L’orientalisme de l’oncle Denis Bauchard

L’orientalisme fait des dégâts. Cette conception essentialiste de l’Orient brillamment dénoncée par Edward Saïd fait toujours le bonheur des néocons adeptes du Choc des Civilisation. Elle fait aussi des émules en France où, sur les ruines du chiraquisme, les atlantistes belliqueux ont épousé les noirs desseins du Pentagone. Richard Labévière épingle l’une des dernières perles de ce mouvement qui s’interroge sur la perte d’influence de la France au Moyen-Orient. Nous trouverons ici quelques éléments de réponse. (IGA)


Dans son livre paru à la fin des années 1970 – L’Orientalisme – L’Orient créé par l’Occident – le grand écrivain palestinien Edward Saïd explique comment, à partir de la peinture et de la littérature du XIXème siècle, les pays occidentaux ont produit récits, images et fantasmes conformes aux besoins de la colonisation et de l’impérialisme. Dans le corpus de cette idéologie qu’il appelle L’Orientalisme, Edward Saïd identifie trois champs principaux qui se recoupent : les domaines de la recherche universitaire, de la diplomatie et des médias. Conforme au fameux Choc des civilisations – titre du livre de Samuel Huntington (1996) -, l’Orientalisme fonde une conception « essentialiste » selon laquelle l’Orient et l’Occident seraient ontologiquement et épistémologiquement deux mondes différents radicalement disjoints, parce que de « natures » antagonistes et par conséquent irréconciliables.

Très en vogue dans les années 1980, l’idéologie orientaliste a connu une nouvelle jeunesse durant la décennie suivante comme référence à l’école américaine néo-conservatrice qui devait atteindre son apogée avec l’invasion anglo-américaine de l’Irak au printemps 2003. A partir de cette date-rupture, l’école néo-conservatrice et ses fondements orientalistes se sont délocalisés. Dans les décombres du chiraquisme finissant, un surgeon « néo-cons » français a fini par envahir le Quai d’Orsay. De mains de maîtres, ce hold-up a été orchestré par un triumvirat connu : Gérard Errera (ancien secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, passé du jour au lendemain au conseil de Blackstone, un fond d’investissements américain) ; Gérard Araud (ambassadeur inamovible aux Etats-Unis qui tweete plus vite que son ombre) et Michel Miraillet (qui voulait absolument bombarder l’Iran, actuellement en poste dans le Brésil de Bolsonaro, ça tombe bien !).

A partir du G-8 d’Evian (juin 2003), les néo-cons français (baptisés par leurs collègues : La Secte ou La Meute) ont fait main basse sur le Quai d’Orsay1. Cela signifie, non seulement qu’ils se sont cooptés et propulsés (entre eux) à la tête de nos ambassades les plus importantes, mais aussi qu’ils ont verrouillé la recherche universitaire, sinon la pensée des relations internationales, notamment par l’intermédiaire du CAPS – le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie -, patronné par un des leurs : Justin Vaïsse, spécialiste des Etats-Unis. Dans le même temps, les principaux centres français de recherche (en recherche permanente de financements) se rapprochaient organiquement de leurs bailleurs de fonds : Maroc, Arabie saoudite, Emirats arabes unis et Qatar notamment),

La rédaction de prochetmoyen-orient.ch a déjà eu l’occasion de déconstruire les errances de quelques-uns de ces anti-héros : l’irisant Saint-Boniface, la femme de ménages Agnès Levallois pour laquelle le client a toujours raison, Michel Duclos qui rêve de précipiter Bachar al-Assad dans la fausse aux ours de Berne, l’historien auto-proclamé Jean-Pierre Filiu, le commissaire politique du Salon du livre de Beyrouth Henry Laurens et quelques autres… Un autre « chercheur », ex-diplomate s’invite malgré nous dans nos colonnes : Denis Bauchard, qui ressert régulièrement les poncifs de l’idéologie orientaliste et les obsessions des néo-cons français.

Adoptant le ton des Belles histoires de l’Oncle Paul2, l’une de ses dernières prestations, parue dans les colonnes de l’excellente revue L’ENA-Hors les murs3 s’intitule : « Un Moyen-Orient en chaos ». Sans en vérifier le fondement factuel, cette laborieuse dissertation commence par accréditer l’usage d’armes chimiques par l’armée syrienne au moment même où l’OIAC (Organisation de l’interdiction des armes chimiques) innocente les autorités syriennes d’une telle forfaiture. Les perles qui suivent, ne sont pas de culture, mais ont été péchées dans les plus grands fonds de l’Orientalisme.

Sur la situation au Yémen : « sous pression des Etats-Unis, de la Grande Bretagne et de la France des pourparlers ont été menés en Suède entre le gouvernement légal et les Houthistes ». C’est très exagéré aurait dit Mark Twain. Si l’Arabie saoudite a pu consentir à la tenue d’une telle négociation, c’est surtout parce que la monarchie wahhabite était considérablement affaiblie par les révélations concernant l’assassinat du « journaliste » Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul.

Sur le Pays du Cèdre : « au Liban, l’ordre règne. Les attentats ont cessé mais il s’agit essentiellement de l’ordre du Hezbollah dont l’influence a été confortée par les résultats des élections législatives de mai 2018 et qui contrôle une bonne partie du pays ». Les députés de La République en marche sont de nationalité française, semble-t-il. Ceux du Hezbollah semblent pareillement libanais. Mais s’il ne viendrait à personne de contester aux premiers leur appartenance à la communauté française, la libanité des seconds ne va pas de soi ; l’idéologie orientaliste consistant à en faire de simples relais de la République islamique d’Iran, ce qui est aussi très exagéré, voire plus simplement faux.

A propos du Liban et du Hezbollah encore : « le Liban sud constitue une zone sensible, où le Hezbollah s’est enterré avec un arsenal important de missiles de différentes portées. Cette situation constitue une véritable menace pour la sécurité d’Israël ». N’oublions pas les motos de trial permettant aux forces spéciales du Hezb. une mobilité accrue et les missiles tactiques de moyenne et longue portées mettant la centrale nucléaire israélienne de Dimona à portée du Hezb. C’est l’un des fleurons de l’idéologie orientaliste : seule importe la sécurité d’Israël, celle du Liban, de la Syrie et des autres voisins arabes ne pouvant prétendre constituer une question digne d’intérêt.

Sur la sécurité d’Israël justement « l’opération en cours Bouclier du Nord, qui vise à détruire les tunnels crées par le Hezbollah, peut être interprétée comme une première mesure pour contrer la menace représentée par le mouvement chi’ite ». Le secrétaire général du Hezbollah l’a redit lors d’un entretien avec la chaine de télévision Al-Mayadeen vendredi dernier : « la plupart de ces tunnels sont vieux d’une quinzaine d’années ». Bien d’autres moyens tactiques et stratégiques existent afin d’assurer la défense et la sécurité du Liban ! En fait, l’opération israélienne est surtout destinée à détourner l’opinion des casseroles de Netanyahou – des accusations avérées de corruption dont il est l’objet – en vue des prochaines élections israéliennes. Le Sayed concluant : « les Israéliens votent toujours avec notre sang ! ».

Sur la Palestine : « quant à la question palestinienne, elle n’est plus d’actualité… » On se demande bien pourquoi, mais l’oncle Denis Bauchard ne le dit pas.

Mais c’est surtout par la rhétorique occidentaliste que l’oncle Denis sidère le lecteur : « depuis les années 2011 – 2013, un basculement des influences s’est opéré au détriment des intérêts occidentaux, et au profit notamment de la Russie, de la Chine et de la Turquie. Le déclin de l’influence occidentale est à la fois voulu et subi ». Ici, l’auteur en dit trop ou pas suffisamment. Cette évolution ne tombe pas du ciel par une corde à foin et il eût été intéressant d’expliquer les raisons efficiente de ce ratage diplomatique historique.

Sur l’Occident encore : « d’une façon générale la pusillanimité de L’Occident et son échec sur le dossier syrien ont contribué au retrait de son influence ». L’usage du terme « Occident » est tout aussi ambigu que celui de « communauté internationale » ou « société civile ». Il recouvre des responsabilités globales, sinon abstraites permettant de faire l’économie de toute espèce d’introspection nationale et d’abandonner à la critique rongeuse des souris les erreurs de la diplomatie française, comme celle d’Alain Juppé (entre autres) ayant ordonné la fermeture de notre ambassade à Damas en mars 2012. Ne parlons pas de celles de Bernard Kouchner et de Laurent Fabius qui ont eu déjà l’honneur de nos colonnes !

Météo des plages, pour finir : « ainsi, l’année 2018 a vu s’amasser de nouveaux nuages sur un Moyen-Orient, où l’influence traditionnelle des pays occidentaux, dont la France, est en déclin en termes tant politiques qu’économiques. Il reste à espérer que l’orage qui point n’éclatera pas ».

En définitive, l’oncle Denis se révèle, sans doute malgré lui aussi, comme un héros foncièrement proustien. Parmi les nombreux personnages qui peuplent À la recherche du temps perdu, le marquis de Norpois est passé à la postérité en tant qu’archétype caricatural du diplomate, bien au-delà même de ce que son auteur en avait fait. Ancien ambassadeur et membre de l’Institut, antidreyfusard puis belliciste, ami du père du narrateur qu’il conseille pour ses placements financiers, il apparaît dans l’œuvre de Proust tour à tour érudit, pédant, superficiel et affable, snob et mondain. Au-delà de l’image qu’il véhicule d’un certain personnel diplomatique de la IIIe République, il est devenu, au fil du temps, l’archétype de tous les maux dont serait affectée la diplomatie française.

Pauvre diplomatie qui mériterait bien un vrai travail de fond, permettant de comprendre comment et pourquoi en est-on arrivé là, c’est-à-dire à des Proche et Moyen-Orient, dont la France s’est exclue elle-même. Tous les Norpois du Quai eux-mêmes portent, sans doute, une grande responsabilité. Les décideurs de notre politique étrangère – à l’Elysée, dans les services et les centres de recherche – complètent cette famille de Thénardier, oublieuse des intérêts vitaux de la France. Un jour, peut-être, les historiens nous diront les raisons et les mécanismes de cette malédiction.

 

Source: Proche&Moyen-Orient

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