Le fantôme du malthusianisme hante encore la conscience collective

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au 1er janvier 2018, nous étions 7,63 milliards sur Terre. La population de la planète augmente rapidement, mais d’une façon tout à fait différente selon les endroits et selon les continents. C’est cela qui pose problème. Globalement, la croissance mondiale, ce sont 2,7 êtres humains toutes les secondes, 224 000 par jour et 89 millions par an. En général, dans l’opinion publique, la pression démographique est cause d’angoisse. C’est une erreur formidable. Toute naissance humaine est un miracle et est bienvenue. C’est merveilleux que les naissances humaines augmentent sur terre et, en réalité, la planète Terre est sous-peuplée. Au lieu d’être angoissé devant l’accroissement démographique, il faut prendre ce fait comme une bonne nouvelle, pour la créativité de l’humanité et la permanence de la vie sur Terre.

 

La peur de la surpopulation a servi admirablement les classes dirigeantes par le passé. Prenons la faim dans le monde. Pendant très longtemps, les théories malthusiennes, celles que le pasteur anglais de la fin du XVIIIe siècle Thomas Malthus a exposées dans son Essay on the Principle of Population – Essai sur le principe de population –, ont été le bréviaire des classes coloniales et dirigeantes pendant deux siècles. Il disait : les famines, le massacre de la faim, c’est horrible, évidemment bien sûr, mais c’est voulu par Dieu pour qu’une catastrophe plus grande soit évitée qui serait la surpopulation et qui ferait qu’un jour plus personne ne pourrait ni respirer, ni manger, ni boire sur la planète. Pour justifier la misère produite par le capitalisme sauvage et la colonisation, les classes dirigeantes anglaises ont invoqué Malthus. Aujourd’hui, le malthusianisme est un fantôme qui hante encore la conscience collective. Il faut le combattre et ne cesser de réaffirmer que la croissance de la population est un bienfait.

 

Maintenant, le problème est évidemment que cette croissance de la population s’exprime de manières différentes sur les continents différents. L’Union européenne, qui a aujourd’hui 510 millions d’habitants, en aura 528 millions en 2050 si le taux de croissance actuel continue. En Afrique aujourd’hui, il y a 1,2 milliard d’habitants. Dans trente ans, en 2050, il y aura 2,5 milliards d’habitants en Afrique, soit plus du double. En plus, il s’agit d’une population très jeune : plus de 40 % des habitants actuels de l’Afrique ont moins de 15 ans. Aujourd’hui, de nombreux pays africains, surtout situés au sud du Sahara, sont des pays de l’extrême pauvreté. Dans cette situation, il n’y a pas d’autres solutions quand on regarde les chiffres de l’accroissement de la démographie que l’émigration. Ce sera une extraordinaire pression africaine, parce que 2,5 milliards de personnes ne pourront pas vivre sur un continent exsangue.

 

La pression des migrations est programmée et pose évidemment d’énormes problèmes. Comment les résoudre ? En mettant fin à l’exploitation impérialiste de l’Afrique. Je prends deux exemples au niveau de la faim, puisque j’ai été pendant huit ans rapporteur spécial du droit à l’alimentation des Nations unies. Concernant la faim, c’est l’Asie qui, en chiffres absolus, a le plus de victimes. Plus de 660 millions de gens manquent en permanence gravement d’aliments. L’Afrique, cependant, est le continent le plus frappé si on regarde le nombre de victimes par rapport à la population. 35,2 % de la population africaine aujourd’hui est gravement et en permanence sous-alimentée. Il y a 54 États en Afrique : ces 54 États ont importé l’année dernière pour 24 milliards de dollars d’aliments. Le Sénégal par exemple a importé plus de 70 % de son alimentation. Du riz venant de Thaïlande, du Vietnam, etc., qui reste deux mois en mer et qui subit des augmentations permanentes du fait de la spéculation boursière sur les aliments de base qui rapportent des profits astronomiques pour les hedges funds et les grandes banques.

Cette situation est totalement absurde en ce sens que 37 des 54 pays africains sont des pays purement agricoles, possédant des classes paysannes de vieilles cultures tout à fait remarquables, avec un savoir de la biodiversité, un savoir météorologique, etc. Le problème, c’est que la productivité est très basse. Si je prends l’exemple des 7 pays du Sahel, en temps normal, une récolte céréalière est de 600 à 700 kilos par hectare. En Bretagne, c’est 10 000 kilos par hectare. Non pas parce que le paysan africain est moins compétent ou moins travailleur, mais simplement parce que le paysan africain ne bénéficie ni de l’irrigation, ni de la traction, ni des engrais, ni des semences sélectionnées et ni du Crédit agricole. Parce que son État est écrasé par la dette extérieure. Tout ce que le Mali gagne, par exemple, avec un tout petit peu d’exportation de coton, va directement aux banques créancières pour le paiement des tranches d’amortissement et des intérêts de la dette à Francfort, à Paris, à New York ou à Zurich.

La première chose, si on veut donner une chance de vie au dynamisme démographique de l’Afrique, c’est de biffer la dette extérieure des pays les plus pauvres d’Afrique pour qu’ils puissent investir dans leur agriculture et avoir une productivité qui permette l’autosuffisance alimentaire. Il faut aussi arrêter le dumping agricole pratiqué par l’Union européenne sur les marchés africains. Sur les marchés en Afrique, on peut acheter des produits agricoles venant d’Europe qui valent moitié du prix des produits équivalents africains. Il faut aussi interdire la spéculation boursière sur les aliments de base que sont le maïs, les céréales et le riz, qui couvrent 75 % de la consommation mondiale.

C’est une tâche politique et anti-impérialiste urgente. Ces trois mesures, nous pouvons les imposer à nos gouvernements si nous nous réveillons. La pression démographique pose des problèmes sociaux graves, mais qui ne sont pas fatals. L’alternative, c’est la forteresse Europe : refouler les émigrés aux frontières sud de l’Europe. Ces mesures anti-impérialistes sont urgentes si on veut éviter la tragédie de l’émigration forcée.

 

Jean Ziegler est Vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Dernier ouvrage paru : le Capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin). Éditions du Seuil, 2018, 128 pages, 9 euros.

Source : L’Humanité

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.