« Les pensions sont tout à fait payables, il faut juste mieux répartir la richesse »

« Quand il s’agit du vieillissement, on n’entend systématiquement qu’un seul son de cloche. On nous dit que l’horloge tourne et que c’est maintenant que nous devons agir », écrit Kim De Witte, auteur du livre « Le Grand Vol des Pensions », qui démonte les arguments avancés pour justifier l’actuelle politique en matière de pensions.

 

Les pensions, c’est un peu comme les épinards. Vu leur haute teneur en fer, des légions d’enfants ont dû ingurgiter les petites feuilles vertes du héros de dessin animé Popeye. Toutefois, il y avait une petite erreur de calcul dans l’affaire. La teneur en fer des épinards est en fait similaire au taux de Clenbuterol dans l’urine du coureur cycliste Alberto Contador : cero coma cero cero cero cero cero cinco (zéro virgule zéro zéro zéro zéro zéro cinq).

La part de fer dans les épinards est probablement inférieure à la part d’insectes qu’ils contiennent. Certes, nous n’avons rien contre les épinards. Et l’erreur de calcul n’est pas bien lourde de conséquences. Mais c’est tout autre chose quand ce type de raisonnement concerne une part importante de la population, des gens qui ont travaillé toute leur vie et cotisé pour une pension décente et à qui on vient asséner : « Désolés, mais davantage qu’une pension à partir de 67 ans et au niveau d’une allocation du CPAS, ce n’est pas possible. » Là, c’est plus que toute une génération que l’on trompe en appliquant une méthode de calcul qui justifie l’appauvrissement des pensionnés actuels et futurs.

​On trompe plus que toute une génération en appliquant une méthode de calcul qui justifie l’appauvrissement des pensionnés actuels et futurs

« Les enfants du Baby-boom laissent le vide derrière eux », est un des titres parmi ceux du même genre publiés par divers journaux. « Aujourd’hui, un Flamand sur cinq a plus de 65 ans, et dans dix ans, ce sera un sur quatre. Les métiers qui ne sont pas en pénurie peuvent le devenir. » Quand il s’agit du vieillissement, on n’entend systématiquement qu’un seul son de cloche. L’horloge tourne inexorablement, et c’est maintenant que nous devons agir. L’ancien président du Conseil européen Herman Van Rompuy l’a déjà affirmé : « Avec une évolution de quatre actifs pour un pensionné vers deux actifs pour un pensionné endéans cinquante ans, ce n’est plus une question de gauche ou de droite, mais tout simplement de calcul. » En d’autres termes : ce n’est pas une question de choix politique, mais un fait incontestable qui s’appelle la baisse démographique.

Qu’est-ce qui nous pousse dans le précipice ? La démographie. Qu’est-ce qui transforme le pays en une république de pauvres grisonnants ? La démographie ! Qu’est-ce qui creuse de grands trous dans la caisse des pensions ? La démographie ! Qu’est-ce qui fait que le marché du travail se restreint ? La démographie, la démographie ! Nous sommes submergés de discours des plus sombres qui dépeignent un afflux de personnes âgées à la charge de la collectivité et qui mélangent toutes sortes de chiffres et concepts. Il y a même un mot pour cela : l’hystérie Mathusalem, du nom de la personne mentionnée dans l’Ancien Testament comme ayant vécu jusqu’à l’âge de 969 ans.

 

« Démagogie rationnelle »

 

L’histoire très variable de la démographie est le grand sujet d’étude de l’historien allemand Thomas Bryant. Il a entre autres analysé la manière dont des scientifiques, des politiciens et des faiseurs d’opinion « ont mis en scène les chiffres de la baisse des naissances à partir de 1970 comme une tragédie nationale ». Bryant écrit : « Dans de nombreux pays d’Europe occidentale, le débat ne s’est pas toujours déroulé de manière rationnelle. Il s’est caractérisé par une dramatisation exceptionnelle. » Et il met en garde : « À l’avenir, on pourra assurément constater partout la distance dangereusement petite entre démographie et démagogie. »

Aujourd’hui, nous voyons à quel point cette mise en garde s’avère juste. Nous connaissons tous le mantra de la politique : « Les pensions deviennent impayables, nous allons tous devoir travailler plus longtemps. » Et, oui, quand la peur règne, on peut démanteler les systèmes sociaux et exhorter les gens à prendre eux mêmes, chacun pour soi, des mesures de précaution privées. Ou alors on peut allonger la durée de la carrière. C’est ce que le sociologue français Pierre Bourdieu a appelé la « démagogie rationnelle » : à partir de données et pseudo-données scientifiques, on manipule la politique sociale et on force les réformes.

Des cohortes entières de baby-boomers partent trop tôt à la pension, et cela serait absurde, impayable, égoïste et en contradiction avec la logique la plus élémentaire : tel est le principe de base que l’on entend partout. Selon le génie du calcul qu’est le ministre des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA), le vieillissement est tel que « nous voyons se déliter considérablement notre idéal de progrès et de prospérité ». Et relever l’âge de la pension devient alors une nécessité : « Il faut travailler plus longtemps, c’est ce que montre toute analyse sérieuse du phénomène du vieillissement. Il ne s’agit pas d’éventualités spéculatives mais de certitudes mathématiques. » Comprenez : l’affaire est bouclée, les chiffres sont clairs, il n’y a plus de discussion possible, plus besoin de débat.

Certes, nous comptons aujourd’hui bien plus de sexagénaires et de septuagénaires qu’auparavant. Davantage de gens vivent vieux. L’espérance de vie augmente depuis 1840. À cette époque, elle tournait autour de 40 ans. Aujourd’hui, c’est presque 80 ans. La population devient en moyenne plus vieille.

Toutefois, l’être humain en tant que tel ne vit pas beaucoup plus longtemps. Nous atteignons des limites.

Un homme qui, en 1841, atteignait l’âge de 65 ans avait encore une espérance de vie moyenne de 11 ans. Aujourd’hui, pour un homme de 65 ans, cette espérance de vie est de 18 ans. Ce qui veut dire que, près de 180 ans plus tard, nous avons à peine gagné 7 ans. Quant à un homme qui avait atteint l’âge de 85 ans en 1841, il avait encore en moyenne 3,9 ans à vivre. Aujourd’hui, c’est 5,8 ans. Soit un gain de seulement 1,9 an.

La population devient plus vieille. Toutefois, l’être humain en tant que tel ne vit pas beaucoup plus longtemps. Nous atteignons des limites

Comment cela se fait-il ? Devenir vieux est un processus qui d’est démocratisé, mais cela ne veut pas dire que les plus résistants vivent subitement trente ans de plus. « Non, les enfants d’aujourd’hui ne vivront pas tous cent ans, souligne Patrick Deboosere, démographe et expert des pensions à la VUB. Notre corps est programmé pour pouvoir fonctionner environ 30 000 jours, après quoi l’usure devient très importante. » 30 000 jours ? C’est à peu près 82 ans.

Cela ne veut bien sûr pas dire que personne ne dépasse l’âge de 82 ans. « L’âge le plus élevé que nous avons pu enregistrer avec une certitude absolue est celui atteint par la Française Jeanne Calment (1875-1997), décédée à l’âge de 122 ans, observe Deboosere. Son record ne sera pas rapidement battu. Bien que le nombre de “super centenaires” de plus de 110 ans augmente, le suivant actuellement dans la liste n’a “que” 117 ans. »

« Nous vivons plus longtemps. Mais notre processus physiologique de vieillissement, lui, n’a pas changé, constate le professeur. À l’âge de 65 ans, 40% de la population souffre de problèmes de santé. » Selon les démographes, élever l’espérance de vie moyenne à 90 ans dans l’avenir sera extrêmement difficile.

 

Ce qui compte, ce n’est pas le nombre d’actifs, mais la quantité de ce qui est produit

 

Revenons à ce que disait Herman Van Rompuy avec beaucoup d’assurance : il faut tirer la sonnette d’alarme sur l’évolution catastrophique « de deux à quatre actifs pour un pensionné ». En comparaison, imaginons l’arrière-grand-père d’Herman Van Rompuy prophétisant en 1900 : « Aujourd’hui, un Belge sur trois travaille dans l’agriculture, mais, en l’an 2000, ce ne sera plus qu’un Belge sur cinquante.

L’horloge tourne inexorablement et nous allons tout droit vers une catastrophe alimentaire. » En réalité, l’aïeul aurait encore sous-estimé les faits : aujourd’hui, en Europe occidentale, il n’y a plus qu’un paysan pour 80 personnes. Et pourtant, nous ne mourons pas de faim. Bien au contraire. À l’époque, un surplus agricole signifiait : ce que les paysans produisent de plus que ce dont ils ont besoin pour eux-mêmes. Aujourd’hui, les surplus agricoles, ce sont : des montagnes de beurre, des lacs de lait, des monceaux de pommes et poires détruites et même une mer de vin. En effet, la production dans l’agriculture a augmenté de manière énorme. C’est une question de productivité.

Ce qui compte, donc, ce n’est pas tant le nombre d’actifs, mais la quantité qui est produite. C’est ce qu’explique le sociologue français Bernard Friot. Le professeur estime que le choc démographique est une « construction fantasmée ». Il écrit : « On peut produire autant avec un actif pour un pensionné qu’avec deux actifs pour un pensionné. Le raisonnement selon lequel le recul du nombre d’actifs va rendre le financement des pensions impossible est tout aussi absurde que la prédiction au début du siècle dernier que nous allions connaître la famine parce que le nombre de paysans allait tomber à moins de 3%. »

En comparant les économies actuelles, le Pr Friot avance également un autre argument contre le choc démographique en montrant que « les sociétés connaissant une longue espérance de vie sont plus productives que celles où l’espérance de vie est basse ». Pour lui, c’est bel et bien une question de choix de société, de priorité politique : « Personne ne va partir du principe que l’avenir n’apportera pas d’augmentation de la productivité, mais l’argument démographique part du principe que les bénéfices de cette productivité continueront à aller aux seuls actionnaires. »

Avec Bernard Friot, je me permets donc de contredire l’ancien président européen : Monsieur Van Rompuy, vos annonces catastrophiques sont fausses. C’est ce que dit et écrit… la Commission européenne elle-même. En novembre 2017 est sorti le Ageing Report 2018 de la Commission sur l’impact du vieillissement en Europe.

Oui, il y aura davantage de personnes âgées, mais il y aura aussi moins d’enfants, moins de malades en moins de chômeurs

Ce rapport stipule que le nombre d’actifs par rapport au nombre de non-actifs dans l’UE ne change quasiment pas. Oui, il y aura davantage de personnes âgées, mais il y aura aussi moins d’enfants, moins de malades en moins de chômeurs, du moins si on laisse les aînés prendre leur pension. Le rapport entre le nombre d’actifs et le nombre de non-actifs dans l’Union européenne s’améliore même jusqu’en 2025, puis reste plus ou moins identique jusqu’en 2030 et recule légèrement jusqu’en 2060, mais ce recul est minimal.

Aujourd’hui, on compte 1,3 non-actif – enfants, chômeurs, malades, inaptes au travail, pensionnés – par actif dans l’Union européenne. En 2060, ce sera 1,4 non-actif par actif. C’est un recul de moins de 10%. Et, face à ce recul de moins de 10%, la croissance économique attendue pour cette même période est de plus de 100%. Le tsunami du vieillissement n’est plus aussi considérable lorsqu’on l’observe dans cette perspective-là, n’est-ce pas monsieur Van Rompuy ?

 

De mauvais critères pour mesurer l’impact du vieillissement

 

Et en Belgique ? Nous comptons aujourd’hui 11,3 millions d’habitants, parmi lesquels 4,6 millions travaillent et 6,7 millions ne travaillent pas (enfants, personnes âgées, chômeurs, malades et personnes inaptes au travail). Cela veut dire qu’aujourd’hui, pour chaque actif, il y a 1,4 non-actif. Et cela restera ainsi jusqu’en 2040. À partir de 2050, cela montera à 1,5 non-actif par actif. Également une augmentation de moins de 10%, face à une croissance économique attendue de 100%.

Monsieur van Rompuy, vous utilisez de mauvais critères pour mesurer l’impact du vieillissement, et en l’occurrence celui qui porte le nom compliqué de « ratio de dépendance démographique ». Cela veut dire le nombre de personnes de plus de 65 ans par rapport au nombre de personnes de 15 à 65 ans. Bien évidemment que ce ratio devient moins bon, puisque la génération du baby-boom atteint peu à peu le cap des 65 ans et qu’il y aura plus de pensionnés. Mais votre ratio ne sert ici à rien. Car si vous voulez mesurer la charge du vieillissement, ce qui compte, ce n’est pas le rapport entre la population de 15 à 64 ans et celle des plus de 65 ans, mais bien le rapport entre le nombre de gens qui sont au travail et ceux qui ne le sont pas.

Ceux qui ne sont pas au travail, ce sont les pensionnés, mais aussi les enfants, les personnes incapables de travailler et les chômeurs. Le rapport entre le nombre d’actifs et de non-actifs ne change pas beaucoup. Oui, il y aura davantage de personnes âgées. Mais il y aura aussi moins d’enfants et moins de chômeurs. C’est ce que m’a démontré très clairement à Washington Jim Stewart, professeur au Trinity College de Dublin.

 

12 000 pages pour rectifier le Livre vert de la Commission européenne

 

J’ai fait la connaissance de Jim Stewart lors du séminaire international sur les pensions à Paris en 2007. C’est un homme aimable, qui bégaie un peu et enrobe ce qu’il veut dire dans de longues histoires. Mais, si on prend le temps de l’écouter, on apprend à chaque fois beaucoup.

Jim est un expert du financement des pensions. Il a publié une cinquantaine d’articles internationaux sur la question. Au séminaire sur les pensions à Washington en 2010, il avait déclaré à propos du Livre vert sur les pensions que la Commission européenne venait de sortir, en préparation à son définitif Livre blanc : « C’est un scandale. Ce livre est écrit par l’industrie des pensions. L’Europe vise une privatisation de la protection-pension. Mais nous avons une réponse. »

Il faut certes répartir la richesse de manière plus équitable. Et c’est là que le bât blesse, et de plus en plus.

Il m’a alors expliqué les concepts trompeurs du Livre vert qui suscitent la peur dans la population. Le Livre vert parlait entre autres du «changement dramatique de l’âge de la population ». Le ratio de dépendance démographique va doubler, passant de 4 actifs par 65+ aujourd’hui à 2 actifs par 65+ en 2060. Jim Stewart et son équipe ont réagi en démontrant que c’était une manière trompeuse de présenter les choses. Si nous voulons mesurer le coût global du vieillissement, ce n’est pas le ratio de dépendance démographique qui est pertinent, mais bien le ratio de dépendance économique. En plus des analyses de Jim, la société civile a introduit plus de 12 000 pages de remarques et commentaires sur le Livre vert.

La Commission européenne n’a donc pas pu faire autrement que d’en tenir compte dans son définitif Livre blanc de 2012. Le Livre blanc souligne : « Le défi du vieillissement est souvent illustré par le doublement du ratio de dépendance démographique – la population de 65+ par rapport à la population de 15 à 64 ans – qui passera de 26 % en 2010 à 50 % en 2050. Le vrai problème est toutefois le ratio de dépendance économique. » Ce ratio augmentera beaucoup moins, explique le Livre blanc. Ce ratio est aussi un meilleur critère parce qu’il tient compte de l’impact global du vieillissement : il y aura davantage de personnes âgées, mais si nous laissons les aînés prendre leur pension, il y aura aussi moins de chômeurs, moins de malades, moins de personnes inaptes au travail et moins d’enfants. Ce qui fait que la charge globale du vieillissement est moins grande que ce qu’affirme Van Rompuy.

Des scientifiques comme Jim Stewart, Bernard Friot et de nombreux autres ont ainsi présenté des chiffres qui infirment la prétendue nécessité de l’actuelle politique en matière de pensions. Les pensions sont bel et bien payables. Travailler plus longtemps pour moins de pension n’est pas du tout une obligation. D’autres choix sont possibles. Il y a suffisamment pour chacun, et cela restera le cas. Mais pour cela, il faut certes répartir la richesse de manière plus équitable. Et c’est là que le bât blesse, et de plus en plus.

 

Ce texte est une version raccourcie d’extraits du livre « De grote pensionroof » qui paraît le 22 mars  (disponible en néerlandais).
 

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