Les deux premières semaines du procès d’Assange

Il ne défraie pas autant la chronique que celui d’une starlette impliquée dans un fait divers, et pourtant, le procès de Julian Assange a repris depuis le 7 septembre à Londres. Son enjeu est crucial pour le droit à l’information et la démocratie. Marie-France Deprez du Comité Julian Assange nous offre une synthèse de ces dernières semaines qui ont vu défiler de nombreux témoins pour défendre la cause du fondateur de Wikileaks. Elle fait part également des incroyables irrégularités qui encadrent ces audiences et de la mobilisation qui se poursuit hors du tribunal, malgré les difficultés posées par la crise sanitaire.


 

Deux semaines de témoignages

Les témoins de la défense auditionnés pendant les premières semaines sont principalement soit des spécialistes de l’histoire du journalisme ou des juristes, soit des personnes qui ont utilisé les documents de WikiLeaks pour leur travail de journaliste ou dans des ONG.

Le point principal mis en évidence par  la défense est qu’elle ne peut admettre que WikiLeaks ne soit pas reconnu comme éditeur et Julian Assange comme journaliste.L’accusation par contre vise à justifier l’utilisation de l'”espionnage act” et le fait de ne pas accorder la protection du premier amendement.

L’historien Mark Feldstein a développé le fait que le journalisme se base historiquement sur énormément de fuites de documents classifiés. Celles-ci permettent d’informer le public des décisions des gouvernements et peuvent éventuellement en prouver la malhonnêteté. Aux États-Unis, ces pratiques remontent à Washington. La sollicitation d’informations et la dissimulation des sources sont des pratiques de journalisme standard.Pour lui, les accusations concernant la publication de noms ne constituent qu’un bouclier utilisé par la sécurité nationale pour se mettre à l’abri et la poursuite actuelle liée à l’administration de Trump relève de motivations politiques.

Carey Shenkman, avocat des Droits humains et historien, a écrit un livre sur l’histoire de la loi sur l’espionnage de 1917 et son utilisation contre les journalistes. Dans son intervention, il en a montré  les utilisations excessives.

Un professeur spécialiste de l’histoire de la paix, Paul Rogers a aussi souligné qu’une des motivations d’Assange et de Wikileaks a toujours été d’obtenir une plus grande transparence dans le fonctionnement des gouvernements d’où l’opposition avec les administrations étatsuniennes successives et spécialement celle de Trump. Mais il a précisé qu’Assange n’est pas centré uniquement sur les États-Unis et a des positions concernant les élites transnationales.

Dans ce sens également, Trévor Timm, fondateur de la Fondation pour la liberté de la presse, a insisté sur le fait que lorsque l’accusation parle de conspiration entre Assange et Manning, elle rend illégale la collaboration entre sources et journalistes, une collaboration qui se passe couramment.

D’autres témoins ont insisté sur l’apport de WikiLeaks à leur travail ou à leur recherche.

Le fondateur de l’ONG Reprieve, Clive Stafford-Smith, a apporté la preuve que les documents de WikiLeaks les ont aidés dans leur travail de protection des prisonniers.

John Sloboda, co-fondateur avec Damit Hardagan de l’ONG Iraq Body Count, fondée pour rendre la dignité aux personnes qui ont été tuées notamment en publiant leur nom, a affirmé que la publication par Wikileaks des journaux de guerre irakiens a été la plus grande contribution au recensement des corps en Irak. Ces documents ont permis de recenser 15 000 morts civiles supplémentaires. Il a souligné que beaucoup de ces personnes avaient été tuées lors de “petits” incidents qui avaient provoqué 1 à 3 morts et avaient donc moins retenu l’attention.

L’intervention de deux journalistes a été très impressionnante, car ils ont souligné le sérieux du travail de WikiLeaks et de Julian Assange par rapport à l’élimination des noms des personnes qui seraient mises en danger par les publications. John Goetz , à  Der Spiegel à l’époque, a travaillé dans le fameux “Bunker” au Guardian. Il a dit qu’il y avait alors une collaboration inédite entre des organes de presse habituellement rivaux. Ils travaillaient ensemble et se répartissaient des sujets particuliers. Il a beaucoup insisté sur l’obsession de Julian Assange pour la sécurité. Tout devait être crypté. Le New York Times était même chargé d’assurer la liaison avec la Maison-Blanche et le département de la défense – 15000 documents ont ainsi été identifiés comme ne devant pas être publiés en raison du risque pour des personnes. Il a souligné que le matériel était de très haute qualité.

Plus tard, il a aussi participé à la rédaction des câbles pour Der Spiegel et toujours avec la même rigueur quant aux éléments à effacer et à ne pas publier. Si les câbles ont ensuite été publiés sans contrôle sur différents sites parallèles, c’est suite notamment à la publication du code de cryptage dans le livre de Harding et Leigh ( WikiLeaks : Inside Julian Assange’s war on secrecy) en février 2011. Julian Assange a tenté de l’empêcher le plus longtemps possible.

Le journaliste néo-zélandais Nicky Hager ( initiateur de la pétition “Speak up for Assange”), l’auteur de Other People’s Wars, New Zealand in Afghanistan, Iraq and the war on terror a souligné que les dossiers publiés par WikiLeaks l’ont énormément aidé et qu’Assange était très attentif au sujet des noms à effacer dans les documents. La publication par le site Cryptome des câbles avait cependant bouleversé la donne.

C’est sur ce point important que Christian Grothoff, un informaticien de l’Institut des sciences appliquées de l’Université de Berne, a témoigné. Il a, par ses recherches, démontré que WikiLeaks n’a pas été le premier à publier les câbles non expurgés et que la plateforme avait tout fait pour protéger  les fichiers non expurgés. D’autres l’ont fait qui n’ont pourtant pas été poursuivis.

Un témoignage très important a été donné par Daniel Elsberg, un des premiers lanceurs d’alerte. Ayant participé à l’élaboration d’un rapport officiel classifié en 47 volumes intitulé History of Decision Making in Vietnam, il a fait en 1971 de nombreuses révélations concernant la guerre du Vietnam. Il a rappelé ses propres révélations et leur motivation, notamment montrer comment la guerre avait été poursuivie alors que le gouvernement et l’état-major savaient qu’elle ne pouvait plus être gagnée. Faisant le parallèle entre sa propre affaire et le cas WikiLeaks-Manning, il a indiqué que dans les deux cas, le but était d’informer le public sur le déroulement de la guerre. Il a répété cette constatation que le public reçoit très peu d’informations authentiques, mais beaucoup d’informations fausses, ce qui rend la vraie démocratie impossible. Pour lui, ce qui a changé entre son époque et les guerres d’Afghanistan et d’Irak, c’est que ces faits se sont normalisés.                                                                                                                               À propos des personnes qui auraient été lésées, il insiste sur le fait de se replacer dans le contexte des politiques qu’Assange essaye de changer. Il s’agit d’essayer de contrer une guerre qui a déjà fait un million de morts et provoqué l’exil de 37 millions de personnes.

Il y a eu d’autres apports importants comme celui d’Eric Lewis, un avocat spécialiste du droit américain et qui a notamment parlé de ce que risquait Assange s’il était extradé ( durée de la peine, conditions d’incarcération).

Dean Yates, journaliste qui était le chef du bureau de Reuters à Bagdad au moment des incidents décrits dans Collateral Murder a rappelé ses efforts pour comprendre ce qui s’était passé et a déclaré qu’Assange lui avait permis de savoir ce que les États-Unis n’avaient pas voulu lui dire.

Le témoignage de Khaled el Masri, un citoyen allemand livré à la CIA et torturé aurait pu  ne pas être entendu, l’accusation s’y opposant que ce soit par lien vidéo ou par simple lecture. Cette attitude  a provoqué une réaction d’Assange qui s’est levé et a dit qu’il était inadmissible de ne pas écouter un témoin victime de la torture dans un tel tribunal. Le témoignage a enfin été entendu, l’arrestation, la torture, l’enfermement dans une prison secrète d’un citoyen innocent. Aucun responsable n’a été jugé, le mandat d’arrêt demandé au départ par les Allemands contre 13 agents de la CIA ayant été abandonné suite aux pressions américaines.                                                                          

La défense a aussi lu une déclaration de Jennifer Robinson visant à montrer le caractère politique de l’accusation. Elle rappelle une rencontre entre Assange et un membre du Congrès à l’ambassade d’Équateur à laquelle elle avait assisté. Le représentant du congrès, Dana Rohrabacher avait proposé qu’en échange de l’identification par Assange de la source des fuites du Comité national démocrate en 2016, Trump proposerait une sorte d’accord qui lui serait bien sûr politiquement bénéfique, mais qui empêcherait aussi l’inculpation et l’extradition. Assange a refusé cette proposition.

Le témoignage de Cassandra Fairbanks, une journaliste basée à Washington, montre qu’à partir de 2018,  le but poursuivi par l’administration Trump redevient l’arrestation d’Assange et son inculpation. Notamment dès que la certitude leur a été acquise que l’Équateur allait lui retirer l’asile politique. Fairbanks, qui soutenait Trump, était membre d’un groupe Twitter qui comprenait des personnes travaillant pour le président Trump ou des proches, comme par exemple Arthur Schwartz, un riche donateur du parti républicain. À partir du moment où elle a manifesté dans le groupe un soutien à Assange, notamment en publiant une demande de Christine Assange, elle a été harcelée et même injuriée par Arthur Schwartz qui lui laissait aussi entrevoir la politique hostile et agressive qui se mettait en place vis-à-vis d’Assange.

Durant la troisième semaine, des témoignages ont été entendus sur la santé de Julian Assange, comme celui du Docteur Michael Kopelman, professeur émérite de neuropsychiatrie à l’Institut de psychiatrie du King’s College de Londres. Il a témoigné de ses visites à Julian Assange en prison et à propos des évaluations médicales qu’il a pu en tirer. Il a notamment souligné le risque de suicide existant si Assange était extradé vers une prison américaine. Les prisons américaines présentent des preuves de l’attention qu’elles portent à cette question, mais depuis le rapport reçu par le docteur Kopelman alors qu’il témoignait dans l’affaire Lauri Love, il faut rappeler que Jeffrey Epstein s’est suicidé en prison et que Chelsea Manning a fait une tentative de suicide précisément dans la prison  où Assange serait incarcéré en préventive.

Les audiences continuent et nécessiteront sans doute une quatrième semaine.

 

Les irrégularités dans les audiences

Mais ne parler du procès qu’à travers les témoignages même s’ils sont très forts ne peut nous empêcher de nous souvenir que ces audiences se déroulent dans des conditions inacceptables et qui depuis de longs mois naviguent d’irrégularité en irrégularité.

Les violations du droit de la défense ( vol des ordinateurs et autres matériels restés à l’ambassade d’Équateur et remis aux États-Unis, l’espionnage d’Assange à l’ambassade pour le compte de la CIA), le grave conflit d’intérêts de la haute magistrate en charge de l’affaire, Lady Emma Arbuthnot et qui ne se récuse pas, le nouvel acte d’accusation introduit hors délais, l’enfermement d’Assange derrière une vitre qui le sépare de la salle et surtout de ses avocats, le rejet de ses interventions pendant les audiences, rappelé chaque fois à l’ordre par la juge Baraitser,  juge qui lit ses décisions pré-écrites sans en changer une virgule après les auditions… La liste est longue.

Rappelons aussi le refus de la libération conditionnelle d’Assange demandée par ses avocats pour le protéger du Covid présent dans la prison et qui constituait une menace particulière pour une personne affaiblie et souffrant d’une maladie pulmonaire chronique.

Le lundi 7 septembre, la procédure a commencé par les formalités liées à la libération de Julian Assange en vertu de l’ancien mandat d’extradition et à sa ré-arrestation en vertu du nouveau mandat, qui a eu lieu immédiatement après.

Ensuite, la Juge Baraitser a démontré son vif intérêt pour la publicité des débats et une justice transparente. Alors que seulement 5 personnes étaient autorisées dans la galerie ( prévue pour 40, le Covid a bon dos) et une dizaine de journalistes dans une salle adjacente, elle a déclaré retirer 40 accès à distance dont ceux d’ONG comme Amnesty International, Reporter sans frontières, et d’observateurs politiques dont une députée allemande et des députés du Parlement européen.

La question fondamentale du premier jour a porté sur l’acte d’accusation de remplacement qui comme on s’en souvient a été déposé avec retard et n’est même pas parvenu à l’accusé avant le début des audiences. La défense a même demandé un ajournement afin de pouvoir se préparer au nouvel acte. Mais cela a été refusé.

Les audiences sont émaillées d’incidents techniques ( beaucoup de témoins sont entendus en vidéo) et l’accusation se plaint de ne pas avoir assez de temps, elle se plaint aussi du temps trop long accordé aux témoins dont elle voudrait qu’ils ne répondent au contre-interrogatoire que par oui ou par non.

N’oublions pas non plus ce que nous a révélé Stella Moris sur la façon dont Assange est conduit à l’audience et reconduit à la prison: ” chaque jour, il est réveillé à 5 heures du matin, menotté, mis en cellule de détention provisoire, déshabillé et radiographié. Il est transporté pendant 1 h 30 aller-retour dans ce qui ressemble à un cercueil vertical dans un fourgon clos … ”

Les soutiens d’Assange

Les comités de soutien se sont beaucoup développés surtout après le 11 avril 2019, mais malheureusement, la crise sanitaire a aussi eu des conséquences pour eux dont la principale est de ne pas avoir permis une mobilisation importante à Londres.        

Plus la date du 7 approchait et plus nous nous rendions compte qu’il serait impossible de nous rendre à Londres pour l’ouverture des audiences, comme cela s’était passé en février devant la prison de Belmarsh.

Si l’on rapproche cela du petit nombre de journalistes qui ont pu faire le déplacement, le soutien et l’information ne sont pas ce que nous aurions voulu.

Si l’on rapproche cela du fait que les médias ne rendent pas compte du procès, il nous reste à essayer de briser le silence grâce aux médias alternatifs, en inventant des actions, en créant des publications sur les réseaux sociaux et en allant au-devant des passants pour informer au maximum.

 


Des actions sont prévues en Belgique dans les jours qui viennent. Le lundi 28 septembre, de 17 à 19h, place de la Monnaie à Bruxelles. Le 5 octobre, de 17 à 18h, un rassemblement se tiendra devant l’ambassade des Etats-Unis, sur le terreplein du côté de l’Avenue des Arts. A Namur, le lundi 28 septembre, le rendez-vous est donné à la place des Armes à partir de 17h. 

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