Les femmes et le genre en Irak : entretien avec Zahra Ali

Sociologue spécialisée dans les études sur les femmes et le genre en relation avec l’islam et le Moyen-Orient, Zahra Ali s’apprête à publier un ouvrage sur « les femmes en Irak d’après Saddam ». De la formation de l’état irakien à la période post invasion américaine,  l’auteur analyse  l’évolution du cadre juridique relatif au droit de la femme. Si l’invasion américaine a exacerbé les tensions ethno-confessionnelles déjà présentes au sein du pays, elle a également participé à bâtir une vision régressive du droits des femmes dans la société.  Ainsi, Zahra Ali revendique la nécessité de « décoloniser le féminisme », et invite à prendre en compte la complexité des contextes d’émergence  dans l’analyse des mouvements sociétaux.  En écartant les questions politiques et économiques dans l’interprétation de phénomènes sociaux, en traitant des conséquences sans jamais identifier les causes, les médias fabriquent la peur et divisent, là où ils devraient rassembler.


 

Vous allez bientôt publier un ouvrage sur la question des « femmes en Irak après Saddam » dans lequel vous explorez l’activisme politique des irakiennes et l’évolution de la question du genre au sein de la société. Quel est le principal constat de ce travail de terrain?

Si on remonte un peu dans l’Histoire, on constate tout d’abord que la formation de l’Etat irakien par l’empire britannique s’est faite dans l’exclusion de la majorité de la population. Les femmes à cette époque ont été « tribalisées ».

Autrement dit, on a pris en compte uniquement les femmes de l’élite urbaine proche du pouvoir colonial et relégué  à une citoyenneté de second degré les hommes et les femmes des milieux ruraux qui composaient pourtant la majorité de la population du pays. Les femmes des milieux ruraux ont été les moins bien loties dans cette configuration, étant donné qu’elles ne disposaient pas de droits juridiques formels.

Dans la période révolutionnaire de 1958, marquée par la lutte contre l’impérialisme britannique et une militance communiste qui dominait le paysage politique, les femmes vont s’organiser en mouvement de défense des droits des femmes.

Dans ce contexte va apparaitre le Code du Statut Personnel. Il représente le cadre juridique de l’ensemble des droits des femmes tels que l’héritage, le mariage, le divorce etc. Il sera mis en place en 1959 et va révéler deux choses. D’abord, l’unité de la nouvelle « nation » irakienne, car le code unira les jurisprudences sunnites et chiites. Et ensuite, une vision très progressiste des droits des femmes, puisqu’il constitue à cette époque le code le plus avancé en matière de droits des femmes de la région moyen-orientale. Les militantes du mouvement des femmes ont d’ailleurs participé à son élaboration.

 

Ce Code du Statut Personnel a-t-il évolué au cours des différents régimes ?

Dans les années 1970, le régime souhaitait mettre en avant une idéologie nationaliste et moderne. Le code va alors être modifié de nombreuses fois et de manière très progressiste à travers le renforcement du droit de divorce pour les femmes ou l’interdiction des mariages en dehors du tribunal par exemple.

Puis dans les années 1990, alors que Saddam se présente comme un leader « musulman » et lance sa « Campagne de Foi » sur fond d’embargo et de crise politique, sociale et économique du pays, le code sera de nouveau modifié mais en faveur du conservatisme. On va par exemple tolérer les crimes dits commis au nom de l’honneur,.

En 2003, va se jouer l’institutionnalisation du communautarisme par le régime d’occupation américain. La société irakienne, déjà meurtrie par des décennies de guerres, d’autoritarisme et de sanctions internationales, se verra imposer un système politique basé sur l’appartenance ethno-confessionnelle.

Les identités ethno-confessionnelles en Irak étaient déjà l’objet de tensions liées aux politiques nationalistes excluantes et génocidaires de Saddam Hussein notamment contre la population kurde et chiite. Ces tensions vont être poussées à leur paroxysme en 2003 avec l’invasion américaine.

C’est comme si en France ou en Belgique, on institutionnalisait le racisme. Il est facile d’imaginer les conséquences. En Irak, on est tombé dans la guerre civile et le cycle de violence n’a pas pris fin depuis 2003.

 

Quel a été l’impact de l’invasion américaine sur ce Code ?

Dans ce contexte de fragmentation extrême, l’élite politique chiite au pouvoir va proposer une confessionnalisation du Code du Statut Personnel, à l’exemple du code de la famille libanais. Chaque confession serait ainsi régie par son propre code. Cette période a été marquée par la hausse des conservatismes sociaux et religieux, ainsi que par une violence confessionnelle généralisée.

La réforme du code va donc instaurer une réelle remise en question des droits juridiques élémentaires des femmes, mais aussi de tout l’héritage révolutionnaire de gauche. C’est une véritable régression en ce qui concerne l’égalité de traitement des femmes et des citoyens de toutes les confessions.

En définitive, comme à l’époque coloniale, l’occupation et l’invasion américaine ont encore imposé leur propre vision de la société irakienne, une vision communautaire et archaïque. Cette vision est aujourd’hui à l’origine de la fragmentation de la citoyenneté et du territoire irakien, au Nord les Kurdes, à l’Ouest Da’esh, et au Sud les Chiites.

Cette fragmentation est genrée, et les questions de droits des femmes y occupent une place centrale . Elles sont instrumentalisées par le régime d’occupation, dans une rhétorique néocoloniale prétextant « libérer les femmes ». Mais elles sont aussi instrumentalisées par des forces politiques conservatrices jouant le jeu des identités confessionnelles, sous prétexte d’une soi-disant « authenticité islamique ».

 

Vous parlez beaucoup dans vos travaux de la nécessité de « décoloniser le féminisme ». Qu’entendez-vous par cette expression ?

 Décoloniser le féminisme signifie à la fois revendiquer des modèles alternatifs de lutte contre le patriarcat, émancipés des normes des féminismes hégémoniques blancs et bourgeois, et aussi refuser tout essentialisme. Il faut comprendre que les féminismes prennent forme dans et à partir de leurs différents contextes et non à partir de modèles d’émancipation prédéfinis. Il s’agit d’une émancipation contre toutes les formes d’oppression qu’elles soient de race ou de classe.

 

Selon vous, la religion ne peut s’appréhender ni se définir en dehors du contexte. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre pensée, peut être en nous donnant des exemples concrets ?

 Appréhender la religion en dehors de ceux qui la pratiquent et la revendiquent, et ne pas situer ceux-ci, c’est tomber dans l’essentialisme. C’est-à-dire qu’on fait exister le religieux comme une essence se situant en dehors de ses différentes réalités de pratique et d’expression.

J’ai montré dans mes recherches que le religieux a toujours été imbriqué à des questions de nationalisme et de régime politique. Si dans les années 1950, le religieux a été lu et pratiqué de manière assez  égalitaire et progressiste notamment en matière de droits des femmes, depuis l’occupation, c’est une lecture confessionnelle et conservatrice qui est dominante.

Il faut revenir aux contextes que j’ai développés plus haut pour comprendre pourquoi l’islam est lu d’une certaine manière à une époque donnée et d’une manière différente à une autre époque.

 

On observe dans nos médias et chez les politiciens une tendance à reproduire un discours islamophobe, en faisant par exemple des liens directs entre le jihadisme et l’islamisme. Comment interprétez-vous ce discours et quels en sont les enjeux ?

 Ce discours est le produit de cette essentialisation de l’islam. Au lieu de contextualiser et de regarder dans leur complexité les groupes et mouvements en question, on les met tous dans le même sac en disant : c’est à cause de l’islam et du fondamentalisme religieux.

Au fond, ce discours médiatique et le discours jihadiste se rejoignent. Les groupes qui vont utiliser l’islam pour justifier leurs actes de violence, et ceux qui lisent cette violence comme un produit de l’islam, ont en commun cette même essentialisation de l’islam.

C’est du culturalisme et du racisme dont il est question. Au lieu d’interpréter un phénomène social en utilisant des grilles de lecture analytique impliquant des questions socio-politiques et économiques, on crée une grille de lecture sur mesure : la cause et les conséquences sont identiques. Cela serait à cause de l’islam, en raison de son fondamentalisme. On n’avance pas beaucoup dans l’analyse comme ça et on crée juste de la haine et du racisme.

 

 

zahra ali Militante depuis l’âge de 15 ans, Zahra Ali a été l’une des fondatrices du Collectif Féminisme pour l’égalité.

En 2011, elle dirigeait Féminismes Islamiques, le premier recueil de travaux féministes musulmans publié en France.

 Chercheuse à l’université de Chester au Royaume-Uni et  à l’IFPO-Iraq, elle s’apprête à publier sa thèse : “Les femmes et le genre en Irak: entre construction nationale et fragmentation”.

 

Source: Investig’Action


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