évidente dans le contexte de la pandémie. Pour la première fois, une énorme crise économique et financière globale n’a pas atteint de façon négative les transactions boursières des techno-corporations. Au contraire, l’index moyen des principales bourses mondiales a atteint un niveau record, tandis que les économies se sont effondrées et tentent de se remettre de leur perte, le chômage est monté en flèche et le drame sanitaire et social a été foudroyant.

Ce comportement divergent entre l’économie réelle et l’évolution des cotations des Big tech est un – mais pas l’unique – facteur qui illustre la nouvelle étape du capitalisme. En cela, l’association historique entre les États et les corporations dominantes se désolidarise du système d’organisation et de contrôle traditionnel des forces de production et des forces financières.

Les trois faits mentionnés plus haut sur les multinationales ne sont que les réactions du monde politique des puissances, spécialement celles de l’Occident, pour essayer de ne pas voir diminuer la capacité d’intervention et d’influence des États ou la prétention de ne pas perdre d’importance dans les relations de pouvoir.

Au sein du marché s’est opérée une monopolisation, de la part du capitalisme, des moyens de production, mais ces moyens ont été pluriels. Les travailleurs devaient trouver du travail et, d’une certaine manière, pouvaient choisir leur poste de travail. Il y avait une sorte de circulation qui favorisait la concurrence. Dans cette économie digitale, dans ce techno-féodalisme, les individus et les entreprises adhèrent aux plateformes digitales qui centralisent une série de dispositifs et d’éléments qui leur sont indispensables pour exister économiquement sur le territoire digital. Le modèle extractiviste appliqué aux ressources naturelles de nos pays, s’applique à la société dans son ensemble aux fins de connaître ses préférences et ses opinions dans le but de manipuler l’information et d’orienter la consommation.

Il s’agit du Big Data, des bases de données et des algorithmes qui rendent possibles le traitement des données et la production de connaissance. Nous nous trouvons face à un processus qui s’alimente lui-même : plus sont nombreuses les personnes qui participent à la vie des plateformes digitales, plus elles offrent de services indispensables, plus la dépendance s’accentue. Ce cycle de centralisation permanente abolit l’idée de concurrence, une valeur centrale du capitalisme.

 

Traduction Dial infos : Françoise Couëdel

Source originale : https://www.alai.info/la-utopia-neoliberal-del-capitalismo-digital.

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