L’argent public contre le capital fossile

Le « Net Zero » du sommet climatique de Glasgow et Repower EU, le plan de la Commission européenne pour remplacer le gaz russe, ont moins à voir avec la transition énergétique qu’avec la soif de profit de l’industrie fossile.

 

Les prix de l’énergie explosent. Ils nous appauvrissent collectivement et, cet hiver, il pourrait ne pas y avoir assez de gaz pour répondre à la demande de l’industrie et des ménages. Une partie de la population belge voit son pouvoir d’achat diminuer de plus de 10 %, même après indexation1

Dans une récente enquête de l’UE, 53 % des familles interrogées ont déclaré avoir du mal à joindre les deux bouts, contre 45 % il y a un an2. Nous serions tentés de penser qu’aujourd’hui, nous n’avons pas le temps de nous occuper du problème climatique. Les gens doivent pouvoir se chauffer cet hiver et le reste doit céder la priorité à cela. Mais cette crise énergétique et le problème climatique sont liés. Notre société paie aujourd’hui le prix du choix politique d’avoir placé notre approvisionnement énergétique entre les mains de multinationales de l’énergie privatisées et de leurs financiers. Les grandes compagnies pétrolières et gazières savent depuis des décennies que le pompage, la vente et la combustion du pétrole, du charbon et du gaz entraînent le réchauffement du climat. Mais cela ne les empêche nullement de continuer à rechercher le profit à court terme. Même sans tenir compte du climat, c’est irresponsable. Entre 2014 et 2021, les prix du pétrole et du gaz étaient très bas et l’industrie pétrolière et gazière a moins investi dans de nouvelles extractions fossiles qu’auparavant3. Mais elle a malgré tout trop investi dans de nouvelles sources de pétrole et de gaz pour lutter contre le changement climatique, et trop peu pour répondre de manière stable à la demande énergétique actuelle.

Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), il faudra arrêter d’extraire de nouveaux combustibles fossiles à partir de 2022.

Alors que l’an dernier, pour la première fois, l’influente Agence internationale de l’énergie a constaté qu’il faudra arrêter d’extraire de nouveaux combustibles fossiles à partir de 2022 si nous voulons atteindre les objectifs climatiques, des recherches universitaires ont montré que nous ne pouvions pas non plus exploiter pleinement les mines de charbon et les gisements de pétrole et de gaz existants4.

Mais, malgré tous leurs discours écologiques, les banques et les investisseurs continuent de profiter de cette machine à bénéfices. Et, que les prix du pétrole et du gaz soient élevés ou faibles, l’industrie continue de distribuer les bénéfices en masse à ses actionnaires. Elle l’a fait à nouveau au deuxième trimestre de cette année, en pleine crise. Les grandes compagnies pétrolières occidentales ont versé un montant record de 30 milliards de dollars en dividendes5. En investissant dans ces entreprises, les banques et les investisseurs montrent leur absence de volonté de sécuriser l’approvisionnement en énergie et de gérer la transition énergétique.

À court terme, nous avons besoin des combustibles fossiles, mais investir aujourd’hui dans de nouvelles infrastructures fossiles est une impasse. Investir aujourd’hui dans de nouveaux champs pétrolifères ou dans des terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL) ne nous permettra pas de passer l’hiver prochain et, de plus, cela nous plongera profondément dans le rouge pour le climat. Pourtant, cette option est largement soutenue par les politiques. Les entreprises du secteur de l’énergie, désireuses de pomper davantage de combustibles fossiles maintenant que les prix sont élevés, ont besoin de ce soutien. Elles savent en effet que, si ces nouvelles infrastructures fossiles devaient être rapidement fermées dans le but d’atteindre ne fut-ce qu’une petite partie des objectifs climatiques, il y a un grand risque qu’elles ne soient pas en mesure de récupérer les coûts dans leur intégralité.

Si nous nous engageons dans cette impasse, l’argent public sera utilisé pour garantir les profits des entreprises qui investissent dans de nouvelles infrastructures fossiles. Pour ne pas tomber dans ce piège, tout en faisant malgré tout face à l’urgence énergétique, il faut un contrôle démocratique sur l’approvisionnement en énergie et sur son financement.

Régulation « Zéro net » à la COP26

Mais, l’an dernier, le sommet sur le climat de Glasgow a montré à quel point nous sommes sur la mauvaise voie. Ce sommet était l’occasion idéale pour traduire les conclusions de l’AIE en politiques ambitieuses. Or, malheureusement, aucune décision, même timide, n’a été prise . Au lieu d’élaborer des plans sérieux d’élimination progressive des combustibles fossiles et des plans d’entraide entre les divers pays pour que ce processus soit tenable, l’approche « Zéro net» a mis l’accent sur la façon d’échapper à une véritable action.

En effet, au lieu de suivre les recommandations claires de l’AIE et, par exemple, d’accepter d’arrêter toute nouvelle expansion des énergies fossiles et de cesser de la financer, « Zéro net » prétend que l’on peut postérieurement capter le CO2 dans l’air ou que l’on peut neutraliser les émissions de CO2 en les compensant. Tout cela pour légitimer le fait que les entreprises et les investisseurs ne prennent pas de mesures sérieuses à court terme pour réduire l’utilisation des combustibles fossiles6.

L’an dernier, les soixante plus grandes banques du monde ont investi 742 milliards de dollars dans les combustibles fossiles.

Glasgow a également été le premier sommet sur le climat où les banques et les investisseurs ont eu une place centrale : la Glasgow Financial Alliance for Net Zero (GFANZ) — un réseau regroupant plusieurs des plus grandes banques et investisseurs — a proclamé de manière tonitruante qu’elle était prête à sauver le climat et à financer la transition vers le zéro net. Au moins 130 000 milliards de dollars, c’est ce que la GFANZ est prête à mettre sur le tapis pour le climat7. Mais cette communication est trompeuse. En fait, il s’agit de la somme totale que les différentes banques et fonds d’investissement ont dans leurs bilans ou dans leurs portefeuilles et qui pourrait donc potentiellement être utilisée pour la transition. Cela ne signifie pas du tout qu’ils le feront de manière effective.

Deux milliards de dollars par jour pour les combustibles fossiles

Le rapport Banking on Climate Chaos montre à quel point cette promesse est éloignée de la réalité : l’an dernier, les soixante plus grandes banques du monde, dont beaucoup sont membres de la GFANZ, ont investi 742 milliards de dollars dans les combustibles fossiles8

. Ce chiffre est en légère baisse par rapport au record de 830 milliards de dollars de 2019, mais il reste supérieur à l’investissement annuel dans le fossile en 2016, juste après la signature de l’accord de Paris sur le climat. Nous n’avons pas non plus de garanties que cette tendance à la baisse se poursuivra, car les gouvernements ou les organismes internationaux n’ont pas le courage de réglementer le financement des combustibles fossiles, et les banques elles-mêmes ne le font pas non plus. Depuis 2016, les plus grandes banques du monde investissent deux milliards de dollars par jour dans le fossile. Chaque jour !

La rareté des bons exemples montre à quel point la situation est déplorable. Ces derniers mois, la KBC et ING ont exclu de financer de nouveaux projets fossiles9. Ce qui a l’air très bien. Or les compagnies pétrolières et gazières qui exploitent de nouvelles ressources fossiles se financent dans une mesure très limitée par des prêts alloués directement à un projet. Les prêts vont principalement à l’ensemble de l’entreprise et peuvent ensuite financer n’importe quelle activité.

Le rapport Banking on Climate Change montre également en détail dans quelle mesure ces banques vont à l’encontre des conseils de l’AIE : l’année dernière, elles ont investi 185 milliards de dollars dans les cent entreprises énergétiques les plus engagées dans l’exploitation de nouveaux combustibles fossiles. Afin de respecter les lignes rouges tracées par l’AIE et le GIEC, ce montant doit être ramené à zéro cette année. Et la GFANZ ne contribuera pas à cela. Cela ne peut se faire que par une réglementation qui limite le financement du fossile, en interdisant dès aujourd’hui tout financement de nouvelles extractions et en réduisant suffisamment vite les flux d’argent vers le fossile.

Sur les soixante grandes banques, une seule montre l’exemple : en France, à la fin de l’an dernier, la Banque postale a décidé de ne plus financer les entreprises impliquées dans de nouvelles exploitations minières et de cesser complètement de financer les combustibles fossiles d’ici 203010.

La GFANZ a fait un effort de communication important à Glasgow, mais elle n’a pris aucun engagement concret pour freiner le financement des combustibles fossiles et d’autres secteurs polluants. Mark Carney, un envoyé spécial des Nations unies pour l’action et le financement en matière de climat, a dirigé le processus de création de la GFANZ. Il a pourtant essayé d’inclure les recommandations de l’AIE dans la GFANZ. Mais les banques n’ont rien concédé.

Le problème structurel sous-jacent de la GFANZ est qu’elle sous-traite au secteur financier privé la régulation des flux financiers de ce secteur, alors même qu’il vient de démontrer son incapacité à s’autoréguler. Seule la volonté politique d’aligner la réglementation des flux d’argent du secteur financier sur la science climatique peut nous faire avancer. Ce besoin est devenu de plus en plus pressant. Les prix de l’énergie avaient déjà considérablement augmenté avant le sommet sur le climat de novembre 2021, mais ils ont continué ensuite à augmenter. La guerre en Ukraine et la surenchère de sanctions dans laquelle le pétrole et le gaz jouent un rôle majeur ont fait exploser des prix qui étaient déjà élevés. En conséquence, le climat et l’approvisionnement en énergie sont devenus intimement liés.

Le gaz non russe nous bloque aussi

En mai, la Commission européenne a annoncé son plan Repower EU, visant à remplacer les deux tiers du gaz russe par des sources de gaz alternatives, par la production d’énergie renouvelable et par des économies d’énergie d’ici à la fin de 202211. Ce plan a également pour ambition de réduire la consommation de gaz de 30 % d’ici 2030. Mais il n’explique pas comment y parvenir concrètement12. Et ce qui est particulièrement frappant, c’est que, bien que présenté comme un programme visant à accélérer la transition énergétique, l’une de ses principales conséquences est son soutien politique aux investissements publics dans de nouvelles infrastructures gazières.

De nombreux dirigeants européens tentent coûte que coûte d’obtenir de nouveaux approvisionnements en gaz en dehors de la Russie afin d’éviter le manque de gaz en hiver. Nombre des nouveaux accords ne peuvent livrer davantage de gaz qu’en construisant de nouveaux sites d’extraction ou au moins de nouvelles infrastructures de transport ou de stockage du gaz. Par exemple, les États-Unis et l’UE ont conclu un accord pour exporter vers l’Europe du gaz de schiste extrêmement polluant13. Et, pour rendre possible cet approvisionnement accru en gaz de schiste, il faut d’abord investir des milliards d’euros dans la construction d’infrastructures gazières et cela peut prendre des années. Donc, le gaz n’arrivera évidemment pas à temps pour compenser une pénurie cet hiver. De plus, cette quête européenne se fait au détriment d’autres pays. Le nouveau gaz n’est pas immédiatement disponible et les approvisionnements existants qui vont à l’Europe ne sont pas disponibles pour d’autres pays qui en auraient besoin. Enfin, l’UE va directement à l’encontre des objectifs climatiques en lançant de nouvelles extractions et en construisant de nouvelles infrastructures. Même des pays comme les Pays-Bas et l’Allemagne vont exploiter de nouveaux gisements de gaz14.

Lors de l’élaboration de Repower EU, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, s’est inspirée des grandes entreprises énergétiques15. Mais ces entreprises ont tout intérêt à garder le robinet à fossiles ouvert, alors que c’est précisément le moment de le fermer.

Depuis le début de la guerre, quinze nouvelles demandes de projets d’importation ou de transport de gaz, pour un montant de26 milliards d’euros, ont été déjà déposées en Europe16, alors même que, d’après l’AIE et le GIEC, il n’y a plus de place pour de nouvelles infrastructures fossiles. De tels investissements ne font que nous bloquer davantage dans l’économie fossile dont il est si urgent de sortir.

Et c’est exactement pour cela que la mention, dans Repower EU, de nouveaux investissements publics dans le gaz est si néfaste. Les entreprises et les investisseurs privés savent qu’il est risqué d’investir aujourd’hui dans de nouvelles infrastructures et de nouveaux gisements de gaz, car, pour être rentables, ceux-ci doivent être opérationnels pendant une période longue, ce qui est incompatible avec la réalisation des objectifs climatiques. Ils ont donc besoin de garanties quant à la sécurité de leurs revenus, principalement sous la forme d’investissements publics qui assument les plus grands risques. Les nouveaux investissements publics dans le gaz sont donc un énorme gaspillage d’argent public parce qu’ils garantissent les profits des entreprises et des banques pour construire des infrastructures qui vont à l’encontre de ce qui est nécessaire pour le climat.

L’UE affirme qu’elle cherche d’autres fournisseurs de gaz au nom de la paix, mais elle conclut de nouveaux accords gaziers avec des pays tout aussi engagés dans des conflits.

Certains dirigeants veulent même rompre les engagements existants. En mai, le chancelier allemand Olaf Scholz a demandé à la Banque européenne d’investissement d’investir dans de nouvelles infrastructures gazières au Sénégal, alors que la banque avait adopté une interdiction d’investir dans de nouvelles infrastructures fossiles17. Pour l’instant, la banque d’investissement de l’Union européenne s’en tient à sa politique, mais le véritable test aura lieu à l’automne, lorsque la politique énergétique de la banque sera revue.

Conflits fossiles

Il est tentant de penser que la situation de guerre en Ukraine est en ce moment ce qui est le plus important. Mais en réalité, le climat et les conflits sont étroitement liés. Afin de déminer les conflits actuels et futurs, nous devons abandonner les combustibles fossiles à un rythme suffisamment rapide.

Tout comme en Ukraine, les combustibles fossiles jouent un rôle central dans de nombreux autres conflits. Par exemple, les guerres civiles au Sud-Soudan ont largement tourné autour du contrôle des champs pétrolifères nationaux18

. Le projet de gazoduc EastMed entre Israël, Chypre et la Grèce attise les tensions avec la Turquie19. Et les conflits en Irak, au Nigeria, au Mozambique ou dans la mer de Chine méridionale sont aussi directement causés par le pétrole et le gaz20. L’UE affirme qu’elle cherche d’autres fournisseurs de gaz au nom de la paix, mais nombre des accords gaziers qu’elle a conclus ces derniers mois l’ont été avec des pays en conflit et qui font fi des droits de l’homme, comme par exemple l’accord qu’elle a conclu avec Israël et l’Égypte.

En outre, les combustibles fossiles mènent aussi indirectement à des conflits. Le réchauffement du climat provoque des sécheresses, des inondations et des feux de forêt, qui entraînent à leur tour des famines, une pénurie de matières premières et des millions de réfugiés climatiques. Le terrain parfait pour des conflits.

Investir aujourd’hui dans de nouveaux combustibles fossiles — quelle qu’en soit la raison — constitue donc une attaque contre l’avenir de l’humanité et de la planète. Il est absurde de prétendre construire des infrastructures fossiles au nom de la paix.

La normalité ne reviendra pas

Nous sommes actuellement dans une parfaite tempête de guerre : l’inflation avec, surtout, la flambée des prix de l’énergie et des denrées alimentaires, un risque élevé d’instabilité économique et une horloge climatique qui tourne. Malgré la gravité de ces crises interdépendantes, les responsables politiques nationaux et européens actuels ne parviennent pas à faire de la résolution de ces problèmes une véritable priorité. Ils ne sont pas prêts à adopter une politique qui donne la priorité à l’aspect social et acceptent l’idée que nous ne puissions pas revenir à la normale. La méthode utilisée jusqu’ici consistant à laisser le marché résoudre les problèmes a causé trop de dégâts et ne peut nous aider. Nous ne nous en sortirons que si nous changeons radicalement de cap.

Comme lors de la crise du coronavirus, nous devons examiner quelles activités économiques sont essentielles et lesquelles ne le sont pas.

Pour le problème du climat et de l’énergie, cela signifie qu’en plus de la mise à l’arrêt progressif des combustibles fossiles, nous devons également nous concentrer sur la manière dont nous allons réaliser la transition et sur la façon dont nous allons la financer.

Pendant la crise du coronavirus, nous avons examiné quelles activités économiques étaient essentielles et lesquelles ne l’étaient pas. Cette situation d’urgence rend légitime de faire à nouveau cela, et d’organiser cette fois-ci un débat démocratique sur ce sujet en mettant l’accent sur les combustibles fossiles21.

Nous devons utiliser l’argent et les infrastructures que nous retirons actuellement de la Russie pour intervenir en profondeur dans les économies belge et européenne. Nous devons oser envisager des possibilités, jusqu’ici impensables, de développer les énergies renouvelables et de réaliser des économies d’énergie22. De cette façon, nous pouvons décider de rendre chaque bâtiment et chaque maison efficace sur le plan énergétique le plus rapidement possible. Nous pouvons arrêter les subventions aux voitures de société et utiliser ce budget pour des investissements dans les transports publics et la mobilité partielle. Nous pouvons concevoir un système dans lequel chacun est autorisé à prendre de temps en temps l’avion, mais pas de manière illimitée. Un système sans les vols à vide ni les vols de courte distance. Nous devons faire des choix quant aux activités industrielles qui consomment énormément d’énergie et n’ont pas leur place dans une économie durable. Avons-nous vraiment besoin d’une nouvelle usine de plastique, dont nous savons qu’elle est nocive pour l’être humain et pour la planète23 ?

Au-delà du Green Deal

Depuis plus de dix ans, le gouvernement intervient à grande échelle pour résoudre les crises économiques. Mais d’énormes quantités d’argent public ont été utilisées principalement pour renflouer les banques et les entreprises, tandis que le reste de la société supportait les coûts. Une intervention massive des pouvoirs publics sera également nécessaire dans cette crise, mais, pour donner la priorité à la collectivité, nous devons travailler à la création d’une autonomie énergétique et à la limitation du réchauffement climatique d’une manière socialement juste.

Pour cela, nous avons besoin d’un vaste programme d’investissement public qui va au-delà du Green Deal européen et du Fonds de relance mis en place en Europe pendant la crise du coronavirus24. Un programme de plus grande envergure et axé sur la réalisation de projets et d’infrastructures adaptés à la société plus que sur la garantie de profits pour les investisseurs et les grandes entreprises.

Pour que le Green Deal européen devienne une stratégie qui nous permette réellement d’opérer la transition vers une économie sans combustibles fossiles d’une manière socialement juste, nous devons non seulement faire plus, mais aussi changer la conception et la philosophie qui le sous-tendent. Le Green Deal actuel repose en grande partie sur l’utilisation de fonds publics pour attirer des investisseurs privés (grandes banques et fonds d’investissement) afin d’accroître les investissements. Cet argent public provient du budget européen, du budget des États membres et de banques publiques telles que la Banque européenne d’investissement au niveau européen et la Société fédérale de participation et d’investissement au niveau national. Les gouvernements et les banques travaillent ensemble pour réaliser la transition. Cela peut  sembler une bonne chose à première vue. Mais ce qui se passe avant tout, c’est que l’argent public est utilisé pour garantir les profits des investisseurs privés.

C’est la construction typique derrière les partenariats public-privé. Dans le domaine de l’aide au développement également, nous voyons depuis longtemps des formes de ce que l’on appelle par euphémisme le « financement mixte ». Les investissements publics internationaux attirent ensuite les investisseurs privés pour construire, par exemple, des hôpitaux dans des pays pauvres25. Le problème est alors que ces hôpitaux doivent  souvent travailler dans une logique commerciale en générant des revenus pour les investisseurs privés, sans contribuer à améliorer l’accès local aux soins de santé. Et si les revenus de ces hôpitaux sont inférieurs aux prévisions, ce sont les investisseurs publics qui doivent en supporter les risques.

Ce qui se passe dans ce processus, c’est donc une nationalisation des risques ou des pertes potentielles et une privatisation des bénéfices. Il est important de garder cela à l’esprit lors du financement de la transition. Dans une étude sur les investissements nécessaires à la transition climatique réalisée pour la Commission européenne, le bureau de consultants McKinsey a estimé que moins de la moitié des investissements nécessaires sont commercialement intéressants. Les investisseurs privés le savent. Et tandis qu’aux sommets sur le climat, ils annoncent à grands roulements de tambour qu’ils vont injecter tout leur argent pour sauver le climat, dans des endroits comme Davos, les investisseurs montrent le revers de la médaille. Larry Fink, le PDG de Blackrock, le plus grand fonds d’investissement au monde avec plus de 10 000 milliards de dollars d’investissements26 et membre éminent de la GFANZ27, a parlé de la transition climatique lors de la réunion virtuelle de Davos de cette année. Il gère énormément d’argent et il veut certainement investir dans cette transition, mais « le bilan de l’État doit servir d’assurance au “premier risque” pour la transition écologique ». Il ne veut donc investir que si les pouvoirs publics supportent les risques. Mark Blyth a bien saisi le sous-entendu du message de Larry Fink : « Nous voulons une transition. Mais celle-ci ne sera pas équitable28. »

Dans un webinaire du G20, le président de la BEI, Eduard Heger, a suivi le raisonnement de Blackrock : « Notre objectif est d’apporter quelque chose qui séduit et attire les autres acteurs du marché. […] Nous savons que si nous ne rendons pas les projets plus attrayants pour les investisseurs privés, nous faisons quelque chose qui n’est pas bon. Ce n’est nulle part plus important que dans le financement du climat29. »

Cette attitude de la Banque européenne d’investissement se traduit également dans la pratique. Depuis 2020, la banque a prêté plus de 7 milliards d’euros pour des projets non fossiles à des multinationales de l’énergie comme ENI et Total. Ces milliards d’argent public européen garantissent les bénéfices des entreprises qui exploitent de nouveaux gisements de pétrole et de gaz et versent des dividendes sans précédent, pendant que les citoyens européens sont appauvris par les prix élevés de l’énergie.

Les milliardaires du monde entier ont gagné plus de 3 700 milliards de dollars supplémentaires pendant la crise du coronavirus30. Si nous suivons Blackrock, ils utiliseront également la transition verte comme prétexte pour gagner encore plus d’argent. Une mission importante consiste donc à faire du Green Deal européen un programme d’investissement public dans lequel les rares ressources publiques sont utilisées au profit de la société et non pour garantir les profits des super-riches.

Comment les gouvernements peuvent-ils financer cela ? Le plus évident est d’augmenter les recettes fiscales en taxant les bénéfices excessifs des entreprises du secteur de l’énergie comme de ceux d’autres secteurs et en mettant à contribution les grandes fortunes.

Le revenu de ces taxes est une base nécessaire. Mais il faudra également mobiliser des moyens plus importants que ceux obtenus par une fiscalité équitable. Les banques centrales doivent donc également intervenir. Aujourd’hui, elles sont dans une impasse : l’inflation a augmenté et de nombreuses banques centrales relèvent les taux d’intérêt pour tenter de la maîtriser. Mais une hausse des taux d’intérêt rend également les prêts pour les investissements dans la transition plus chers et donc l’emprunt plus difficile pour les gouvernements. S’attaquer à l’inflation en augmentant les taux d’intérêt risque donc de devenir en même temps un frein aux investissements dont nous avons besoin.

Ce que fait avant tout le Green Deal européen, c’est utiliser l’argent public pour garantir les profits des super-riches.

Une solution peut être trouvée dans une nouvelle forme de coopération entre les banques centrales et les banques d’investissement publiques qui ont un mandat clair pour financer une transition socialement juste. Concrètement, cela signifie que nous n’injections plus la création monétaire des banques centrales dans les marchés financiers, comme cela s’est produit à grande échelle au cours des quinze dernières années. Ce qui a eu pour conséquence que le bilan de la BCE est sept fois plus important qu’avant la crise financière de 2008 et qu’il s’élève désormais à plus de 8 000 milliards d’euros, soit plus de la moitié de l’économie européenne31.

Même si nous ne donnons qu’une partie de cet astronomique flux d’argent aux gouvernements pour financer une transition juste, nous pouvons financer de nombreux projets sans avoir à utiliser l’argent public pour satisfaire la soif de profit des multinationales de l’énergie et des investisseurs. Si l’argent de la banque centrale va aux banques d’investissement publiques telles que la Banque européenne d’investissement et les banques d’investissement publiques nationales, ces banques auront plus de poids pour financer à grande échelle des projets moins rentables.

En Belgique, nous pouvons faire de Belfius une banque pour le climat. Cette banque est déjà détenue à 100 % par l’État. En faire une véritable banque d’investissement publique et contrôlée démocratiquement est une question de volonté politique. La Banque européenne d’investissement a elle aussi besoin d’un changement de cap pour axer sa stratégie climatique sur le financement de projets et de services publics qui nous donnent plus d’autonomie et de contrôle démocratique sur les approvisionnements énergétiques. Ce type d’investissement social pour notre avenir n’est possible que si nous donnons aux pouvoirs publics les moyens nécessaires pour les réaliser via la création monétaire32.

Annulation de la dette pour une transition équitable

Les pays riches doivent prendre l’initiative de rendre leurs économies exemptes de combustibles fossiles. Mais nous devons également nous regarder dans le miroir et revoir notre relation avec les pays du Sud.

Il y a dix ans, 100 milliards de dollars d’aide climatique ont été promis aux pays pauvres, mais ils ne sont toujours pas apparus33. Et ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg. En effet, à cause du commerce inéquitable, c’est le Sud qui aide au développement du Nord et non l’inverse34 : pour chaque dollar d’aide au développement versé par les pays riches, trente dollars repartent du Sud vers le Nord.

En plus de supporter le poids du réchauffement climatique et des guerres, beaucoup de pays du Sud souffrent aujourd’hui de la hausse des prix des denrées alimentaires et d’une dette faramineuse. Une dette sur laquelle ils paient souvent des taux d’intérêt usuraires, y compris à des banques en Belgique.

Les pays du Sud ont besoin de toute urgence d’un allègement de la dette de la part de leurs créanciers tant publics que privés. Un allégement drastique de la dette leur donnerait la marge de manœuvre nécessaire pour construire une prospérité durable, contribuer à protéger notre climat et éviter les conflits violents.

Un tel allégement de la dette est une décision politique simple qui a déjà été prise plusieurs fois35, mais pas à une échelle suffisamment grande et chaque fois liée à des conditions destructrices. Nous ne pouvons pas exiger une politique d’austérité stricte en échange d’un allégement de la dette, car cela limiterait une nouvelle fois les possibilités de développement durable.

C’est le moment d’apporter du changement. En peu de temps, la guerre en Ukraine a déjà sérieusement ébranlé les relations politiques et économiques internationales. Dans cette nouvelle réalité, nous devons revoir en profondeur nos relations avec le Sud et les baser sur une coopération économique équitable.

Ce n’est qu’en donnant aux pays du Sud la possibilité de construire, comme nous, leur autonomie énergétique et leur prospérité que nous pourrons garantir la stabilité mondiale et nous attaquer ensemble au problème du climat.

La seule option réaliste

Sortir du pétrole et du gaz, contrôler le réchauffement climatique, éviter de nouveaux conflits et enfin soutenir pleinement les pays du Sud : cela semble être des objectifs divergents, voire contradictoires. Pourtant, ils sont intimement liés. Nous ne pouvons pas aborder pleinement l’un sans nous pencher également sur l’autre. Tous exigent de repenser notre économie et de mettre en place des plans d’investissement à grande échelle. C’est en définitive la seule option vraiment réaliste pour stabiliser la situation au niveau international.

 

Avec l’aide de Jozef Vandermeulen, responsable du contenu chez FairFin, et Arvo Desloovere, stagiaire chez FairFin
  1. Dries De Smet, Christoph Meeussen et Heleen Debeuckelaere, « Some middle-class people are really screwed », De Standaard, 30 avril 2022.
  2. « Energy poverty looms as cost of living increases : Data behind the difficulties », Eurofound, 3 août 2022.
  3. Martin Sandbu, « The investment drought of the past two decades is catching up with us », Financial Times, 20 juillet 2022.
  4. Depuis l’année dernière, l’influente Agence internationale de l’énergie (AIE) a finalement admis qu’aucune nouvelle source de pétrole et de gaz ne devrait être exploitée pour respecter l’objectif de l’Accord de Paris sur le climat, à savoir un réchauffement de 1,5 degré. Cette année, dans le contexte de la guerre en Ukraine, l’AIE a fait une exception pour l’Afrique, qui est toujours autorisée à développer de nouveaux champs gaziers. L’AIE elle-même admet que ces investissements présentent un risque économique important, car ils ne sont pas compatibles avec les objectifs climatiques. Plusieurs ONG africaines s’opposent à cet virage pris par l’AIE. Mais des recherches universitaires ont refait les travaux de l’AIE et ont conclu que même les mines de charbon, les gisements de pétrole et de gaz existants contiennent déjà 40 % de combustibles fossiles de trop pour atteindre les objectifs de Paris. Une différence dans la méthodologie est que cette étude ne prend pas en compte la capture du CO2. Voir « Net Zero by 2050 », International Energy Agency, mai 2021 ; et « Existing fossil fuel extraction would warm the world beyond 1.5 °C », Environmental Research Letters, volume 17, n° 6, 17 mai 2022.
  5. « Big Oil offers big returns but keeps spending tight », Reuters, 3 août 2022.
  6. Depuis des décennies, l’industrie travaille sur des technologies permettant de capter le CO2 au moment de l’émission (ou de le retirer ultérieurement de l’air) et de le stocker physiquement afin qu’il ne se retrouve pas dans l’atmosphère. Mais alors que ces technologies n’ont pas encore prouvé leur efficacité à grande échelle ou leur viabilité économique, de nombreuses entreprises utilisent la perspective de leur application à grande échelle comme une excuse pour continuer à émettre à grande échelle aujourd’hui et ne pas s’engager pleinement à transformer leur production pour que celle-ci devienne respectueuse du climat. Les mécanismes naturels de compensation ont le même objectif. Par exemple, une entreprise investira dans un projet où des arbres sont plantés et utilisera le CO2 que ces arbres peuvent retirer de l’air comme prétexte pour continuer à émettre. Des calculs de ce type ne sont pas scientifiquement fondés. De plus, ces projets impliquent souvent l’expropriation de la population locale, généralement dans les pays du Sud. Les entreprises du secteur de l’énergie qui continuent à exploiter de nouveaux gisements de gaz et qui se cachent derrière ces technologies et compensations pour prétendre qu’elles sont respectueuses du climat sont un bon exemple de cette pratique. Même les banques se dissimulent derrière cela pour continuer à légitimer les investissements dans ces entreprises. Mais les experts du climat et les scientifiques sont beaucoup moins optimistes. Un grand nombre d’entre eux comptent sur le CCS (Carbon Capture and Storage, la capture du CO2) à l’avenir, mais ils le considèrent, à juste titre, comme l’un des nombreux outils dont nous disposons et certainement pas comme un argument pour légitimer de nouvelles émissions aujourd’hui. L’AIE, par exemple, mise sur une importante capture du CO2 et souligne dans le même temps que nous devons immédiatement cesser d’extraire de nouveaux gisements de pétrole et de gaz.
  7. Owen Walker et Camilla Hodgson, « Carney-led finance coalition has up to $130tn funding committed to hitting net zero », Financial Times, 3 novembre 2021.
  8. « Fossil Fuel Finance Report 2022 », Banking on Climate Chaos, 30 mars 2022.
  9. «Oil & gas industry », ING ; « KBC Group Energy Credit, Insurance and Advisory Services Policy », KBC, mars 2022.
  10. « Engagement de La Banque Postale envers la planète », Le Groupe La Banque Postale.
  11. « REPowerEU : A plan to rapidly reduce dependence on Russian fossil fuels and fast forward the green transition », REPowerEU, 18 mai 2022.
  12. « REPowerEU calls for stronger EU Green Deal implementation », E3G, 18 mai 2022.
  13. Clifford Krauss, « Europe and the U.S. Make Ambitious Plans to Reduce Reliance on Russian Gas », New York Times, 25 mars 2022.
  14. « UPDATE 1-Netherlands, Germany to jointly develop new gas field in North Sea », Reuters, 1er juin 2022.
  15. @vonderleyen, « A real EU approach to buying and storing gas is key to make prices go down. I discussed with energy CEOs and @ert_eu how to diversify supply and reduce demand for gas. We will set a group of industry experts to help reduce our dependency. », Twitter, 23 mars 2022.
  16. Wester Van Gaal, « No new EU gas infrastructure needed despite war », Euobserver, 5 avril 2022.
  17. Julian Wettengel, « Build up new global gas supply chains rather than fight over existing volumes — chancellor Scholz », Clean Energy Wire, 2 juin 2022.
  18. Michael Klare, « 7 Places Where Fossil Fuels Are Fueling Conflict », Mother Jones, 9 juillet 2014.
  19. Thodoris Chondrogiannos, « How gas causes geopolitical conflicts — An explainer », Investigate Europe, 23 novembre 2020.
  20. Voir notamment « UK support for Mozambique gas plant fuelling conflict — Friends of the Earth », The Guardian, 15 avril 2021 ; Uche Igwe, « A political economy perspective on oil and conflict in Nigeria’s Niger Delta », LSE Blog, 16 septembre 2020 ; Nafeez Ahmed, « Iraq invasion was about oil », Guardian, 20 mars 2014 ; Helen Clark, « Oil and gas fueling South China Sea tensions », Asia Times, 22 juillet 2020.
  21. « De schoonste energie is de energie die we niet verbruiken », De Standaard, 11 mars 2022.
  22. Nick Meynen, « Are we fighting the wrong war ? », META, 18 mars 2022.
  23. « Vlaams klimaatbeleid aan de INEOS-ketting », Ineos Will Fall.
  24. « European Green Deal : Report shows fundamental flaws on financing », Counter-Balance, 20 octobre 2021.
  25. Nicholas Hildyard, « A study in financial extraction : Lesotho’s national referral hospital : Infrastructure, Financial Extraction and the Global South », Licensed Larceny, 2016.
  26. « BlackRock surges past $10tn in assets under management », Financial Times, 14 janvier 2022.
  27. « From ambition to action — the path to net zero », BlackRock, 2022.
  28. Watson Institute for International and Public Affairs, « Mark Blyth — Asset Manager Capitalism », YouTube, 2 février 2022.
  29. « EIB President highlights importance of public-private infrastructure investment to accelerate sustainable recovery at G20 meeting », European Investment Bank, 4 juin 2022.
  30. « Profiting from pain », Oxfam, 23 mai 2022.
  31. « Annual consolidated balance sheet of the Eurosystem », European Central Bank, 17 février 2022.
  32. « La “monnaie volontaire”, un outil pour restaurer le bien commun », Le Soir, 23 mars 2022.
  33. Jocelyn Timperley, « The broken $100-billion promise of climate finance — and how to fix it », Nature, 20 octobre 2021.
  34. « Imperialist appropriation in the world economy : Drain from the global South through unequal exchange, 1990–2015 », Global Environmental Change Volume 73, mars 2022.
  35. « Multilateral Debt Relief Initiative — Questions and Answers », IMF, 28 juillet 2017

Source : Lavamedia

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.