Le changement climatique : une opportunité pour les OGM ?

Lors de la journée thématique « Adaptation et Agriculture », organisée pendant la 27ème Conférence des Parties (COP) à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, les biotechnologies ont été largement promues, notamment à travers l’initiative américano-émiratie « AIM for Climate ». Une initiative dans laquelle les intérêts publics et privés sont étroitement imbriqués et où l’argument du changement climatique sert d’écran de fumée pour promouvoir les OGM et une réglementation moins contraignante pour faciliter leur diffusion.

Du 6 au 18 novembre, à Charm-el Cheikh (Égypte), se tenait la 27ème Conférence des Parties (COP27) à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. En parallèle des discussions diplomatiques, les entreprises se sont pressées auprès des dirigeants [1]. Les sommets mondiaux sont en effet aussi des hauts lieux de lobbying : le changement climatique crée des poches de croissance, dont celle des biotechnologies, et amène les entreprises à « verdir » leurs innovations en leur prêtant des supposées vertus environnementales. Les dirigeants, occidentaux, particulièrement, n’y sont pas insensibles. L’initiative « Agriculture Innovation Mission (AIM) for climate » en est une parfaite illustration.

Lancée lors de la COP26 par les États-Unis et les Émirats arabes unis, et avec le soutien de la présidence anglaise de ce sommet, l’initiative « AIM for climate » se donne pour objectif de lutter contre le changement climatique et la faim dans le monde. Un objectif louable qui justifiait sa présence à la journée thématique « Adaptation et l’Agriculture » organisée pendant la COP27. La journée se concentrait en effet sur la façon dont le monde va nourrir huit milliards de personnes. L’occasion pour « AIM for climate » de vanter ses actions et de montrer la voie biotechnologique à suivre.

Promotion d’un changement de modèle avec une vieille matrice idéologique

Les maîtres-mots de « AIM for climate » sont « accélération », « transformation », « mouvement ». L’initiative américano-émiratie souhaite se présenter comme une championne dans la lutte contre le changement climatique dans laquelle l’action est opposée à la passivité coupable.

« AIM for climate » cherche à encourager les partenaires publics et privés (fondations, centres de recherche, entreprises, ONG…) à travailler ensemble pour soutenir, financièrement ou sous d’autres formes, « l’agriculture intelligente sur le plan climatique » [2] et l’innovation dans les systèmes alimentaires sur une période de cinq ans (2021 – 2025). À ce jour (décembre 2022), « AIM for climate » regroupe plus de 275 partenaires étatiques et privés et a mobilisé plus de huit milliards de dollars. Bien que les partenaires étatiques soient numériquement minoritaires (ils sont une quarantaine), ce sont eux qui apportent la plus grande contribution financière (plus de 7 milliards de dollars contre un milliard pour l’ensemble des partenaires privés).

Trois domaines sont spécifiquement visés par ces investissements, à savoir « (l)es percées scientifiques via la recherche agricole de base par le biais des institutions de recherche gouvernementales et universitaires au niveau national », la « (r)echerche appliquée publique et privée, y compris par le biais d’un soutien aux centres de recherche internationaux, aux institutions et aux réseaux de laboratoires », et « (l)e développement, la démonstration et le déploiement de produits, de services et de connaissances pratiques, exploitables et innovants à l’intention des agriculteurs et des autres acteurs du marché, notamment par le biais des systèmes nationaux de vulgarisation de la recherche agricole » [3].

Plus précisément, les projets doivent « soutenir l’innovation en matière d’agriculture intelligente en augmentant la productivité agricole tout en s’adaptant et en renforçant la résilience au changement climatique et/ou en réduisant/supprimant les émissions de gaz à effet de serre » [4]. AIM donne quelques exemples : modification génétique des plantes et du bétail, développement d’outils biotechnologiques, séquestration du carbone dans le sol, diffusion à grande échelle de l’agriculture de précision, etc.

L’un des projets soutenus est porté par la Fondation 2Blades [5]. Il consiste à « découvrir des gènes à grande échelle et accélérer le déploiement des légumineuses en Afrique ». 2Blades a déjà investi plus de 40 millions de dollars dans ce projet et, via « AIM for climate », la fondation recherche des partenaires de développement et de financement pour un total de 12,7 millions de dollars pour poursuivre. L’entreprise Bayer Crop Science, notamment, a déjà répondu présent.

Ce projet fait partie de la trentaine de projets appelés « innovation sprints » et portés par des partenaires non-étatiques (entreprises, centres de recherche, fondations…). Ces derniers doivent proposer un projet et un financement. « AIM for climate » sélectionne ensuite les projets et en vante les mérites pour attirer des investisseurs, particulièrement à l’occasion de sommets mondiaux, et ce jusqu’en 2025.

Parmi les autres projets bénéficiant du soutien de « AIM for climate », il y a encore celui porté par le CGIAR intitulé « Accélération des solutions climatiques à partir des collections des banques de gènes du CGIAR ». D’un montant de 40 millions de dollars, ce projet est mené en partenariat avec la Fondation pour la recherche sur l’alimentation et l’agriculture [6] et la Fondation Bill et Melinda Gates. Il doit permettre de « débloquer des caractéristiques clés de résistance au climat à partir des vastes collections mondiales de banques de gènes du CGIAR ». Il s’agit d’« élargir […] l’utilisation de la diversité génétique de grande valeur pour relever les défis climatiques actuels et émergents auxquels sont confrontés des millions de petits exploitants agricoles dans le monde ». Comme tous les projets bénéficiant du soutien de « AIM for climate », d’autres partenaires de AIM, y compris étatiques, sont invités à se joindre au projet.

Sans être exhaustif, les autres projets soutenus portent sur la recherche et le développement de la culture de cellules (animales ou végétales) pour remplacer les produits carnés, sur la réduction des émissions de méthane, notamment via les modifications génétiques des bovins, sur la diffusion et l’adoption à grande échelle des innovations biotechnologiques, etc.

Un partenariat politiquement partial

Il n’est pas surprenant de rencontrer parmi les partenaires privés de « AIM for climate » de nombreuses entreprises et fondations associées aux biotechnologies (Bayer, BASF, Syngenta, Fondation Bill et Melinda Gates, CGIAR, AGRA, 2Blades…). Soit les mêmes qui promeuvent depuis près de trente ans des technologies censées résoudre les grands problèmes auxquels l’humanité est confrontée : faim dans le monde, changement climatique… De nouveaux acteurs font également leur apparition, particulièrement dans le secteur émergent des substituts aux produits carnés fabriqués à partir de culture de cellules, souvent génétiquement modifiées (Aleph Farm, VisVires New Protein, Crossover meats).

Quant aux partenaires publics, ils comptent des États comme l’Australie, l’Argentine, le Brésil, ou encore les Pays-Bas (pays grandement favorables aux biotechs) mais aussi des institutions onusiennes et européennes. C’est ainsi que la Commission européenne participe à « AIM for Climate » en tant que « Government Partner » (« Partenaire étatique ») [7], avec la Direction générale Agriculture et Développement rural en chef de file. D’un point de vue procédural, ce partenariat a été acté sous la forme d’un échange de lettres avec le Ministère de l’Agriculture des États-Unis en décembre 2021, sans qu’aucun document officiel ou communiqué de presse ne soit publié du côté de la Commission européenne. Ni qu’aucun débat au Parlement européen n’ait eu lieu…

Dans le cadre de son partenariat, l’exécutif européen participe à un projet de 25 millions de dollars porté par le CGIAR dont le but est de « développer des solutions numériques permettant aux petits exploitants agricoles d’intensifier leurs pratiques agroécologiques » [8]. Le projet se donne pour ambition de toucher 100 000 agriculteurs dans dix pays en Asie, en Afrique et en Amérique latine pour les aider « à co-créer et à développer rapidement des mesures de résilience et d’atténuation du changement climatique adaptées au site et basées sur les principes agroécologiques » [9]. Il s’agit, concrètement, de diffuser des outils numériques (de traçabilité par exemple) auprès de petits agriculteurs, notamment des femmes, dans les pays à faible revenu pour les amener à adopter un système de production plus intensif. Selon l’ONU, l’agriculture vivrière nourrit pourtant déjà près de 70 % de la population mondiale…

Interrogé par Inf’OGM, un représentant de la Commission européenne confie que la Commission a par ailleurs annoncé, au titre de son partenariat avec « AIM for Climate », 750 millions d’euros d’investissements dans la recherche et l’innovation « pour une agriculture intelligente face au climat pour les années 2021 et 2022 confondues ». Ce montant correspond au financement disponible dans le cadre des appels à projets des programmes de travail d’Horizon Europe pour les années 2021 et 2022, en particulier les sujets du cluster Horizon Europe 6 (« Alimentation, bioéconomie, ressources naturelles, agriculture et environnement ») et de la mission « Un accord sur les sols pour l’Europe » [10].

Le partenariat avec « AIM for Climate » va toutefois au-delà d’un soutien de nature purement financière. Il comporte également une forte dimension politique. À cet égard, le partenariat de la Commission européenne interroge. Pour devenir partenaire, il faut en effet non seulement s’engager à mettre en œuvre les objectifs de l’initiative, mais aussi à « (r)econnaître et amplifier l’importance de permettre la prise de décisions et l’élaboration de politiques fondées sur la science et les données » [11]. Autrement dit, chaque partenaire, qu’il soit public ou privé, s’engage à plaider en faveur d’un assouplissement des normes et, de fait, de participer au dessaisissement du politique au profit d’un expert qui serait par nature dénué de toute idéologie. Comment la Commission interprète-elle cette condition et comment entend-elle la mettre en œuvre, particulièrement à l’heure où elle prépare une proposition législative qui pourrait sortir certains OGM issus des nouvelles techniques de modification génétique de la réglementation OGM ? Le représentant de la Commission européenne se veut rassurant. Il nous explique que « ce critère correspond aux principes généraux de la politique de R&I [NDLR : Recherche et Innovation] de l’UE, et la programmation de la politique de R&I de l’UE est basée sur ce critère. En tant que tel, il ne nécessite aucune interprétation ou mise en œuvre supplémentaire, et la décision d’adhérer à « AIM for Climate » n’a aucun rapport avec des initiatives législatives particulières ».

Un pari coûteux sur l’avenir

Pour les entités privées, et particulièrement les entreprises, le partenariat avec « AIM for Climate » est un bon moyen d’attirer des investisseurs. L’initiative publique américano-émiratie leur ouvre en effet les portes des sommets climatiques sans l’étiquette « lobby » (car c’est une initiative gouvernementale), sommets qui deviennent ainsi des plateformes pour promouvoir leurs innovations et projets de recherche. Pour les entreprises, la présentation de leurs innovations lors d’un sommet de décideurs politiques peut déjà s’interpréter comme une forme de soutien gouvernemental alors que certaines de ces innovations attendent encore des autorisations de mise sur le marché, voire une clarification de leur statut juridique dans certains États.

La présence de l’initiative « AIM for climate » à la COP27 est un exemple parmi d’autres du changement de nature du pouvoir qui a opéré depuis que les centres de décision se sont progressivement éloignés des peuples : la distinction entre les acteurs publics et privés tend à s’effacer au profit d’une coopération assumée et justifiée par la recherche du bien commun de l’humanité. Lee Recht, vice-président du développement durable chez Aleph Farms (startup israélienne spécialisée dans la viande in vitro), partenaire de « AIM for Climate », assure ainsi : « Une telle coopération public-privé est essentielle pour garantir que la population mondiale croissante ait accès à une nutrition de haute qualité » [12]. Karsten Temme, dirigeant de et co-fondateur de l’entreprise Pivot Bio, qui modifie génétiquement des microbes pour leur faire produire de l’azote, explique, lui, que dans le cadre de son partenariat avec « AIM for Climate », son entreprise « (rassemblera) les meilleurs esprits et les meilleures idées afin d’accélérer le rythme de développement de nos produits et d’accroître l’accès des agriculteurs à une source d’azote fiable et durable » [13].

Comment déterminer la limite acceptable de l’influence privée sur les institutions publiques (nationales ou internationales) ? D’autant plus qu’à la « privatisation » des institutions publiques, c’est-à-dire l’influence significative des acteurs privés sur ou au sein d’une institution publique, s’en ajoute une autre : celle des profits générés par les acteurs privés grâce aux financements publics. Les gains pour la collectivité sont, eux, plutôt incertains. Interrogée par le média en ligne De Smog, Anne Maina, de Biodiversity and Biosafety Association of Kenya [14], s’alarme : « (n)os dirigeants ne peuvent pas continuer à faire quelque chose de la même manière et espérer des résultats différents. Nous devons nous concentrer sur les solutions agroécologiques : soutenir l’agriculture résiliente qui travaille avec la nature, construit la diversité des cultures et des régimes alimentaires, et donne du pouvoir aux agriculteurs marginalisés » [15]. Également interrogée par De Smog, le Professeur Molly Anderson de IPES-Food [16], un panel d’experts international sur les systèmes alimentaires durables, abonde dans le même sens : « (l)es objectifs publics de préservation de l’intégrité écologique et de l’alimentation des personnes, le renforcement du rôle des femmes dans l’agriculture… ces choses nécessitent des investissements, mais ce n’est pas le type d’investissement qui intéresse ces partenariats publics-privés ».

« AIM for Climate » a d’ores et déjà annoncé la tenue d’un sommet qui se tiendra en mars 2023 aux États-Unis. Ce sommet « offrira aux partenaires de l’initiative AIM for Climate une plateforme permettant d’accroître leurs ambitions et d’amplifier leur travail en matière d’innovation dans les systèmes agricoles et alimentaires respectueux du climat » [17]. Sont conviés des décideurs politiques, des leaders de l’industrie, des groupes de la société civile et des scientifiques du monde entier « afin d’encourager une innovation rapide et transformatrice des systèmes alimentaires ». À l’occasion de ce sommet, il est notamment prévu une réunion des partenaires gouvernementaux au cours de laquelle ils seront « invités à faire des annonces en faveur de l’initiative « AIM for Climate », afin d’accroître les investissements en faveur de l’agriculture intelligente face au climat et de l’innovation dans les systèmes alimentaires ». Tout cela en vue de la COP28 qui se tiendra…aux Émirats arabes unis.

L’agriculture « intelligente », une idée non nouvelle

 

Il est fréquent que, lors de sommets internationaux, soit annoncé le lancement de telle ou telle initiative destinée à résoudre des enjeux mondiaux [18]. L’« agriculture intelligente », promue par « AIM for Climate », n’est pas non plus une idée nouvelle. En 2014, lors d’un sommet des Nations unies sur le climat, était annoncée la création de « l’Alliance mondiale pour une agriculture intelligente face au climat » [19]. Destinée à relever les défis posés par le changement climatique, l’Alliance est mise en place par la FAO, aux côtés du CGIAR. Les mots convenus et les objectifs affichés posent malgré tout, comme pour « AIM for Climate », la question de savoir si l’agriculture dite intelligente n’est pas une forme déguisée de « vendre » aux pays du Sud un modèle agro-économique, basé sur les intrants, les semences à haut rendement, les exportations et de rendre les paysans de ces pays dépendants de logiques financières et techniques.

Source: infogm

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