Les attaques contre l’action syndicale, un discours de classe, biaisé et vecteur d’inégalités sociales

Prises d’otages, inefficacité, archaïsme, illégalité, irresponsabilité, conservatisme, coûts, opacité, corporatisme, irréalisme, dangerosité, violence… Les attaques contre les activités et mouvements syndicaux sont nombreuses et fréquentes. Alors apparaissent des propositions visant à limiter leur capacité d’action : création d’une personnalité juridique pour les syndicats, fin du rôle d’intermédiaire pour le payement du chômage, limitation des possibilités d’action. Tant l’origine de ces remises en cause que leur pertinence ou les résultats attendus de ces attaques posent des enjeux en matière d’inégalités sociales.


Un discours de classe qui se renforce

Au niveau de ce premier volet, il s’agit de s’interroger sur l’origine des remises en cause de l’action syndicale et des formes prises par celles-ci.

Qui sont les opposants à l’action syndicale ?

Les organisations patronales sont le premier adversaire. Elles dénoncent les conséquences des mouvements sociaux pour leurs activités et revenus, ainsi que l’impossibilité de transformer plus avant le marché du travail. C’est une position logique, les syndicats se sont constitués pour fédérer et organiser les travailleurs face au patronat. Il ne faut cependant pas oublier que les syndicats sont utiles au patronat, en contrôlant et canalisant les revendications des travailleurs. Patrons et syndicats sont d’ailleurs « partenaires » dans de nombreuses instances visant à fixer les salaires et le droit du travail.

Les relais politiques du patronat se trouvent principalement au niveau des partis de droite : MR en Wallonie, N-VA et OpenVLD en Flandre. Ces partis sont les plus critiques vis-à-vis des syndicats et les plus actifs pour remettre en cause leurs modes d’action. Néanmoins, ces critiques tendent à s’étendre aux partis sociaux-chrétiens, CdH et CD&V et aux partis socialistes, PS et SPA. Nous y revenons dans la suite de l’article.

Au niveau de la population, l’hostilité vis-à-vis des mouvements syndicaux est inégalement répartie. La carte suivante, basée sur un recensement des signataires de pétitions dénonçant les mouvements sociaux et les syndicats dans la partie francophone du pays au moment des grèves et manifestations de la fin de l’année 2014 montre un lien statistique fort entre le standing des communes, c’est-à-dire leur capital socio-économique et culturel, et le taux de signataires.

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graphique_greveC’est dans les espaces riches que l’opposition est la plus forte, alors qu’elle est sous-représentée dans les entités pauvres. Ce résultat est logique, le taux de syndicalisation, et sans doute d’adhésion à leurs actions, est plus élevé chez les populations moins riches et salariées, alors qu’il est plus faible chez les cadres et les professions libérales.

La critique des syndicats et de leur action émane donc de leurs adversaires idéologiques et économiques : détenteurs de capitaux et moyens de production et droite, conservatrice ou libérale. Ces clivages se reflètent dans la population, les plus riches étant plus négatifs que les moins nantis.

Quelles voies d’actions ?

Les critiques et remises en cause de l’action syndicale s’orientent en trois axes : symbolique, juridique et législatif.

Du point de vue symbolique, il s’agit, par le discours, de remettre en cause l’utilité et les moyens mobilisés. Ce sont les médias qui sont au centre de cet enjeu, en relayant et appuyant les critiques vis-à-vis des mouvements sociaux . Au niveau des articles et reportages d’analyse, un équilibre existe entre les prises de parole des syndicats et de leurs opposants. Par contre, une place surdimensionnée et non compensée est laissée aux éditorialistes, intellectuels et autres spécialistes, qui sont majoritairement opposés aux mouvements sociaux et dont la supposée neutralité est très rarement remise en cause, alors qu’ils proviennent souvent de classes sociales élevées, peu favorables aux mouvements sociaux [1]. Par exemple, parmi les éditoriaux du Soir et de La Libre publiés depuis la formation du gouvernement Michel en septembre 2014, on dénombre 23 opinions négatives vis-à-vis des syndicats et de leurs actions pour 6 positives et 6 neutres [2]. Dans les articles d’actualité, les conséquences « spectaculaires » des conflits sociaux sont surmédiatisées : usagers bloqués, travailleurs empêchés d’entrer, violences… Par contre, les revendications des travailleurs et des syndicats, moins visibles, passent au second plan. Enfin, l’analyse de l’opinion sur les mouvements sociaux est limitée à des micros-trottoirs ou des sondages peu représentatifs [3].

Ainsi, les médias marginalisent les syndicats, en faisant passer leurs revendications et méthodes comme étant opposées au « bien commun » et à la population, alors qu’ils regroupent et représentent les intérêts de plus de 3.5 millions d’affiliés, bien plus de la moitié des travailleurs belges. Ces critiques sont alimentées par et nourrissent en retour les publications des partis politiques et groupes de pression hostiles aux mouvements sociaux.

Un autre axe d’action est juridique. Les dirigeants d’entreprises mobilisent de plus en plus souvent la justice, contournant les procédures d’arbitrage en matière de conflits sociaux qui réunissent les représentants des employeurs et des travailleurs. Pour justifier cette procédure d’exception, l’extrême urgence est invoquée : blocage d’une entreprise, d’un axe routier, dégradation… Si elle est reconnue, le tribunal rend une décision le jour même ou le lendemain, après avoir écouté les représentants des patrons, sans consultation ni même information de la procédure auprès des travailleurs et de leurs représentants. Ce n’est pas le droit de grève qui est jugé mais les abus qui auraient eu lieu dans l’exercice de ce droit. La marge d’interprétation est large et les décisions souvent défavorables aux travailleurs puisque leur position n’est pas entendue. Les jugements sont assortis d’astreintes. Pour contrer cette procédure d’exception devenue règle, il existe un recours, plus long, qui aboutit souvent lorsque le mouvement social a déjà été brisé. Ainsi, sans contester formellement le droit de grève, la judiciarisation le vide de sa substance.

Une dernière possibilité de mettre en cause l’action syndicale est de changer les lois qui la régissent. Ce sont les partis politiques et les gouvernements qui sont à la manœuvre. Comme nous l’avons signalé, les partis politiques de droite sont les plus actifs. Ainsi, le gouvernement fédéral actuel, par la voix du MR, de la N-VA et de l’OpenVLD surtout, veut remettre en cause l’action syndicale : création d’un service minimum en cas grève dans les services publics, mise en place d’une personnalité juridique pour les syndicats, limitation des possibilités de piquets de grève… Néanmoins, on remarque que le Gouvernement wallon, composé du cdH et du PS entend également créer un service minimum dans les TEC, critique régulièrement les grèves des transports publics [4] et plaide pour des sanctions [5]. De même, le cdH et le CD&V ne s’opposent pas à la création d’une personnalité juridique pour les syndicats [6]. La distinction entre la droite, le centre et la gauche traditionnelle est donc très ténue sur ces dossiers.

Ces trois formes d’attaques, émanant de groupes sociaux forts et disposant de moyen d’action et de communication bien établis, se conjuguent, se complètent et se renforcent et participent à un climat très défavorable à l’action syndicale en Belgique.

Quelle réalité derrière les critiques ?

Les faits ne valident pas les idées reçues et attaques à l’encontre des syndicats.

Tout d’abord, le nombre de jours de grève, présenté comme trop élevé en Belgique, baisse depuis les années ’70. De plus, au niveau européen, il n’y a aucun lien entre le taux de syndicalisation et le nombre de grèves. La Belgique présente un taux de syndicalisation dépassant 50 % de la population active, bien au-dessus de la moyenne européenne, 15-20 %, mais connait un nombre de jours de grèves par travailleur plus faible que cette même moyenne [7]. Dans ce cadre, il est bon de rappeler que les syndicats ne sont pas une organisation révolutionnaire, mais ont au contraire pour rôle d’encadrer, organiser et réguler les revendications des travailleurs [8]. D’ailleurs, les syndicats belges privilégient de loin la négociation sur la grève, certains soulignant même leur manque de combativité [9].

Deuxièmement, en Belgique, les trois principaux syndicats agissent comme intermédiaire pour le versement du chômage. Il s’agit d’un héritage [10]. Les syndicats ont créé des caisses de chômage au début du 20e siècle, avant que l’Etat ne les centralise. Les syndicats ont conservé la possibilité d’effectuer l’intermédiation pour le versement des allocations et perçoivent un subside public pour ce service. C’est le mode de versement privilégié par les Belges, plus de 85 % le préférant à l’organisme public alternatif aux syndicats, la Caisse Auxiliaire de Payement des Allocations de Chômage (CAPAC). Pourtant, ce mécanisme est critiqué, jugé couteux et opaque, et certains entendent le supprimer. De nouveau, les chiffres contredisent ce point de vue. Le coût par chômeur du service syndical est moins élevé que celui de la CAPAC, en raison de l’amortissement des charges sur un nombre plus élevé de chômeurs et du recours partiel aux cotisations des personnes syndiquées pour financer ce service. En retour, la syndicalisation des chômeurs augmente le nombre d’affiliés.

Répartition des subsides destinés au traitement des dossiers des chômeurs
Nombre d’affiliésSubsides reçus (en millions d’€)Nombre de dossiers traitésSubsides par dossier
CGSLB289 70013,5709 41619,20 €
FGTB1 544 70875,64 785 08215,70 €
CSC1 635 00078,54 953 77915,80 €
CAPAC41,11 378 81329,80 €

Sur le même thème, les syndicats sont soupçonnés d’être moins regardants quant au statut des chômeurs, facilitant les fraudes de leurs affiliés. Signalons d’abord que le contrôle des chômeurs n’est pas du ressort des syndicats (ni de la CAPAC), ceux-ci doivent uniquement vérifier la complétude des dossiers administratifs. Dans ce cadre, l’ONEM, chargée de contrôler ce travail syndical, souligne sa bonne qualité, comparable à celui de la CAPAC [11].

Un autre enjeu est la personnalité juridique. Les syndicats, comme les partis politiques, ont le statut d’organisation de fait, qui les exempte de publier la liste de leurs membres et la comptabilité issue de leurs cotisations. Ce statut protège les affiliés qui peuvent garder secret leur engagement, empêche l’utilisation de l’arme financière en cas de conflit social (les caisses syndicales sont utilisées pour indemniser les grévistes, connaitre leur montant permet d’évaluer le nombre de jours de grève finançable) et empêche la poursuite des syndicats en justice pour les actions de leurs affiliés. Contrairement à ce qui est souvent dit, ce statut ne concerne pas l’intermédiation pour le versement du chômage, pour laquelle les syndicats rendent des comptes, sont juridiquement responsables et sont contrôlés régulièrement par l’ONEM (plus de 500 fois en 2014) [12]. De même, pour leur personnel, les syndicats suivent la même législation que les autres employeurs et sont juridiquement responsables. L’« irresponsabilité » juridique des syndicats est donc inhérente à leur fonctionnement, partielle et encadrée.

Enfin, dernier axe de critique, celui du coût des grèves, de la paralysie des activités et de la « prise en otage » des non-grévistes et des usagers. Tout d’abord, c’est une critique paradoxale, la grève ayant pour objectif de paralyser une entreprise, une activité, voire un territoire. C’est le seul et ultime moyen pour les travailleurs en conflit de se soustraire à leur obligation de travailler, les patrons pouvant de leur coté réduire les salaires, fermer une entreprise ou licencier du personnel. Ensuite, les piquets de grève protègent ceux dont le droit n’est pas respecté et qui sont contraints de travailler. Par ailleurs, l’évaluation du coût des grèves est très peu fiable, les chiffres allant du simple au décuple [13]. Cela pose aussi la question du coût d’autres paralysies de l’économie, récurrentes comme les embouteillages, ou exceptionnelles comme les événements climatiques ou sécuritaires, qui font l’objet d’une couverture médiatique bien moindre. Enfin, ceux qui disent défendre le droit au travail en critiquant les grèves semblent moins sensibles aux 400.000 chômeurs en Belgique qui ne peuvent accéder à ce droit. Ils ne se mobilisent pas non plus lors de licenciements. Ils oublient finalement que la plupart des conflits sociaux sont motivés par la défense de l’emploi.

Quelles conséquences en matière d’inégalités ?

Se pose alors la question des conséquences d’un affaiblissement du mouvement syndical.

En premier lieu, de nombreux économistes, dont le Fonds Monétaire International (!) ont identifié un lien statistique entre baisse du taux de syndicalisation et hausse des inégalités sociales [14]. C’est la conséquence d’un déséquilibrage du rapport de force entre travailleurs et détenteurs de capitaux au profit des seconds.

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Dans le même sens, une étude de l’ULB et une thèse [15] démontrent qu’un affaiblissement du pouvoir syndical et une décentralisation des négociations salariales engendrent une hausse des écarts salariaux au sein des entreprises entre les bas et hauts revenus ainsi qu’entre entreprises, les salaires tendant à être plus faibles dans les petites que les grandes entreprises, à métiers égaux [16]. Le renforcement du pouvoir des employeurs dans la fixation des revenus est évidemment défavorable aux bas salaires et aux travailleurs des petites entreprises.

La suppression du versement du chômage par les syndicats risque, elle, de rompre le lien entre travailleurs et chômeurs et la solidarité qu’il induit [17]. Ce sera un facteur de précarisation et d’isolement des personnes les plus faibles, chômeurs de longue durée, personnes peu qualifiées… L’effet néfaste avéré du contrôle des chômeurs sur les plus précarisés sera d’autant plus fort que ces derniers ne seront plus encadrés dans leurs démarches. À ce sujet, les enquêtes montrent le moindre degré de satisfaction vis-à-vis des services et conseils offerts par la CAPAC par rapport à leur équivalent syndical.

Enfin, paradoxalement, la baisse du pouvoir syndical pourrait engendrer une augmentation des mouvements sociaux et de leur violence, par le biais d’une « perte de contrôle » des travailleurs, qui ne seraient plus (en)cadrés dans leurs luttes. Ceci, en retour, renforcerait sans doute les critiques vis-à-vis des mouvements sociaux et les moyens pour les contrecarrer.

Finalement, la critique des syndicats et leur remise en cause ne sont pas neutres socialement, ne tiennent pas la route face aux faits et sont un vecteur de hausse des inégalités sociales. Elle montre aussi le déséquilibre du discours médiatique, celui-ci faisant le relais d’une vision plutôt qu’une autre, posant rarement la question des conséquences sociales.

Force est de constater que ce mouvement est efficace : l’action syndicale est affaiblie, rares sont les mouvements durs et durables dans le temps, même lorsque le rapport de force et l’opinion publique semblent favorables, comme lors de l’hiver 2014-2015.

Se pose alors la question de la (re)configuration de l’action syndicale. Comment répondre à ces critiques ? Sur quelle base élargir la lutte ? Comment protéger les acquis et valoriser les victoires ?

Il est sans doute nécessaire de reprendre à son compte une lecture de classe et nouer des alliances avec d’autres acteurs sur ce terrain de lutte. Ainsi, il faut probablement accepter de s’aliéner une partie de la population et des médias pour mieux défendre les plus faibles.

 

Source: Observatoire belge des inégalités (Partie 1 & Partie 2)

Photo: “Manif 1” marcovdz @Flickr

Notes:

[2] Comptages réalisés par l’auteur.

[3] Voir l’article de Micheline Zanatta : La grève, moyen de lutte d’hier. Et d’aujourd’hui ?, ANALYSE DE L’IHOES N°121.

[4] Voir par exemple, les articles de la Libre Belgique et de Sudinfo.

[5] Voir l’article de L’Avenir.

[6] Voir l’article de RTL info.

[7] Voir la publication du CRISP les statistiques de grèves et leur exploitation ainsi que le rapport de 2014 grèves et conflictualité sociale

[8] Voir à ce propos la publication du CPCP sur les organisations syndicales en Belgique

[9] Lire à ce propos l’article de Jean Faniel : Négocier, un besoin vital pour les syndicats ?

[11] Lire à ce propos l’article de la libre et le rapport annuel de l’ONEM

[14] Lire à ce propos l’article de Florence Jaumotte et Carolina Osorio Buitron : Le pouvoir et le peuple

[15] Voir à ce propos l’article sur les inégalités de salaires dans les pays européens. Pour plus de précisions, vous pouvez également lire la thèse défendue en 2015 par François Ghesquière

[16] Lire à ce propos le working paper du Dulbéa (ULB) sur la structure des salaires en Belgique

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