Les forçats de la route

Beaucoup de chauffeurs des poids-lourds qui sillonnent l’Europe travaillent dans des conditions proches de l’esclavage. Il faut rendre hommage à ceux, syndicalistes (comme Roberto Parillo, de la CSC Transcom) ou même policiers (comme Raymond Lausberg, inspecteur principal et responsable de la section transports de la police autoroutière de Battice, près de Liège), qui le dénoncent avec détermination depuis des années. Malgré le « paquet mobilité » de l’Union Européenne, les règles sont souvent contournées et bafouées.

 

Le secteur qui soutient le capitalisme débridé

C’est un secteur économique très emblématique de nos sociétés : le transport routier est indispensable à la mondialisation, à l’e-commerce, au « just in time », aux « flux tendus », aux délocalisations, etc.  C’est l’outil indispensable du système économique globalisé et, comme le système tout entier, il est au cœur du dilemme climatique. Il est évident que si on veut une société ne reposant plus sur les énergies fossiles (l’Europe se donne l’objectif, en 2050, d’être neutre en émissions de CO2), il faudra réduire drastiquement le volume des transports de marchandises. Le secteur espère que certaines innovations technologiques (camion propulsé à l’hydrogène vert ?) permettront de continuer à rouler, mais d’évidence on ne pourra pas conserver le même volume de marchandises transportées. Ce qui implique nécessairement de revoir de fond en comble toute l’organisation de notre système de production et de consommation, notamment de relocaliser l’essentiel de la production. Ce qui pourrait par ailleurs rendre nos sociétés moins fragiles aux crises (comme la pandémie de COVID par exemple). Mais que deviendront les travailleurs du secteur ? Déjà faut-il voir quelles sont, aujourd’hui, leurs conditions de travail.

Des conditions pitoyables de travail et de vie

Le transport routier est un enfer pour ses travailleurs. Pour comprimer les prix, les chauffeurs sont recrutés (enlevés ?) en masse dans les pays les plus « pauvres » de l’Union Européenne; ils passent des semaines, des mois en mission, sans jamais pouvoir rentrer chez eux et voir leur famille. Le secteur est en contravention permanente avec les règles supposées le modérer : la limitation du nombre d’heures consécutives de conduite, la règle qui limite le « cabotage » pour les camions étrangers (un camion étranger doit rentrer chez lui après sa livraison et ne peut normalement faire d’autres transports internes ou avec des pays tiers), le paiement des accises sur le carburant (la fraude consistant à remplacer le gasoil routier par le gasoil de chauffage, moins taxé, est monnaie courante), voire le simple respect des normes techniques (freins, pneus, …) destinées à garantir au maximum la sécurité routière.

Les contrôles sont mal ciblés. De l’aveu même de ceux qui font leur métier correctement, il y a une complaisance de fait entre les autorités et les gros acteurs du secteur ou à tout le moins une volonté de ne pas trop embêter le secteur avec des contrôles. 

Mon camion est ma prison

Malgré le « paquet mobilité », qui impose que les chauffeurs retournent au siège de leur entreprise (et donc au pays) au moins toutes les 3-4 semaines, et qu’ils ne passent pas leur week-end dans leur camion, cela reste monnaie courante. Parmi les excès encore constatés : 8 mois consécutifs sans rentrer dans sa famille ! Il suffit de voir le nombre de camions « parqués » sur les aires de stationnement pour le week-end, les campements et les barbecues improvisés par les chauffeurs « en congé » le long des autoroutes. Dernière « amélioration » : l’entreprise de transport qui installe quelques containers pour y « parquer » les chauffeurs étrangers pendant les week-ends. Certes, ils ne sont plus dans leur camion ; mais dans une remorque sans roues, ce qui n’est pas beaucoup mieux, et toujours très loin de leur famille.

Sacrifice humain

Ces forçats de la route (pas loin, à certains égards, de l’esclavage), mais aussi les trop nombreuses victimes des accidents de circulation qui impliquent des camions sont un véritable sacrifice humain que nos sociétés consentent pour maintenir un capitalisme de prédation.  Sans compter que nous payons tous pour ce type de société : il est évident que si le transport routier est beaucoup plus compétitif que les transports mieux cadrés (comme le transport ferroviaire), c’est d’abord parce qu’il privative une ressource publique : les camions envahissent nos routes et nous imposent un entretien onéreux, tout simplement parce qu’ils les détruisent littéralement. C’est donc largement l’argent public (notre argent) qui subsidie le transport routier.

A tout le moins pourrait-on exiger que les travailleurs du secteur soient mieux traités !

Les exploiteurs ne sont pas à l’Est, mais bien chez nous

On nous fait croire que les transporteurs des pays de l’Est feraient concurrence déloyale aux entreprises de nos pays en envoyant leurs chauffeurs et leurs camions. Mais ce n’est pas vrai. La réalité est que de grosses entreprises « bien de chez nous » créent des filiales fictives dans les pays de l’Est, y immatriculent leurs camions et « recrutent » des chauffeurs qui font l’objet d’une véritable traite pour venir passer l’essentiel de leur temps chez nous. On n’est pas loin du trafic d’êtres humains.

Une seule revendication

A ces abus il n’y a qu’une revendication à opposer : le travailleur doit être payé, sans exception, selon les conditions du pays où il travaille, et cela même s’il est itinérant comme un chauffeur de poids-lourd : s’il passe 20 heures en Allemagne, 30 heures en Belgique et 40 en France, il devrait être rémunéré 20 heures aux conditions allemandes, 30 aux conditions belges et 40 aux conditions françaises. Et c’est tout-à-fait possible car tous ces travailleurs et leurs chargements sont constamment géolocalisés. C’est la seule manière de mettre un terme réel au « détachement des travailleurs » qui empoisonne l’Europe en facilitant le dumping social, et ce dans tous les secteurs : « détacher » un travailleur consiste à le faire travailler, soi-disant « temporairement », aux conditions de son pays d’origine (typiquement un pays « bas salaire »), dans un autre pays (généralement un pays « hauts salaire »).

Ce détachement est manifestement utilisé abusivement ; il n’a rien de « temporaire » et est massivement organisé ; il permet le dumping social généralisé qui alimente les rancœurs, qui nourrit les politiques d’extrême-droite et tue le projet européen à petit feu.

Quel avenir ?

Comme on l’a dit, dans l’hypothèse où nous poursuivons vraiment nos objectifs « climatiques », il faudra réinventer une société avec beaucoup moins de transport de marchandises. Quel sera l’avenir de ces travailleurs ?  On doit craindre que si, déjà dans une situation où ils sont essentiels, leurs conditions de travail sont pitoyables, alors cela ne s’améliorera pas, bien au contraire, lorsqu’il y aura trop d’offre de transport pour une moindre demande. Au fur et à mesure que les besoins diminuent, les entreprises de transport routier vont se disputer encore plus les -plus rares- contrats. Sous prétexte de concurrence accrue, ils pourraient pressurer encore plus les travailleurs du secteur.

On l’a déjà dit plusieurs fois dans ces colonnes : avec la transition climatique, les besoins de main-d’œuvre vont changer : diminuer dans certains secteurs et augmenter dans d’autres. Mais cette transition doit être planifiée, pour que les travailleurs n’en soient pas les dupes ; pour qu’ils ne soient pas juste usés jusqu’à la corde puis jetés comme des kleenex lorsqu’on n’aura plus besoin d’eux ; pour qu’ils soient recyclés dans d’autres compétences et accompagnés vers un nouvel emploi, sans perte de revenu.

On est aujourd’hui très loin de cette vision, qui met le travailleur au centre de la transition. Le secteur sera l’un des champs de bataille majeurs du renversement climatique.

 

Source: Le Drapeau Rouge

 

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