L’Asie du Sud-Est est tuée par l’exploitation forestière et minière

Lorsqu’un avion aborde l’aéroport Changi de Singapour, il effectue l’approche finale soit depuis la péninsule de Malaisie soit depuis l’île indonésienne de Batam. Quoi qu’il en soit, l’ampleur de la catastrophe naturelle sous ses ailes est monumentale.

 

Toute la forêt primaire de l’État malaisien à la frontière de Singapour – Johor – a disparu et l’immense étendue de terre meurtrie, couverte pour l’essentiel par des plantations de palmiers à huile, s’étend loin vers l’horizon. Le quadrillage de plantation n’est interrompu que par des autoroutes, des groupes d’habitations humaines circonscrites et par quelques structures industrielles pour la plupart liées à l’huile de palme.

Du côté indonésien, l’île de Batam ressemble à un film d’horreur apocalyptique : il y a toujours de la fumée épaisse qui monte vers le ciel et on voit clairement des villages mal conçus et atrocement construits. L’eau autour de l’île est d’une couleur douteuse, effrayante. La destruction de l’environnement est absolue. Batam était censée être la réponse indonésienne à Singapour. L’Indonésie rêvait d’une mégalopole moderne avec un super aéroport et un port, parsemée d’usines, de centres de recherche et de centres commerciaux. Mais le pays turbo-capitaliste espérait que tout cela serait construit par le secteur privé. C’était, bien sûr, irréaliste. Ce qui a suivi a été un désastre absolu.

En l’état actuel des choses, Batam n’est rien de plus qu’une série de « villages Potemkine », avec plusieurs routes à quatre voies trouées de nids de poule et qui ne mènent nulle part. Pour ce qui est de la recherche, il n’y a pratiquement pas de science, même à Jakarta ou Bandung, et encore moins ici. Après plusieurs tentatives de « sauver la face » et de dissimuler cet échec massif, l’île a été autorisée à « retomber » dans ce qu’elle avait été depuis plusieurs décennies : un immense bordel pour les touristes sexuels venant principalement de Singapour et de Malaisie ; un quartier commerçant bon marché vendant principalement des produits de contrefaçon, un lieu connu pour manquer même des services publics les plus élémentaires.

On n’a trouvé aucun responsable pour répondre de cette série d’échecs monumentale et profondément stupide. Les médias privés sont obéissants et donc guère critiques à l’égard du régime indonésien et de ses « élites » commerciales. Mais l’impact de l’« expérience de Batam » est énorme, il n’y a plus de nature intacte sur toute l’île.

 

Mine de charbon géante près de Samarinda, Kalimantan (photo : Andre Vltchek)

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Que se passe-t-il dans la partie méridionale de l’Asie du Sud-Est ?

Les gouvernements malaisien et surtout indonésien, les conglomérats d’entreprises et la société ne sont-ils absolument pas soucieux de la nature ?

Le problème ici est que tout ce qui se trouve sur le sol et dessous a été considéré, depuis des années et des décennies, comme une source potentielle de profit. Ce n’est évalué que si cela peut être exploité, si une étiquette de prix peut lui être accrochée. Pas de sentimentalisme, pas de réflexions sur la beauté !

Ici, la cupidité a déjà atteint des proportions insensées.

Comme en Occident, les grandes compagnies, dans plusieurs pays d’Asie du Sud-Est, dirigent et choisissent les gouvernements. Elles contrôlent également les médias de masse, infiltrent les réseaux sociaux. Critiquer les grandes entreprises forestières et d’huile de palme en Malaisie est mortel, littéralement suicidaire, et presque personne n’ose le faire. Dans le passé, quelques-uns l’ont fait, et ils sont morts. Il en va de même pour les mines d’or « illégales », l’exploitation forestière et d’autres entreprises d’extraction en Indonésie, où une grande partie des entreprises minières et forestières sont dans les mains de la police, de l’armée ou de représentants du gouvernement (les intérêts de ces trois branches sont souvent imbriqués).

 

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Des endroits comme Bornéo et Sumatra sont finis ; presque tous les habitats légendaires de leur faune sauvage sont sont dévastés. Des centaines d’espèces ont disparu ou sont presque éteintes. Les forêts primaires, une fois majestueuses, sont confinées dans quelques parcs nationaux et même celles-ci sont souvent utilisées pour l’agriculture commerciale et pour les plantations de palmiers à huile.

Ce n’est pas seulement une question de « disparition de la beauté » et de la biodiversité. Bornéo (connue sous le nom de Kalimantan en Indonésie) était comparable à l’Amazonie, fonctionnant comme les poumons de la terre. C’est la troisième plus grande île sur notre planète (et la plus grande en Asie) et elle est totalement – et certains diraient aujourd’hui irréversiblement – pillée. En Indonésie, les produits chimiques mortels utilisés dans les plantations d’huile de palme tuent des dizaines de milliers de gens à cause du cancer, bien qu’il faille aller travailler jusqu’au fond des villages pour découvrir la vérité, car il n’existe aucune statistique fiable et que la question est extrêmement « sensible », comme tout ce qui est horrible et sinistre dans cette partie du monde. De nombreuses rivières, y compris le fleuve Kapuas, contiennent des niveaux insensés de mercure, résultat d’une exploitation illégale mais ouvertement pratiquée de l’or.

Voir certaines parties de Bornéo depuis les airs est comme observer l’épave gigantesque, cauchemardesque et pourrissante, d’un navire : des cicatrices noires, des cicatrices brunes, et les veines ouvertes en zigzag de ce qui était, il y a longtemps, des cours d’eau navigables immenses, puissants et intacts.
 

Serawak Malaysia, comme elle était avant (photo: Andre Vltchek)

 

Ce qui a été infligé à la Papouasie contrôlée par les entreprises indonésiennes et les conglomérats miniers multinationaux d’Occident est indescriptible. En plus de commettre un génocide contre la population locale, la moitié de cette île immense, qui était habitée par des centaines de tribus locales, est maintenant « découverte », forcée de s’ouvrir et littéralement violée. Bien entendu, en tant que guerrier anti-communiste et État-client obéissant favorable aux affaires, l’Indonésie n’est presque jamais critiquée par l’Occident. Les génocides qu’elle a commis depuis 1965 sont parrainés ou au moins soutenus par Washington, Londres et Canberra.

Les compagnies forestières et minières malaisiennes ne cessent de commettre des crimes chez elles – elles vont loin, dans d’autres pays d’Asie, mais aussi au plus profond de l’Océanie, des endroits comme les îles Salomon et la Papouasie-Nouvelle Guinée, où j’ai assisté en plusieurs occasions à la destruction totale de la nature et des cultures humaines ; un cauchemar que j’ai décrit en détail dans mon livre Oceania.

 

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Je documente sans relâche ce qui se passe en Asie du Sud-Est dans les livres que j’écris (seul et avec des auteurs locaux) ainsi que dans mes films à venir. Je suis en train de produire un film sur le sort de l’île de Bornéo, un endroit qui me devient de plus en plus cher au fur et à mesure que sa dévastation s’accroît.

Plus je suis témoin et plus je documente, plus je me sens souvent désespéré. C’est parce qu’il semble n’y avoir pratiquement aucun endroit capable de résister à l’agression.

J’écris cet article dans les avions de la Malaysian Airlines. Le premier m’a emmené de la ville de Miri (un État du Sarawak à Bornéo, en Malaisie) à Kuala Lumpur, le second de Kuala Lumpur à Bangkok.
Après avoir filmé en plusieurs occasions dans le Kalimantan indonésien totalement violé, j’espérais voir quelque chose d’optimiste au Sarawak malaisien ; quelque chose qui pourrait servir d’inspiration pour l’avenir de la partie indonésienne de l’île, incomparablement plus pauvre et plus corrompue. Cette fois, j’ai fait le tour de la ville de Miri, puis j’ai franchi la frontière et me suis rendu au Brunei. J’ai survolé la jungle, ou ce qu’il en reste, dans de minuscules avions à hélice. J’ai pris un étroit canoë motorisé rudimentaire.

Oui, j’ai vu de beaux parcs nationaux et de longues maisons traditionnelles. Et j’ai été surpris de découvrir que le sultanat de Brunei Darussalam, riche mais politiquement et religieusement oppressif, avec son application extrémiste et brutale de la charia, son consumérisme débridé et son industrie pétrolière vénérée, fait un travail incomparablement meilleur que l’Indonésie et même la Malaisie, du moins sur le plan environnemental. Il protège au moins sa nature, y compris sa forêt vierge. La forêt vierge originaire du Brunei, intacte, commence à quelques kilomètres seulement de la côte, de ses puits de pétrole et de ses raffineries.

Mais quand j’ai loué une minable petite chaloupe, tout au fond du Sarawak, j’ai rencontré la misère totale et la dévastation. La route était grande, probablement construite précisément pour déplacer rapidement et efficacement du bois et les fruits du palmier à huile. Plusieurs écoles et installations médicales semblaient modernes. Mais la plupart des habitants ne sont pas à proximité des routes, ils vivent, traditionnellement, le long des rivières. Et là, la situation est totalement différente : des gens se logeant dans des cabanes pauvres et primitives, des enfants et des adultes nageant dans des eaux désespérément polluées tandis que des souches d’arbres « décorent » les rives puantes et boueuses.

 

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Certains diront que l’Asie du Sud-Est n’est pas la seule. À bien des égards, l’Occident a déjà « réarrangé » sa nature il y a des décennies et des siècles. Dans les pays densément peuplés comme l’Italie ou les Pays-Bas, il reste très peu de la nature originelle aujourd’hui. Aux États-Unis, les prés d’origine et les prairies vierges ont laissé la place aux champs commerciaux et à la production agricole de masse.

Ce qui choque en Asie du Sud-Est n’est pas le fait que les gens veuillent vivre de leur terre. C’est la brutalité de la destruction systématique de montagnes majestueuses et de collines, de puissantes rivières, de lacs, de rivages, ainsi que l’irréversibilité des changements qui accompagnent la coupe de presque toute la forêt vierge indigène, pour la remplacer par des plantations de palmiers à huile et d’hévéas chimiquement stimulés.

La plupart de ceux qui seraient autorisés de voir ces monstrueuses mines de charbon qui parsèment la Bornéo indonésienne seraient terrifiés. Des étendues infinies de palmiers à huile (et des villages littéralement emprisonnés, ligotés comme dans une camisole de force) pourraient peut-être scandaliser même les fondamentalistes du marché les plus endurcis qui se donneraient la peine de visiter d’autres parties du monde.

Ou peut-être pas… Les « horreurs minières » multinationales décrites par mes amis et collègues, qui travaillent actuellement au Pérou, sont comparables. Ce que j’ai vu en République du Congo montre la même cruauté exercée par de nombreuses entreprises et gouvernements occidentaux sur les populations locales.

Ce que je trouve vraiment « unique » en Asie du Sud-Est, c’est la dimension totale de la destruction. Le nombre d’espèces animales et d’oiseaux qui ont déjà disparu, ou sont en train de disparaître ou ont été tout simplement chassés, ou le nombre de cours d’eau irrémédiablement pollués ; les forêts et les jungles volées aux habitants indigènes.

La vitesse est un autre facteur choquant. Tout se passe extrêmement vite. Pas étonnant que Greenpeace ait mis l’Indonésie sur la liste du Guiness Book des records comme le destructeur le plus rapides des forêts tropicales sur la terre.

Ce qui reste des forêts indonésiennes est soit abattu soit systématiquement brûlé. Un smog épais passe périodiquement de Sumatra à Singapour et dans la péninsule de Malaisie, créant un risque pour la santé, fermant les écoles et tourmentant les gens souffrant d’asthme et d’autres problèmes respiratoires.

Mais l’Indonésie est grande, c’est le quatrième pays le plus peuplé de la planète. Elle fait ce qu’elle veut, et il semble qu’on ne puisse pas l’arrêter. Ou plus précisément, ses dirigeants et ses élites d’affaires font ce qu’ils veulent. Et tant qu’il se plie à l’agenda de ses maîtres occidentaux (et c’est généralement le cas), le pays jouit d’une impunité presque totale.

 

Ces chers puits de pétrole de Brunei (photo : Andre Vltchek)

 

Bien sûr, ceux qui souffrent le plus sont les populations locales, ainsi que les innombrables espèces sans défense, qu’il s’agisse d’animaux, d’oiseaux, des poissons, des arbres ou des plantes.

Bientôt, il ne restera plus rien d’original ici. Des milliards de dollars seront accumulés par ces très rares riches, et la majorité pauvre sera condamnée à des emplois de coolie. Le pillage de l’environnement provoque un syndrome de dépendance et très peu de progrès pour la société. L’argent coule, mais pas là où il devrait.

Comme dans le Golfe, presque rien, ou très peu, est investi dans les secteurs de la science, de la technologie, des arts et de la création.

Les îles et les péninsules en ruines continueront à produire les « fruits du sang ». Les propriétaires fonciers, les politiciens corrompus, les intermédiaires et les courtiers resteront scandaleusement riches. Mais la grande majorité de la population devra s’habituer à vivre dans un environnement pollué et totalement artificiel. Elle serait coincée, en fait la majorité l’est déjà, dans des sortes de camps de concentrations déprimants entourés de cultures hostiles et contre nature et de terres contaminées par des produits chimiques.

Et tout cela va continuer jusqu’à Dieu sait quand, jusqu’à quelle fin terrifiante et amère. À moins, bien sûr, que les peuples d’Asie du Sud-Est ne finissent pas se réveiller. Et qu’au lieu d’accepter ce modèle turbo-capitaliste, ils commencent à penser et à rêver de la « civilisation écologique » et d’autres merveilleuses philosophies d’avant-garde qui viennent de Chine et d’autres endroits non conformistes du monde.

 

Andre Vltchek est un philosophe, romancier, réalisateur et journaliste d’investigation. Il a couvert des guerres et des conflits dans des douzaines de pays. Trois de ces derniers livres sont son hommage à « La Grand Révolution Socialiste d’Octobre », un roman révolutionnaire « Aurora » et le best-seller documentaire politique : « Exposer les mensonges de l’Empire ». Regardez ses autres livres ici. Regardez Rwanda Gambit, son documentaire révolutionnaire sur le Rwanda et la RD Congo. Après avoir vécu en Amérique latine, en Afrique et en Océanie, Vltchek réside actuellement en Asie de l’Est et au Moyen-Orient et continue de travailler autour du monde. Il peut être contacté via son site Web et son compte Twitter.

 

Traduit de l’anglais par Diane Gillard pour Investig’Action

Photo sur la une: exploitation forestière sauvage sur le fleuve Mahakam, Kalimantan (photo Andre Vltchek)

Source: Investig’Action

 

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