Les grosses fortunes, tu chériras

« Aujourd'hui, le nirvana des riches, c'est la Belgique. » L’homme qui formule cette expertise est un « passeur ». Il pratique une sorte de trafic d’êtres humains dont la cargaison n’est ni sans papiers, ni sans moyens. Et c’est sans sourciller que les exilés qu’il mène administrativement à bon port lui versent les 8 000 euros demandés par consultation. Il justifie ces honoraires par les « 350 analyses et rapports à éplucher concernant uniquement les problèmes liés à la Convention fiscale franco-belge . »

Extrait du nouveau livre

Didier Reynders, l’homme qui parle à l’oreille des riches

Effectivement, c’est de France que viennent ces exilés fiscaux, ces futurs sans-impôts. Pire qu’une dictature tropicale, ils fuient la Terreur. Celle qui horrifiait les privilégiés à la Révolution française et qui est resurgie à la fin du 20e siècle sous la forme d’un impôt sur la fortune. Il y a quelques années, ils fuyaient plutôt vers la Suisse. Mais, précise donc notre passeur, « aujourd’hui, le nirvana des riches, c'est la Belgique. Et dans le plus scrupuleux respect des lois. À son arrivée à Bruxelles, un émigré français ne doit même pas négocier ses impôts comme à Genève .»

Beaucoup se domicilient à Bruxelles, avec une prédilection pour ce riche quartier d’Uccle où est installé le Cercle de Lorraine. Mais oui, ce club patronal bruxellois que fréquente de temps à autre Didier Reynders. Comme nombre de ces fortunés Français ont fait leur cantine de cet ex-château de Mobutu, ils ont certainement dû échanger des propos affables avec un ministre si compréhensif.

La Belgique, qui ne taxe ni la fortune ni les gains boursiers, est l'objet d'une double immigration fiscale : des Pays-Bas et de France. Chez nos voisins du Nord, l'impôt sur la fortune qui existait depuis la fin du 19e siècle a été formellement supprimé en 2001. Mais pour être remplacé par un impôt de 30% sur le rendement du capital. Et ce rendement est évalué forfaitairement à 4% de la fortune. Cela reste donc, dans les faits, un impôt de 1,2% sur la fortune (30% x 4%).

Cela fait des années que les riches Néerlandais s'installent en Belgique pour des raisons fiscales. Lieu de prédilection: tout le long de la frontière, sur une zone qui va de la chic banlieue nord d'Anvers jusqu'aux Fourons (proches de Maastricht), en passant par la Campine. Même les parrains de la maffia néerlandaise viennent y passer des jours heureux. Au Grote Heide, un riche quartier de Neerpelt (Limbourg), on aperçoit de temps en temps leurs gardes du corps. Qui n'ont pu empêcher que quatre de ces maffiosi se fassent descendre, il y a quelque temps. Dire que l'endroit est si calme, d'ordinaire…

Mais les flux les plus actifs, pour le moment, viennent de France, où l'impôt sur la fortune comporte six tranches, de 0,55 à 1,80%. Faut dire que cette émigration est encouragée par des publicités publiées dans Le Figaro et divers journaux financiers. Selon un rapport du Sénat français, la Belgique attirait, en 2002, 14 % des exilés fiscaux français, devant la Suisse, les Etats-Unis et le Royaume-Uni.

Les patrons de la région lilloise émigrent plutôt dans les environs de Tournai, tout proches. Ce qui leur permet de faire la route quotidiennement vers leur entreprise. « Depuis que je vis en Belgique, confie l'un d'eux, le matin, je mets même moins de temps qu'auparavant . » Cas le plus célèbre: la famille Mulliez, actionnaire des hypermarchés Auchan, dont plusieurs cousins habitent la même rue du village de Néchin (commune d'Estaimpuis), à quelques centaines de mètres de la frontière.

Mais aujourd'hui, plus moyen de trouver, dans la région tournaisienne, des demeures correspondant au standing des exilés. Malgré le handicap de la langue, ils se rabattent donc sur la zone de Courtrai, où les grandes propriétés se négocient autour de 2,5 millions d'euros.

Les capitalistes parisiens optent plutôt pour la capitale belge. Soit la riche banlieue, comme à Rhode-Saint-Genèse. Soit les quartiers chics d'Uccle ou Ixelles où, malheureusement, l'«Impasse des milliardaires», ce square que protègent une grille et un gardien à l'entrée du Bois de la Cambre, affiche complet. Avec le Thalys, ils peuvent rejoindre Paris-Nord 26 fois par jour en 1h25. Un spécialiste de l'immobilier grand luxe explique sans retenue: « Les riches Belges mettent jusqu'à deux millions d'euros pour une habitation, les Français montent facilement à quatre millions . »

En France, l’impôt sur la fortune compte évidemment d’ardents adversaires. La référence à la Terreur n’est pas née de notre imagination. Un ouvrage menant campagne contre cet impôt la mentionne explicitement : c'est « un peu comme si, brusquement, ils [les fortunés] se retrouvaient deux siècles en arrière sous la Terreur avec l'ombre du cachot et de la guillotine . » Cette Terreur est telle que les nantis sont prêts à des extrémités pour la fuir (il est conseillé aux âmes sensibles de sauter la suite de ce paragraphe). Tel ce patron expliquant qu'il n'arrive pas à convaincre sa famille de s'expatrier en Belgique : « Je manquais d'arguments car la Belgique, impôts mis à part, n'est pas un paradis. La Wallonie est très pauvre et les Flamands n'ont pas cette finesse qui constitue le charme français . » Terrifiant, non ?

Toutefois, une grande partie de Français sont attachés à cet impôt qui symbolise la justice fiscale. Au point que la cote de popularité de Johnny Halliday, le supporter de Sarkozy le plus célèbre de la république, s’effondre lorsqu’il décide de s’installer en Suisse pour payer moins d’impôts de solidarité sur la fortune. Quant au président Chirac, il serait convaincu d'avoir perdu les présidentielles de 1988 à cause de cet impôt, qu’un gouvernement de droite avait supprimé, avant d’être réintroduit par un gouvernement socialiste. Depuis, il n'oserait plus évoquer son abolition.

Et en Belgique ? Quand on interroge le ministre des Finances Didier Reynders sur l’introduction d’un impôt sur la fortune, il dit non sans prononcer le mot : « On peut l’envisager selon certaines modalités mais, et on l’a vu en France, il ne semble pas très efficace dans la mesure où il fait fuir les grosses fortunes. Mais je comprends que certains aiment toujours mieux voir imposer les autres qu’eux-mêmes. C’est humain . »

Avons-nous bien compris le ministre ? Ne laisse-t-il pas sous-entendre que les travailleurs belges, qui sont parmi les plus taxés d’Europe, sont des égoïstes qui aimeraient voir imposer ces malheureux nantis qui ne payent pas un cent sur leur fortune ?

Les deux principaux arguments généralement avancés contre l’impôt sur la fortune sont, d’une part qu’il ne serait pas très efficace, d’autre part, qu’il ferait fuir les capitaux. Reynders parvient à fourrer ces deux arguments dans un petit morceau de phrase en y glissant un lien de cause à effet. Pourtant, une logique élémentaire nous souffle que si les grosses fortunes fuient cet impôt, c’est qu’il affiche une certaine efficacité. Pourquoi fuir la Terreur si la guillotine parvient tout au plus à vous raser le duvet du cou ?

Il est vrai que le rendement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) est loin d’être exceptionnel. Son bilan n’en est pas moins positif, à lire un rapport de la Cour des comptes française démontrant que sa suppression n'est pas économiquement justifiée. Il y a en effet 300 à 400 fortunés par an fuyant le pays, soit 0,13% des redevables. Entre 1997 et 2001, près de 250 millions d'euros de capitaux ont ainsi quitté la France pour échapper à l'ISF. Dans le même temps, 10,3 milliards d'euros de recettes ont été générés par la collecte de l'ISF. Le rapport ajoute : « L'argument que l'on entend souvent, selon lequel il s'agirait d'une perte de capitaux pour la France, est mal fondé, car les investissements (entreprises, Bourse) de ces contribuables ne sont pas liés à leur lieu de résidence . » L'évidence même : ce n’est pas parce que la richissime famille Mulliez s’est exilée à Néchin que les 119 hypermarchés Auchan de France ont été délocalisés en Belgique.

Autre argument de Reynders contre un impôt sur la fortune : « Cet impôt existe déjà compte tenu du niveau élevé des droits d'enregistrement pour l'immobilier et des droits de succession . » Cela peut se défendre, si l’on donne une définition large à l’impôt sur la fortune. Dans ce cas, on peut même y ajouter le précompte immobilier. En effet, ce précompte frappe théoriquement les revenus immobiliers et non la fortune. Pourtant, il s’applique aussi à l’immeuble qu’occupe lui-même un propriétaire. Or, en Belgique, c’est le cas pour la majorité des logements. Ces immeubles ne rapportent aucun revenu, sauf à considérer comme tel le non-paiement d’un loyer. On pourrait donc assimiler le précompte immobilier à un impôt sur la fortune.

Il nous faut cependant préciser que le ministre, dont on connaît l’humour ravageur, joue sur les mots. Le débat ne porte pas sur un impôt sur la fortune, mais sur un impôt sur les grosses fortunes. Or, les trois impôts mentionnés concernent essentiellement l’immobilier, un patrimoine détenu pour une grande part par le bas peuple. Les schémas de répartition de la fortune montre en effet que plus une fortune est grande, plus la part des actifs financiers est importante. Peu de familles du pays possèdent autant de biens immobiliers que la famille Boël, par exemple. Pourtant tous leurs prestigieux châteaux et leurs milliers d’hectares de terres ne représentent que peu de choses par rapport à leur patrimoine financier, qui dépasse le milliard d’euros. Bref, si un impôt sur la fortune existe dans notre pays, c’est un impôt sur les plus petits patrimoines.

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Auteur : Marco Van Hees

Titre : Didier Reynders, l’homme qui parle à l’oreille des riches

Editions : Aden (www.aden.be )

Les holdings d’Albert Frère paient moins d’impôts que sa concierge. Par ailleurs, le financier carolo a reçu à dîner Didier Reynders et sa famille dans sa somptueuse villa de Marrakech…

Y a-t-il un lien de cause à effet entre ces deux faits ? Disons plutôt qu’ils sont deux manifestations de la politique du ministre des Finances et de ses liens avec les grands dirigeants d’entreprise.

Reynders prétend qu’il a réduit la pression fiscale. Pour les plus nantis, c’est clair. Mais pour le commun des contribuables, les chiffres sont loin d’en attester.

Cet ouvrage passe en revue les huit années du ministre au cabinet des Finances (1999-2007), en évaluant les conséquences de son action pour la population, les entreprises, les grosses fortunes et les fraudeurs. Le bilan est fabuleux… pour certains.

NB : après les 200 pages « Clearasil » (exemptes du moindre point noir) d’André Gilain (Didier Reynders, la face cachée de l’iceberg, Ed. Luc Pire), un ouvrage critique sur l’action du ministre des Finances s’imposait.

Licencié en sciences politiques (ULB), Marco Van Hees est à la fois journaliste et fonctionnaire au ministère des Finances. Il est l’auteur de C’est pas nous, c’est eux – Les fondements idéologiques de l’anti-tiers-mondisme (1990) et La fortune des Boël – Un énorme patrimoine, une immense dette sociale (2006).

Table des matières

Le ministre

1. En politique, tu te lanceras

2. De tes prédécesseurs, tu t’inspireras

3. Les grands patrons, tu fréquenteras

La population

4. La pression fiscale, tu maintiendras

5. La population, de taxes, tu inonderas

6. Sur le compte des ménages, le chèque mazout, tu signeras

7. Les plus hauts revenus, tu détaxeras

Les entreprises

8. Les centres de coordination, tu défendras

9. L’impôt des sociétés, tu réduiras

10. Les intérêts notionnels, tu inventeras

11. En apôtre des multinationales, le monde, tu parcourras

12. Les réserves immunisées, tu… immuniseras

13. Les voitures de sociétés, tu encourageras

14. Des cadeaux sans garantie d’emploi, tu offriras

15. Le patrimoine de l’Etat, tu dilapideras

Les grosses fortunes

16. Les grosses fortunes, tu chériras

17. Les gains boursiers, tu exempteras

18. La taxation des revenus mobiliers, tu adouciras

19. Les actionnaires américains, tu réjouiras

20. La progressivité de l’impôt, à l’envers tu appliqueras

Les fraudeurs

21. Le paradis fiscal, tu accompliras

22. Les fraudeurs, tu amnistieras

23. Les diamantaires, tu pardonneras

24. Le secret bancaire, tu nieras

25. La division 1, tu supporteras

26. La grande fraude, tu ignoreras

27. L’administration fiscale, tu négligeras

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