Le « séparatisme » ? Il est surtout dans la morgue des élites !

Afin d’exploiter à son profit les idées discriminatoires à l’égard des musulmans de France répandues dans une partie de l’opinion, Emmanuel Macron s’en est d’abord pris au « communautarisme ». Puis, a préféré cibler le « séparatisme » et demandé à son premier ministre de présenter une loi pour le combattre. Le séparatisme, voilà l’ennemi ! Mais c’est un terme flou qui peut conduire à des dispositions attentatoires aux libertés publiques renforçant les inégalités à l’égard de ces personnes. Dans un « billet d’humeur », l’historien Alain Ruscio explique que c’est un moyen pour le président de reprendre à son compte les idées islamophobes diffusées depuis longtemps par l’extrême droite et d’autres courants politiques. Sans récuser que certains phénomènes méritent vigilance, il considère que ce genre de stigmatisation vague ne peut qu’avoir un effet délétère — à l’image de l’idée de « déchéance de nationalité » que Manuel Valls avait voulu brandir en 2015 contre le terrorisme — et accentuer la marginalisation d’une partie de nos concitoyens.


 

À quoi reconnaît-on un réactionnaire ? À ce qu’il traque, derrière chaque mouvement de contestation au sein de la société, des « puissances occultes », des « agitateurs », des « meneurs », des « éléments étrangers ». Pas de doute : l’hôte actuel de l’Élysée appartient à cette famille politique. Il a compris, lui, que le malaise de nos « compatriotes musulmans », comme ils sont nommés avec un brin de condescendance (dit-on « nos compatriotes catholiques » ? « protestants » ?), est le fruit de la pression d’imams étrangers [1]. Est venue la crise du coronavirus, gérée de main de maître par nos gouvernants. Un naïf aurait pu penser que la France officielle avait désormais une priorité, la santé des habitants. Mais il fallait que Jean Castex, le nouveau Premier ministre, marque aussi son territoire (il aime ce mot, paraît-il). Le 15 juillet 2020, il a annoncé la préparation d’un projet de loi « contre les séparatismes », ciblant explicitement l’« islamisme radical sous toutes ses formes [2] ».

Quel mépris, au passage : l’esprit de ces « compatriotes » serait-il à ce point malléable ? De simples paroles d’un imam extrémiste auraient-elles le pouvoir de trans-former des fidèles calmes et « intégrés » en ennemis acharnés de la République ? Conception policière de l’évolution des sociétés, vieille rengaine, théorisée naguère par Gustave Le Bon (Psychologie des foules, 1895), reprise par tous les réactionnaires du monde : les masses sont des blocs amorphes qu’il est toujours possible de mobiliser, de fanatiser par des formules-chocs, en faisant appel aux passions et non à la raison. Les Français qui ont de la mémoire (et parmi eux, les historiens) savent que ces « arguments » ont servi durant des décennies au « parti colonial ». Le Viêt-Minh, les fellaghas, les nationalistes de tous poils ? Des « éléments […] fanatiques ou manœuvrés (car seuls, n’est-ce pas ?, le fanatisme ou l’inconscience peuvent pousser à vouloir sortir du statut de colonisé) » (Roland Barthes [3]).

Un des thèmes favoris des dérives islamophobes

« Le séparatisme musulman, voilà l’ennemi », a donc déclaré Macron. Courage, originalité ? Non. En mars 2018, un appel paru dans Le Figaro, dit des « 100 intellectuels contre le séparatisme islamiste » avait recueilli l’adhésion de Bernard Kouchner, Alain Finkielkraut, Élisabeth Lévy, Pascal Bruckner, Luc Ferry, Pierre Nora, etc. [4]. On a envie de dire, comme dans les cours de récré : « Macron, Castex, copieurs ! »

Depuis 1989 (affaire du « voile de Creil »), une certaine société française joue à se faire peur. Plus de trente ans de couvertures du Figaro-Magazine, du Point, de L’Express ou de l’inévitable Valeurs actuelles exhibant les voiles des femmes musulmanes et le système pileux facial des hommes musulmans. Près d’un tiers de siècle de discours définitifs sur « nos valeurs », le « vivre ensemble » empoisonnés par des minorités agissant dans l’ombre, de lois « définitives »… avant les suivantes. Pendant ce temps, le monde a changé, plus peut-être que durant tout le siècle précédent : le mur de Berlin est tombé, la Chine monte chaque jour en puissance, des pays entiers (dont, tiens, des pays musulmans) connaissent des mouvements profonds dans les mentalités et dans les comportements, la révolution technologique bouleverse chaque jour nos sociétés… Mais la France officielle et une grande partie de la France médiatique répètent inlassablement : « Le voile ! Le voile ! Le voile ! » Comme des cabris, aurait dit de Gaulle.

 

« Le Figaro magazine » demandait… il y a 35 ans : « Serons-nous toujours Français dans 30 ans ? »

 

Et ce sont les élites bien-pensantes qui ont entamé le combat. Car ce fut, car c’est, un combat, partie intégrante du Choc des civilisations (naguère, on appelait cela « croisade ») décrété il y a quelques décennies outre-Atlantique, quand l’ennemi communiste étant à terre, il fallait bien en trouver un autre. C’est le président déchu Giscard d’Estaing qui nous prévient en 1991, en pages intérieures d’un numéro mémorable du Figaro-Magazine (dossier : « Serons-nous encore Français dans trente ans ? ») : « Le type de problème auquel nous aurons à faire face se déplace de celui de l’immigration vers celui de l’invasion [5]. » C’est Finkielkraut qui, du haut d’une tribune de la salle de la Mutualité, jette en 1989 le cri d’alarme : « Jamais l’expression “ennemi intime” n’a été aussi justifiée qu’aujourd’hui [6] », envolée qui lui valut sans doute plus tard d’être coopté à l’Académie française auprès dudit Giscard. C’est le vicomte Philippe de Villiers qui, non sans quelque vantardise, prétend en 2006 : « J’ai été le premier homme politique à ouvrir ce débat. Je serai rejoint par tout le monde. Le débat […], ce sera celui du choix entre l’islamisme et la République. Et je serai l’ultime défenseur de la République face à l’islamisme [7]. » C’est Houellebecq qui décrète en 2001 que « la religion la plus con, c’est l’islam [8] ». C’est Ivan Rioufol, prolifique éditorialiste du Figaro et bavard impénitent sur les plateaux télés, qui se découvre en 2005… anticolonialiste (!) : « Une immigration de peuplement soucieuse de garder ses propres codes et lois s’apparente à une colonisation [9]. » C’est le député socialiste Jean Glavany qui nous apprend en 2009 que « le port du voile intégral a deux sources principales, le salafisme et l’idéologie talibane. Ce sont, surtout la seconde, des barbaries. Négocie-t-on avec la barbarie, ou la combat-on [10] ? » Et Valls regrettant l’absence de « blancos » ? Et Sarkozy et sa frauduleuse « identité nationale » ? Et Hortefeux (« Quand y en a un, ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes [11] ») ? Et Morano et sa croisade contre les casquettes des jeunes de banlieue ? Et Zemmour ? Comment n’a-t-on pas encore compris que le fait d’offrir une tribune quotidienne à cet homme, condamné plusieurs fois pour incitation à la haine raciale, est ressenti par une partie de la société française comme une claque en pleine figure ? Et Bernard-Henri Lévy ? Les mille micros ouverts devant ce coresponsable (avec Nicolas Sarkozy) des drames de la Libye et de la région (et ce n’est que le début…) sont une insulte aux Français ayant des racines au Maghreb et qui craignent que la folie guerrière atteigne leurs familles.

André Bercoff a résumé en 2010 l’état d’esprit de ce monde : notre pays est en train de devenir un « Talibanistan » ; il nous reste « un seul devoir : celui de résistance [12] ». Résistants en peau de lapin, aurait dit ma grand-mère. Heureusement qu’il s’agit là de fantasmes. Car sinon, on aurait du souci à se faire s’il n’y avait que les poitrines bercoffiennes, behachéliennes ou rioufolesques pour repousser les talibans…

M. Macron n’a donc rien inventé, il n’est que le dernier (provisoirement) maillon de cette longue chaîne d’idéologues et de politiciens réacs. Regardez en face, Messieurs qu’on nomme grands qui présidez aux destinées du pays, regardez en face cette réalité : cette thématique de l’ennemi intérieur est le principal vecteur de basculement vers l’extrémisme islamiste. Chaque passage de Zemmour et consorts à la télévision est un pas supplémentaire, pour certains musulmans, vers le mécontentement, puis l’exaspération (« S’ils continuent, je vais le mettre, ce voile, rien que pour les emmerder », phrase authentique entendue par l’auteur de ces lignes). Et le chemin vers la rage, étape ultime avant la radicalisation, peut parfois être entamé.

Hors de question, bien sûr, de nier que certains démagogues barbus, insupportables, se croyant en Afghanisan, prêchent la guerre sainte, influencent les plus faibles, les plus vulnérables, au pied des immeubles des cités. Hors de question d’affirmer que toutes les jeunes femmes musulmanes qui ont opté pour le port du foulard l’ont fait de façon volontaire. Que des « jeunes de banlieue », récemment convertis, confondent foi et intolérance (« Tu ne fais pas le ramadan, mon frère ? »). Que certaines prisons soient devenues des écoles de la vengeance, au nom d’un Coran par ailleurs méconnu. Le poids de l’islamisme agressif, le signe d’égalité entre la volonté de revanche sociale et la haine de la France sont de tristes évidences que chaque personne qui sillonne certains quartiers peut constater. Il y a des agitateurs et des agités, des meneurs et des menés, plus grave des « jihadeurs » et des « jihadés ». Et il y a… des séparatistes et des séparés.

Les autres descendants d’immigrés ne sont pas traités de la même façon

Mais où diable sont les racines de cette situation ? Le drame du regard suspicieux ou agressif sur l’islam de France est de ne jamais, jamais, tenter de chercher les causes. Pourquoi, donc, une partie des Français ne se sentent-ils pas… Français ? Voilà une bonne et belle vraie question qui vaudrait la peine de faire marcher les méninges. C’est parce qu’ils savent, plus ou moins confusément, que ce pays n’a toujours pas réglé la question du racisme. Et que le racisme « à la française » a planté ses racines — entre autres, mais surtout — dans notre histoire coloniale.

C’est parce que le pays dans lequel ils sont nés, leur pays, a recruté leurs arrière-grands-parents pour combattre en 1914, reconstruire après 1918, recruté leurs grands-parents pour combattre en 1939, reconstruire après 1945, recruté leurs parents, dans les années 1960, pour construire les maisons qu’ils ne pouvaient habiter (eux qui massivement étaient « bidonvillisés »), fabriquer les voitures qu’ils ne pouvaient conduire (eux qui allaient travailler, par des matins blafards, dans des métros surchargés ou sur de vieilles mobylettes)…

C’est parce que le pays dans lequel ils vivent, leur pays, a usé et abusé de centaines de milliers de manœuvres, d’éboueurs, de balayeurs — « Monsieur Waloumba est un Noir du Cameroun qui était venu en France pour la balayer », écrivait Romain Gary en 1975 [13] —, renvoyés ensuite dans leurs « gourbis ».

C’est parce que les enfants d’Italiens, de Polonais, d’Espagnols, de Portugais, n’ont pas à faire sans cesse la preuve qu’ils sont « intégrés », qu’ils sont « Français ». Les enfants de familles originaires des anciennes colonies, si. Et les enfants de leurs enfants. On en est parfois à la troisième génération. Et, bientôt, une quatrième.

C’est parce que le pays dans lequel ils vivent les traite différemment, leur impose un taux de chômage double de celui des autres jeunes Français. C’est parce que Mohamed, habitant de la cité des Francs-Moisins, à Saint-Denis, a six fois moins de chance d’obtenir un entretien d’embauche que Marc, domicilié à Paris. Six fois ! Et même pas pour l’obtention d’un emploi : pour un simple entretien d’embauche !

C’est parce qu’ils ont un « faciès » dérangeant. Le défenseur des droits Jacques Toubon a indiqué en 2014 que 80 % des « jeunes hommes perçus comme noirs, arabes/maghrébins » ont été contrôlés au moins une fois par les forces de l’ordre. « L’enquête révèle également que la fréquence importante des contrôles auprès d’une catégorie de la population alimente chez celles et ceux qui en font l’objet un sentiment de discrimination et de défiance envers les institutions policières et judiciaires [14]. » Dans le vécu au quotidien de ces « jeunes hommes perçus comme noirs, arabes/maghrébins », un contrôle, ça va, mais trois… on connaît la suite. Mais dix contrôles, parfois, le même jour ? Assortis de quel vocabulaire ? De quel tutoiement ? Quelle sensibilité humaine l’accepterait ?

S’ils sifflent La Marseillaise, c’est que le vécu de trois ou quatre générations, entas-sé comme par strates successives, arrive désormais à fleur de cœur, à fleur de peau, à fleur de lèvres : et si ce « sang impur » dénoncé par l’hymne national était le leur ?
C’est l’avenir de la France, ni plus ni moins, qui est en cause. En 1998, une somme fort savante sur l’histoire de l’immigration avait pris pour titre La Mosaïque France [15]. Une mosaïque, c’est la réunion de milliers de petits éclats qui forment un ensemble harmonieux, chacun gardant sa couleur, sa brillance, sa taille, sa forme. Belle image. Que l’on prenne bien garde que ces éclats ne finissent par vivre séparément. Et donc que le tableau global perde tout sens.

Monsieur le président, ne cherchez pas chez les « autres », les musulmans, complices ou proies naïves de « meneurs », les causes profondes de la déchirure de la société française. Le « séparatisme » n’est pas là où vous le traquez. Il est dans la morgue des élites. Méditez, vous qui vous piquez de lectures profondes, ces lignes de Simone Weil (et comme vous êtes cultivé, vous savez qu’il s’agit de la philosophe, avec un « W », pas de la ministre récemment décédée, avec un « V ») : « Pour quiconque a un peu de fierté, il suffit d’avoir été humilié pour avoir la révolte au cœur. Ceux qu’on appelle les “meneurs”, c’est-à-dire les militants, ne créent pas les sentiments de révolte, ils les expriment simplement. Ceux qui créent les sentiments de révolte, ce sont les hommes qui osent humilier leurs semblables. » Elles datent de 1938 [16].

 

 

Source: Histoire coloniale et post-coloniale

 

Notes:

[1] Emmanuel Macron, discours à Mulhouse, 18 février 2020.

[2] « Pourquoi Emmanuel Macron et le gouvernement parlent-ils de “séparatisme” plutôt que de “communautarisme” ? », France-Info, 17 juillet 2020, https://www.francetvinfo.fr/societe…

[3] Roland Barthes, « Grammaire africaine », in Mythologies, Seuil, Paris, 1957.

[4] Le Figaro, 19 mars 2018.

[5] Le Figaro Magazine, 20 septembre 1991.

[6] Mutualité, 28 novembre 1989 (Le Monde, 30 novembre 1989).

[7] Marianne, 27 octobre 2006, propos recueillis par Octave Bonnaud.

[8] Lire, septembre 2001.

[9] 21 janvier 2005.

[10] Intervention de Jean Glavany, Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national, audition du 21 octobre 2009, Compte-rendu n° 9, site Internet Assemblée nationale.fr.

[11] 5 septembre 2009 (transcription in Le Monde, 12 septembre 2009 et sur de nombreux sites Internet).

[12] Le Monde, 13 janvier 2010.

[13] Roman signé Émile Ajar, La Vie devant soi, Mercure de France, Paris, 1975.

[14] Enquête sur l’accès aux droits, tome 1, Relations police/population : le cas des contrôles d’identité, 2014.

[15] Yves Lequin (dir.), La Mosaïque France. Histoire de l’immigration et des étrangers en France, Larousse, Paris, 1998.

[16] Simone Weil, « Qui est coupable des menées antifrançaises ? » (1938), in Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1960.

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