L’angle mort écologique de la course aux semi-conducteurs

Les luttes en cours autour de la fabrication des puces électroniques illustrent la centralité de ses composants pour la double transition énergétique et numérique. Elles démontrent aussi la persistance d’un impensé majeur dans ce domaine : l’impact environnemental de leur fabrication, à commencer par leur besoin en eau.

 

« L’Europe ne peut pas rester en dehors de la course technologique pour les semi-conducteurs du futur. Tous nos grands partenaires internationaux investissent massivement dans ce secteur, car il est essentiel pour nos industries, nos économies, nos sociétés. L’Europe ne peut pas regarder passer les trains. Nous devons nous lancer dans la course. » [1]

Voilà comment la Commission européenne a annoncé, il y a un peu plus d’un an, le lancement du processus pour l’adoption d’un « paquet législatif sur les semi-conducteurs » (mieux connu sous le nom de Chips Act en anglais). Cette initiative faisait suite à des plans similaires adoptés en particulier par les États-Unis et par la Chine, sur fond de pénurie mondiale de puces et de rivalité géopolitique et technologique de plus en plus exacerbée [2].

Les puces électroniques constituent en effet un composant indispensable d’un nombre croissant de biens et services, des plus sophistiqués (avions militaires) aux plus basiques (brosses à dents), dont la demande va être appelée à croître de façon exponentielle sous le double coup de la transition numérique et énergétique [3]. Récemment, c’est l’engouement autour des intelligences artificielles (IA) génératives du type ChatGPT [4] qui a fait bondir les cours boursiers des principaux fabricants mondiaux de semi-conducteurs, dans la mesure où si les applications commerciales de ces nouvelles IA ne sont pas encore évidentes, une chose est sûre : elles auront besoin de puces pour fonctionner [5].

Concentration économique et géographique extrême

Or, la fabrication de ces puces électroniques étant une entreprise particulièrement intensive en capital, son industrie s’est progressivement concentrée autour d’un (très) faible nombre d’acteurs, de moins en moins nombreux à mesure que l’on avance vers les puces les plus performantes [6]. Le Taïwanais TSMC contrôle ainsi à lui seul 58,5% du marché mondial des semi-conducteurs, suivi par le Coréen Samsung (15,8%) [7], mais cette proportion monte à plus de 90% pour les puces de dernière génération, dont dépendent notamment les armées chinoises et américaines… De quoi mieux comprendre l’importance stratégique de l’île dans la rivalité qui oppose les deux superpuissances. [8]

De quoi expliquer aussi, plus largement, la course à la souveraineté et à la résilience dans laquelle l’Union européenne a donc décidé de se lancer à son tour, l’impact dévastateur de la pénurie de 2021-2022 sur la puissante industrie automobile allemande ayant notamment servi d’électrochoc [9]. Néanmoins, à lire différents analystes, le plan européen souffrirait à la fois d’un manque d’ambition et des lenteurs caractéristiques du processus législatif communautaire, comme l’explique par exemple le cabinet de consultance Roland Berger : « Le montant du plan européen [43 milliards d’euros, NDLR] est nettement inférieur aux 200 milliards de dollars du plan chinois, aux 223 milliards de dollars de celui des États-Unis et aux 450 milliards de dollars de celui en Corée du Sud. On voit mal comment l’Europe pourrait gagner des parts dans la production de puces sur la Corée du Sud, Taïwan, la Chine ou les États-Unis. » [10]

Comme pour lui donner raison, certains des projets emblématiques de cette volonté de (re)localisation industrielle en Europe patinent d’ailleurs un peu, d’autant que les fabricants concernés ont beau jeu de faire jouer la concurrence entre États pour maximiser les subsides perçus. Intel, par exemple, avait annoncé il y a un an vouloir construire une méga-usine en Allemagne en échange d’un subside de plusieurs milliards d’euros, mais elle cherche maintenant à en obtenir davantage, en arguant entre autres de la hausse des coûts de l’énergie et des nouvelles perspectives ouvertes aux États-Unis par l’adoption de l’Inflation Reduction Act (IRA) [11].

Angle mort environnemental

Il y a pourtant un autre aspect du plan européen qui a été peu critiqué alors même qu’il en constitue une faiblesse autrement plus problématique [12] : l’absence quasi totale de considération environnementale dans les objectifs poursuivis et les moyens déployés. Comme le souligne un des rares articles à avoir pointé le problème [13], le texte européen reconnaît pourtant que « les technologies numériques, qu’elles soient fabriquées ou utilisées, ont leur propre empreinte sur l’environnement, qu’il s’agisse de l’émission de gaz à effet de serre fluorés lors de la fabrication ou de la consommation importante d’énergie lors de la production et de l’utilisation. »

Et pourtant, toujours selon l’article, « la proposition législative ne prend en compte l’impact environnemental que sur la base des performances du produit final, c’est-à-dire la manière dont les nouvelles générations de puces tendent à rendre les appareils connectés et l’infrastructure des TIC plus efficaces sur le plan énergétique. » De quoi pousser le journaliste à considérer que « la proposition n’aborde pas la question de la conciliation de cette initiative avec l’autre grande priorité de l’UE, à savoir la transition écologique. »

Car, comme l’explique de son côté une chercheuse interviewée dans le même article, « l’industrie des semi-conducteurs est l’une des plus gourmandes en ressources au monde », une étude de 2020 ayant même conclu qu’elle représentait la proportion la plus importante de l’impact climatique du numérique au sens large [14]. Et la situation empire à chaque nouvelle génération de puce, que ça soit en termes de consommation de ressources et d’énergie, de production de déchets toxiques ou encore d’utilisation d’eau.

Victime et facteur aggravant des pénuries d’eau

Sur ce dernier point, le média en ligne Siècle Digital rappelle à quel point l’eau constitue « le support de toute l’industrie des semi-conducteurs » [15]. TSMC en consommerait ainsi près de 200 000 tonnes par jour à Taïwan pour fabriquer ses puces. Problème : depuis plusieurs années, le pays connaît des sécheresses records appelées à se multiplier et à s’intensifier sous l’effet du réchauffement climatique. La situation a été si critique en 2021 que les agriculteurs ont été privés d’irrigation pour que les usines à puces puissent continuer à tourner…

La situation est similaire en Corée du Sud, où Samsung dispose notamment du plus grand complexe de production de semi-conducteurs au monde, suscitant de nombreuses craintes quant au rejet des eaux contaminées dans les cours d’eau : « En vertu de la législation sud-coréenne, les entreprises doivent maintenir les niveaux d’éléments potentiellement nocifs, tels que le cuivre et le fluor, dans les eaux usées en deçà des seuils prescrits. Mais Kim et d’autres citoyens inquiets affirment qu’en raison du volume d’eau qui s’écoule des usines de semi-conducteurs en pleine expansion, même en respectant les limites légales, le cuivre et le fluor pourraient encore créer de la toxicité et perturber l’écosystème local. Les températures élevées des eaux usées font également monter la température des cours d’eau naturels environnants, provoquant une prolifération d’algues qui peut perturber l’écoulement et entraîner une stagnation. » [16]

Difficile de ne pas faire le lien avec les sécheresses historiques qui ont également frappé l’Europe ces dernières années, débouchant sur des conflits d’usage dont la lutte autour des mégabassines en France offre notamment une illustration aussi dramatique que violente [17]. Dans ce contexte, la volonté européenne de « rester dans la course » aux semi-conducteurs – et plus largement à la numérisation tous azimuts – sans s’interroger suffisamment sur l’impasse environnementale qu’elles représentent pose singulièrement question. Certes, il faut dénoncer la situation actuelle de dépendance et de vulnérabilité économique européenne face aux puissances numériques américaines et chinoises. Mais si l’UE est sérieuse dans sa volonté de défendre une « troisième voie » en matière de numérisation – ce dont il est encore permis de douter [18] – alors celle-ci doit impérativement commencer par poser l’enjeu de la sobriété, voire même de la décroissance numérique [19].

 

Source: Gresea

 

Notes:

[1] « EU Chips Act : le plan de l’Europe pour redevenir leader mondial des semi-conducteurs », Déclaration de la Commission européenne, Bruxelles, 8 février 2022.

[2] E. Morozov, « Doit-on craindre une panne électronique ? », Le Monde diplomatique, août 2021.

[3] Ibid.

[4] Lire : C. Leterme, « ChatGPT : l’IA générative qui bouleverse le numérique », GRESEA, 9 mars 2023 : https://gresea.be/ChatGPT-l-IA-generative-qui-bouleverse-le-numerique.

[5] Y. Yu, « Nvidia and other chipmakers reap ChatGPT rewards », Asia Nikkei Review, 3 avril 2023.

[6] R. Larson, « The Processor Chip Industry Is Another Ugly Capitalist Oligopoly », Jacobin, 18 février 2022.

[7] « Leading semiconductor foundries revenue share worldwide from 2019 to 2022, by quarter », Statista, 14 mars 2023.

[8] À ce propos, lire : C. Leterme, « Saut de « puce » américain à Taïwan », CETRI, 8 août 2022 : https://www.cetri.be/Saut-de-puce-americain-a-Taiwan.

[9] « Pénurie de puces électroniques : la production Volkswagen amputée de près de moitié l’an dernier à Wolfsburg », RTBF, 16 février 2022.

[10] Cité dans : R. Loukil, « Le plan européen dédié aux semi-conducteurs n’est pas à la hauteur des ambitions, juge Roland Berger », L’usine nouvelle, 21 septembre 2022.

[11] M. Eddy, « Germany Wants More Chip Makers, but They Won’t Come Cheap », The New York Times, 27 mars 2023.

[12] Que l’on retrouve d’ailleurs dans un autre règlement européen étroitement lié au Chips Act, la « Réglementation européenne sur les matières premières critiques » censée notamment sécuriser nos approvisionnements en métaux critiques pour la « double transition écologique et numérique » … dont ceux qui permettent de fabriquer les fameux semi-conducteurs.

[13] L. Bertuzzi, « What the Chips Act doesn’t say : The environmental challenge of producing semiconductors », Euractiv, 24 février 2022.

[14] U. Gupta, et al., « Chasing Carbon : The Elusive Environmental Footprint of Computing », in 2021 IEEE International Symposium on High-Performance Computer Architecture (HPCA), Seoul, Korea (South), 2021 pp. 854-86.

[15] B. Terrasson, « À Taïwan, la sécheresse menace la production de semi-conducteurs, encore », Siècle Digital, 31 mars 2023.

[16] S. Borowiec, « South Korea’s chip ambitions threaten big environmental toll », Asia Nikkei Review, 14 décembre 2022.

[17] R.-K. Pagès, « Méga-bassines : une guerre de l’eau dans une crise mondiale », le Media.tv, 24 mars 2023.

[18] Notamment au vu des ambiguïtés de la stratégie numérique européenne. Lire, par exemple : D. James, « The European Union’s Digital Trade Rules : Undermining European Policy to Rein in Big Tech », Rapport pour le Groupe de la gauche au Parlement européen, mars 2023.

[19] Sur ces questions, lire notamment : « Articuler les justices numérique et environnementale : un dialogue Nord-Sud », CETRI, septembre 2022 : https://www.cetri.be/Articuler-les-justices-numerique-5997.

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