Le rôle des banques centrales dans le contexte de la crise de l’inflation et de la crise bancaire

Après une année de politiques monétaires restrictives, les banques centrales ne semblent pas fléchir dans leur détermination à maintenir leurs politiques de taux d’intérêt élevés. Les représentants de la Fed et de la BCE ont tous deux déclaré que les politiques de taux d’intérêt élevés allaient se poursuivre, pouvant même atteindre 4 %dans le cas de la BCE. Bien que les taux d’inflation aux États-Unis et en Europe se soient progressivement modérés au cours des derniers mois, ils dépassent toujours les 2 % que des institutions telles que la BCE ont fixé comme objectif à moyen terme.

Cherchant à protéger les investissements financiers de la dépréciation, les politiques de hausse des taux d’intérêt font également des ravages. En premier lieu, ces hausses affectent naturellement les débiteurs de toute nature. Nous avons indiqué dans un texte précédent les conséquences profondes que cela entraîne, non seulement pour les créanciers hypothécaires, mais aussi pour les États. En effet, au niveau européen, la disparité croissante des coûts de cet endettement va à l’encontre d’une dynamique d’intégration économique.

D’autre part, le passage de politiques monétaires expansives à des politiques monétaires restrictives a entraîné une rupture avec le modèle de gestion que de nombreuses grandes entreprises avaient développé ces dernières années. Les cas de la Silicon Valley Bank (SVB) et du Crédit Suisse illustrent comment l’effet de levier basé sur des obligations à faible taux d’intérêt s’est avéré insoutenable au moment où des obligations à taux plus élevés commençaient à circuler. La dévaluation d’une partie des actifs figurant dans les bilans de ces institutions qui en a résulté les a plongées dans une profonde crise de liquidité. D’autre part, de nombreuses grandes entreprises, telles qu’Apple ou General Motors, ont emprunté d’importantes sommes d’argent à long terme pendant les années de politique d’assouplissement quantitatif afin de racheter des investissements financiers à court terme ou de racheter leurs actions afin d’augmenter leur valeur boursière. La hausse des taux met en péril cette stratégie commerciale et il est probable que, à l’instar de la crise bancaire déclenchée par le SVB, certaines grandes entreprises connaîtront des difficultés, voire une crise. Ces exemples montrent que le processus de financiarisation de l’économie a été propulsé par des politiques expansionnistes, poussant les niveaux d’endettement et d’effet de levier à la limite de la stabilité. Dans le cas de l’Espagne, le CADTM a récemment souligné que la hausse des taux d’intérêt met les entreprises et les ménages dans une situation vulnérable.

Le changement de cap des politiques monétaires s’est accompagné d’une transformation radicale des discours qui les accompagnent et les justifient. Il est frappant de constater que les grands médias financiers ont commencé à souligner les effets négatifs des politiques monétaires expansionnistes, qui ont alimenté l’hypertrophie du système financier, en faisant allusion aux problèmes que cela implique en termes de stabilité financière. Selon le chroniqueur du Financial Times John Plender, l’injection prolongée de liquidités dans le système financier a conduit à une bulle d’obligations d’État. Cette bulle est à l’origine, selon le FT, de la crise bancaire qui a éclaté récemment. La bulle de la dette a conduit à l’utilisation d’obligations d’État comme réserve pour d’autres prêts. Il est intéressant de noter que ces analyses rejoignent celles qui ont été publiées ici ces dernières années, et que nous désignons comme une fuite en avant dans la crise du capital par l’injection de politiques monétaires expansionnistes.

Ces postulats, corollaires des théories monétaristes, supposent une relation directe et mécanique entre les politiques financières expansionnistes, l’augmentation des risques systémiques due à l’excès de monnaie et l’inflation. Or, la relation entre la masse monétaire, notamment dans le cadre des politiques d’assouplissement quantitatif, et les taux d’inflation n’est pas aussi directe et évidente que le présentent les autorités monétaires et autres porte-paroles des politiques monétaires restrictives. Comme le montre Michael Roberts, la corrélation entre les politiques monétaires restrictives et la baisse de l’inflation a été relativement faible. Ceci est dû, entre autres, aux causes mêmes de la crise inflationniste actuelle, qui sont à rechercher dans des dysfonctionnements plus structurels du capitalisme dans son processus de valorisation et surtout dans une crise de productivité de longue durée, que dans le corrélat des politiques monétaires expansionnistes. En effet, comme le souligne Roberts, les propres rapports de la BCE montrent que pour chaque augmentation d’un point des taux d’intérêt, il y a une réduction de 0,1 à 0,2 % de l’inflation. Ainsi, si cette relation entre politiques monétaires et inflation n’est pas aussi claire qu’il y paraît, pourquoi maintenir des politiques de taux d’intérêt élevés ? Quel est le rôle des autorités monétaires dans ce contexte ?

Les banques centrales sont confrontées à plusieurs tensions découlant de leurs propres fonctions. D’une part, elles doivent assurer la stabilité des marchés financiers. D’autre part, elles doivent fournir un espace aux entreprises financières, en agissant comme le ’capitaliste collectif’ nécessaire au développement des activités commerciales. Enfin, dans des cas comme celui des États-Unis, la Fed compte également parmi ses fonctions celle de contribuer, a priori, à la réalisation du plein emploi. Les deux premières fonctions ont été visibles dans le cas européen au cours de la dernière décennie, où les politiques monétaires expansionnistes ont été combinées avec des programmes de stabilisation du secteur bancaire, tandis que les marchés financiers secondaires et les acteurs non bancaires, tels que les fonds d’investissement aux profils variés, ont eu les coudées franches. La tension entre ces deux fonctions est accentuée dans le contexte de la crise inflationniste actuelle. D’autre part, la fonction de défense de l’emploi maximum dans le cas de la Fed est en contradiction avec les politiques de hausse des taux d’intérêt, qui induisent au contraire une contraction de l’activité économique.

L’accent mis sur le contrôle des taux d’intérêt cache une autre dynamique de réorganisation du modèle de production pour la période à venir. En ce sens, Pavlos Roufos souligne les différentes temporalités des politiques monétaires actuelles. Les politiques monétaires actuelles dépassent l’objectif de maîtrise de l’inflation et cherchent à poser les bases du cycle pour les années à venir. La possibilité d’un ’atterrissage brutal’ de l’économie par des politiques de taux d’intérêt élevés serait une étape nécessaire dans la restructuration de l’activité économique.

Contrairement aux analyses qui se concentrent sur la sauvegarde du stock d’actifs des entreprises, il est essentiel de considérer le processus d’accumulation du capital du point de vue de son besoin d’entrer dans le processus de circulation. Dans le cas du capital financier, cette vocation à la circulation est encore plus grande, puisque son accumulation repose précisément sur des flux et non sur des stocks. La réduction des flux aura un impact et réorganisera cette accumulation, en prenant en compte par ailleurs le rôle de la monnaie comme mesure de la production mondiale, tel que le rappelle Costas Lapavitsas [1]. Ainsi, les politiques monétaires génèrent de nouvelles conditions de production, qui facilitent la ’destruction créatrice’. Ce processus est socialement et géographiquement localisé, affectant principalement les petits débiteurs, tandis que les grandes entreprises obtiennent des facilités de restructuration et même des renflouements.

D’autre part, la hausse des taux renforce la hiérarchie monétaire mondiale autour du dollar. Du point de vue du processus d’accumulation du capital, les économies périphériques sont confrontées à des conditions d’emprunt plus difficiles, ce qui entraînera les pays dans une nouvelle crise de la dette et aggravera la crise de la dette des pays qui en souffrent déjà. Au-delà de l’UE, nous constatons que le coût de l’emprunt évolue à un rythme accéléré dans le reste du monde. La situation s’aggrave pour les économies les plus dépendantes, avec des cas comme le Pakistanetl’Égypte, où la moitié des dépenses publiques est déjà consacrée au paiement des intérêts de la dette.

La restructuration de la dette va générer plusieurs crises, tant dans la sphère financière que dans la sphère productive. Mais ce sont les classes populaires qui seront les plus durement touchées par l’ajustement. En ce sens, dans le contexte d’une économie financiarisée, la dynamique de l’ajustement est produite par le mécanisme de la dette comme mécanisme de dépossession, ouvrant de nouveaux espaces pour l’investissement et l’accumulation économique. Les banques centrales préparent les conditions de ce mécanisme.

Source : https://www.cadtm.org/Le-role-des-banques-centrales-dans-le-contexte-de-la-crise-de-l-inflation-et-de

Photo : Felipe Milin

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