L’Europe pour la paix : histoire d’une mystification

Dès ses premières étapes, la construction européenne a été légitimée au nom de la paix. Il est bien entendu vrai que dans les opinions publiques, l’aspiration à celle-ci était immense après les deux carnages qu’ont été les conflits mondiaux. Mais dans le chef des dirigeants, les considérations étaient totalement autres. Bref rappel historique puis évocation de l’actualité brûlante.

 

De 1919 à 1921, les Etats-Unis ont versé à l’Allemagne des prêts équivalant à 700 millions de dollars. Et en 1921, ils ont signé avec Berlin un traité séparé. La France estime que l’Allemagne va chercher à se soustraire aux exigences de réparation du traité de Versailles. Elle réagit donc en occupant la Ruhr en janvier 1923, avec le soutien de la Belgique. Se déchaîne alors la spéculation contre le franc français, qui perd 40 % de sa valeur. Le secrétaire d’Etat US Hughes lance un ultimatum à l’ambassadeur français à Washington : arrêt de la spéculation contre retrait de la Ruhr et acceptation d’un comité d’experts.

L’entre-deux-guerres et le plan Dawes

Celui-ci est présidé par le banquier de Chicago Charles Dawes. Il se réunit d’abord à Paris, puis à Londres. L’Allemagne est invitée à partir d’août comme puissance souveraine à la table des négociations. Aux termes de celles-ci, Berlin bénéficie d’un prêt de 110 millions de dollars, appelé prêt Dawes. Cela entraîne une avalanche d’argent sur le pays, qui dope considérablement l’industrie lourde, future championne du réarmement. D’ailleurs, Gustav Stresemann, longtemps ministre allemand des Affaires étrangères et présenté par la mythologie européiste comme un partisan de la paix, ne s’y trompera pas. Il déclarera aux ministres-présidents des Länder en 1924 que le plan Dawes était « les béquilles prêtées au Reich par le monde anglo-américain contre l’impérialisme français ». Ensuite, une fois que les Allemands auraient reconstruit une économie puissante, ils les rejetteraient et trancheraient « comme toujours les grandes questions par l’épée ». Mais en 1927-28, sur fond de spéculation délirante, la frénésie des emprunts menace le plan Dawes d’effondrement. Un nouveau comité d’experts est mis en place sous la direction de l’industriel étatsunien Owen Young. Et un nouveau plan est élaboré. Mais il ne sera pas appliqué suite à l’éclatement de la crise de 1929. Le capital financier allemand se plaint des exigences françaises de réparation, tout en s’engageant à payer jusqu’au dernier sou sa dette privée à l’égard du capital financier US.

L’immédiat après-guerre et la CECA

Toujours est-il qu’après avoir investi des sommes d’argent considérables dans l’industrie lourde allemande dans l’entre-deux-guerres, les Etats-Unis entendent travailler au plus vite au redressement de l’économie du pays vaincu au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Dans un contexte de guerre froide, il faut en effet un avant-poste solide face au bloc de l’Est. Très rapidement, l’industrie lourde allemande est à nouveau en mesure d’exporter une partie de sa production. Telle est la raison pour laquelle les pays voisins se sont dotés de barrières douanières. L’administration Truman exigera que celles-ci soient abolies pour offrir toute latitude aux exportations de produits industriels allemands. Dans ce cadre, Washington n’hésitera pas à recourir au chantage à l’aide financière via le plan Marshall. Suite à cela est signé en 1951 le traité de Paris, qui institue la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA). Celle-ci est chapeautée par une Haute Autorité supranationale, non élue et présidée par Jean Monnet. C’est une étape importante dans la stratégie des milieux dirigeants ouest-allemands : se comporter comme la sentinelle de Washington face au bloc soviétique et en récolter les dividendes économiques. On est donc bien loin d’une quelconque préoccupation pacifiste…

Création du FEDEF

Jusqu’en 2016 cependant, l’Union européenne s’est abstenue d’intervenir dans les programmes d’armement de ses Etats membres. Ces programmes étaient l’apanage de la souveraineté nationale. C’est durant cette année que le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, décide de créer le Fonds Européen de la Défense (FEDEF). Le contexte s’y prête : l’Ukraine a sombré dans la guerre civile depuis 2014, suite au coup d’Etat de Maïdan ; le referendum a donné raison aux partisans du Brexit en Grande-Bretagne ; les Etats-Unis ont élu Donald Trump, un néo-isolationniste, à la Maison Blanche. Tout cela donne de l’eau au moulin des partisans de la création d’un tel fonds. Son budget reste cependant limité. Pour la période 2021-2027, il s’élève à 8 milliards d’euros. A titre de comparaison, l’Allemagne a annoncé en 2022 un plan de modernisation de son armée de 100 milliards d’euros. En outre, il y a toujours fragmentation des industries et des marchés de l’armement. A cela s’ajoute la perpétuelle tentation pour les pays européens d’aller se fournir auprès du complexe militaro-industriel US.

Le FEDEF se compose de différents programmes. En 2017 est lancé le programme Action Préparatoire pour la Recherche dans la Défense (Preparatory Action for Defence Research), avec un budget de 90 millions d’euros, pour financer la recherche militaire. Il y a également le Programme de Développement Industriel de la Défense Européenne (European Defence Industrial Development Program), lancé deux ans plus tard. Son budget s’élève à 500 millions d’euros et vise à soutenir le développement des équipements et de la technologie militaires. Dans l’état actuel, 68,4 % du budget du FEDEF va à des entreprises basées en France, en Italie, en Allemagne et en Espagne. La France seule reçoit 26,4 % des fonds alloués. Le géant italien de l’armement Leonardo est le plus grand bénéficiaire des aides européennes. Viennent ensuite Indra (Espagne), Safran et Thales (France) ainsi qu’Airbus. En 2020, les huit plus grands bénéficiaires de ce FEDEF ont vendu pour près de 42 milliards de dollars de matériel. Cela confirme que ce Fonds profite d’abord aux sociétés les plus lucratives.

Retour de l’OTAN et suivisme européen

Si l’industrie militaire européenne se porte bien, on ne peut en dire autant de la capacité du vieux continent à s’autonomiser face à Washington. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 l’illustre très bien. On a assisté suite à celle-ci à un déferlement de russophobie et de pro-américanisme dans les milieux dirigeants et les médias. Et on a pu constater que les décisions concernant la politique étrangère de l’UE étaient prises par l’OTAN, structure sous emprise des USA. Ces derniers visent à affaiblir, voire à démanteler la Russie et l’UE. En 2015, George Friedman, directeur du think tank Stanfor (appelé par certains « la CIA de l’ombre »), disait que Washington n’avait pas de relations avec l’UE, mais avec chacun de ses Etats membres. Il ajoutait que ce que les Etats-Unis redoutaient le plus était une alliance entre d’une part les technologies et le capital financier allemands et d’autre part les matières premières et la capacité de travail russes. L’objectif depuis des décennies est donc d’empêcher qu’une telle coalition se forme. A cela s’ajoute la nécessité de mobiliser un maximum de pays contre la Chine.

Washington peut compter sur le suivisme docile des dirigeants européens. Dans ce suivisme, l’UE va jusqu’à enfreindre ses propres règlements. Le 8 décembre 2008, elle avait adopté une position commune qui définissait des règles régissant le contrôle des exportations de technologies et d’équipements militaires. En son article 2 étaient énumérés huit critères concernant l’autorisation ou non d’exportation d’armes. Le troisième critère affirme le refus d’autoriser l’exportation de « technologies ou d’équipements susceptibles de provoquer ou de prolonger des conflits armés ou d’aggraver des tensions ou des conflits existants dans le pays de destination finale ». A cela s’ajoute le lancement d’une Mission de conseil et d’entraînement en Ukraine. Qui a parlé de vocation pacifique de l’Europe ?

 

Source: Le Drapeau Rouge

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