L’Amérique Latine entre turbulence et résistance

Sociologue installé en Amérique Latine depuis de nombreuses années, Romain Migus est un observateur privilégié du rôle des mouvements sociaux qui ont réussi à contrecarrer les politiques d’austérité du FMI depuis plus d’une décennie. Alors que la droite est actuellement en train de récupérer des espaces de pouvoir – tant au Venezuela qu’en Argentine- et continue à menacer la Bolivie et l’Equateur avec l’appui des Etats-Unis, nous nous demandons quels sont les défis des processus révolutionnaires dans l’immédiat et dans la durée. Romain Migus répond à nos questions.

 

Commençons par le début. Après avoir souffert des politiques du FMI pendant les années 80 et 90, les mouvements sociaux d’Amérique Latine firent émerger au début des années 2000 des leaders qui, pour la première fois, ressemblaient à leurs peuples : Evo, Lula, Chavez… Comment ce bouleversement politique a t-il été rendu possible ?

Après la chute du mur de Berlin et le démembrement de l´Union Soviétique, la gauche – c´est à dire tous ceux qui portaient un discours et une pratique politique orientés à la défense du travail et des classes populaires – s´est trouvée brusquement orpheline de ce qui fut le grand référent des luttes au cours du XXe siècle. Du coup, face au néolibéralisme triomphant, il a fallu se réinventer.

Ce n´est pas un hasard si les premières révoltes contre la « fin de l´Histoire » nous vinrent de l´Amérique Latine puisque, dès 1973 et le coup d´Etat de Augusto Pinochet, ce continent a été le laboratoire de l´implantation des théories néolibérales. En 1989 d´abord, la révolte du Caracazo au Venezuela a matérialisé dans le sang des victimes (2000 morts) le refus de ce modèle économique générateur de misère et d´exclusion sociale. De même, le cri de la jungle Lacandone et l’irruption sur le devant de la scène de l´Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) s´inscrivaient dans ce rejet du modèle néolibéral et la construction d´alternatives.

Face aux bouleversements et aux renoncements d´une gauche dont le but avait toujours été la prise de pouvoir, on a pu constater à cette époque l´émergence d´une nouvelle gauche radicale en rupture avec le marxisme « orthodoxe », ses pratiques politiques et sa phraséologie.

Racontez-nous de quelle façon la gauche s’est renouvelée

Les mouvements sociaux remplacèrent les partis, les « multitudes » se substituèrent aux classes sociales. Puisque le « Pouvoir » ne correspondait plus au Pouvoir d´Etat, comme l´ont ensuite souligné certains auteurs de l´époque (je pense évidemment à John Holloway, figure intellectuelle incontournable de ce changement d´Epistémè), l´organisation d´une partie de la société en vue de gagner les espaces politiques de l´administration de l´Etat devint une chimère.

Les mouvements sociaux se révélèrent néanmoins être une puissante force de lutte contre les conséquences du néolibéralisme, plus à même de convoquer et d´organiser les populations que les structures traditionnelles de contestation (partis communistes ou révolutionnaires, syndicats) en crise depuis la disparition du bloc soviétique.

Tant le Mouvement des Sans Terres au Brésil (MST) que la Confédération des Nationalités Indigènes (Conaie) en Equateur ou encore les associations de voisinages en Bolivie et le mouvement Piqueteros en Argentine, tous ont joué un rôle prépondérant non seulement dans la résistance au Consensus de Washington mais aussi pour imposer dans l´agenda politique de leurs pays respectifs des idées « nouvelles » (l´écologie politique ou l´égalité de genre) ainsi que des sujets aussi anciens que la lutte des classe : justice sociale, vivre-ensemble, éducation, santé publique de qualité, etc.

Ces années de lutte ont été un réservoir d´idées mais aussi de pratiques politiques et discursives pour faire émerger un nouveau leadership régional. Face à des peuples dévastés par deux décennies de néolibéralisme, le discours anti-néolibéral et patriotique s´est avéré comme le mieux à même de porter une alternative au pouvoir.

Mais justement, ne s´était-on pas éloigné à travers l´idéologie « mouvementiste » de la prise du pouvoir ?

Si les mouvements sociaux des années 90 ont bien évidemment aidé à construire une alternative politique crédible et légitime, ce ne sont pas eux qui ont pris le pouvoir (dans certains cas, comme en Equateur, la Conaie n´a d´ailleurs pas soutenu la candidature de Rafael Correa en 2006). Les alliances politiques et les leaders qui les représentaient ont effectivement repris à leur compte toute une série de revendications des mouvements sociaux mais ils ont, pour prendre le pouvoir, établi une série d´alliance avec des secteurs de la population qui n´ont jamais été partie prenante des luttes des années précédentes.

Pour prendre le contrôle de l´Etat et changer la réalité sociale des citoyens, il a été nécessaire de construire une nouvelle hégémonie politique qui va bien au-delà des simples courants de gauche ou des mouvements sociaux.

Une fois au pouvoir, les gouvernements des Chavez, Lula, Evo, Correa, ou des Kirchner ont appliqué des politiques sociales qui ont vidé le discours des mouvements sociaux de leur substance. Par ailleurs, beaucoup d´acteurs de ces années de lutte ont été cooptés par l´appareil d´Etat ou par les nouveaux partis créés pour répondre aux attentes électorales.

Si l´on devait acter la rupture définitive entre les défenseurs de l´idéologie « mouvementiste » et les partisans du socialisme du XXIe siècle, je crois qu´il faut revenir au 27 janvier 2006. Ce jour-là, en conclusion du Forum Social Mondial à Caracas, Hugo Chávez rappela la nécessité de la prise de pouvoir pour améliorer les conditions de vie des peuples latino-américains et construire une société plus juste. Dix ans plus tard, ce débat peut apparaitre surréaliste, surtout chez les plus jeunes, mais à l´époque le discours de Chavez avait provoqué un tollé et suscité une rupture idéologique qui aujourd´hui a pris des tournures parfois très violentes entre certains tenants de l´ultragauche et les gouvernements progressistes au pouvoir.

Sauf que l´on peut juger ou faire un bilan de ces gouvernements. Quels ont été les principaux acquis de cette décennie d´or ?

La période néolibérale a été terrible pour les peuples d´Amérique Latine. Le nombre de pauvres dans ce continent est passé de 100 millions en 1980 à 210 millions en 1996. Les taux de malnutrition, de mortalité infantile, de chômage ont explosé. Les Etats latino-américains sont bradés sur l´autel des privatisations. Jugez vous-mêmes : 90 milliards de dollars de biens publics passent des mains de l´Etat à la gestion privée entre 1988 et 2003.

Les gouvernements progressistes ont replacé l´Etat sur le devant de la scène. Ce dernier est devenu l´acteur central autour duquel s´est réorganisée la distribution de la richesse, la réduction des inégalités mais aussi une forme de démocratie participative. Et cela marche, comme le démontrent les statistiques de la Commission Economique des Nations Unies pour l´Amérique Latine et les Caraïbes (Cepal).

En Amérique Latine, durant la période 1999-2014, le taux de pauvreté est passé de 43,8% à 21,1% de la population, le chômage est passé de 11.2% à 6.8% sur la même période. La mortalité infantile a été diminuée de plus de la moitié, les taux de scolarité dans le primaire et le secondaire ont augmenté de façon exponentielle tout comme l´accès à la santé. Et encore, je vous donne là des chiffres de l´Amérique Latine dans son ensemble. Lorsque l´on regarde des pays comme la Bolivie, le Venezuela ou l´Equateur, cette amélioration des conditions de vie est encore plus significative.

Ces mesures quantitatives sont très importantes car elles sont un bon indicateur du chemin parcouru. Nous ne sommes pas dans une discussion de salon pour savoir s’il s´agit du vrai socialisme, si Lénine aurait été d´accord ou pas avec Chávez et Evo. Il en va de la vie de millions de personnes.

– Malgré cela, nous avons assisté aux défaites du kirchnerisme en Argentine, du chavisme au Venezuela et plus récemment d´Evo Morales au referendum concernant la possibilité pour le Président bolivien de pouvoir se représenter en 2019, comment l´expliquez-vous ?

En tout premier lieu, il faut mentionner l´extrême dépendance de ces processus révolutionnaires à l´exploitation des matières premières. La chute de celles-ci a frappé de plein fouet les politiques de redistribution sociale des gouvernements progressistes. Prenons le Venezuela, par exemple. Son économie est dépendante de son exploitation pétrolière qui représente 98 % de ses exportations et donc de ses rentrées de devises, et 50 % des recettes fiscales.

La baisse de plus de la moitié de la valeur du brut depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Maduro en 2013 a considérablement amputé le budget de l’État vénézuélien. Le cas du pays bolivarien est symptomatique mais il reflète la réalité de tous les pays de la région. Cette dépendance aux matières premières a été une des préoccupations des gouvernements progressistes. Le Venezuela a essayé de développer son agriculture, l´Equateur mise sur l´économie de la connaissance pour dépasser ses politiques extractivistes mais les changements de matrice productive impliquent aussi un changement culturel qui prend du temps. N´oublions pas que la révolution industrielle en Europe s´est étalée sur 70 ans et ne s´est pas déroulée dans le contexte démocratique que connaissent les révolutions latino-américaines. Cette crise qui affecte les conquêtes sociales des années passées est donc un premier élément de réponse.

Pendant cette crise, les forces réactionnaires, sont-elles restées les bras croisés ?

Bien sûr que non. Parallèlement, l´opposition néolibérale a appris de ses nombreuses défaites électorales. Elle s´est réorganisée, sous l´auspice de l´empire états-unien, afin de reconquérir le pouvoir. Nous avons donc assisté au cours de ces dernières années à un changement stratégique. Il n´est plus possible pour un politicien latino-américain de prétendre revendre les bienfaits du néolibéralisme.

Ce serait la défaite assurée. Des gourous du marketing politique tel que l´équatorien Jaime Durán Barba ou le vénézuélien Juan José Rendón ont élaboré une série de tactiques basées sur l´appel aux émotions de l´électorat, en leur présentant des candidats jeunes peu ou pas liés avec le passé néolibéral. Le discours politique est complètement éludé au profit d´un style festif, proche du peuple (alors que la majorité des candidats appartiennent à la grande bourgeoisie comme c’est le cas de Macri en Argentine, Capriles au Venezuela ou encore Lasso en Equateur).

Il convient de vendre à un consommateur (l´électeur) un produit politique (le candidat) en utilisant les mêmes ressources que dans le marketing ou la publicité. La triangulation politique, stratégie promulguée par Dick Morris ancien conseiller de Bill Clinton, est systématiquement appliquée pour faire croire à ceux qui auraient des réserves quant au produit-candidat que ce dernier maintiendrait les bonnes politiques des gouvernements progressistes mais en les améliorant.

Evidemment, il ne s´agit ici que de stratégies de prises de pouvoir. Une fois en place, le nouveau gouvernant applique à la lettre toutes les vieilles recettes néolibérales : destruction de l´Etat, privatisations, dérèglement des marchés, alignements sur les politiques du FMI ou de la Banque Mondiale. Mais, lorsque les consommateurs-électeurs se rendent compte que l´offre publicitaire était un mirage, ils n´ont plus que leurs yeux pour pleurer, car tous les média publics passent sous la coupe du nouveau pouvoir. L´Argentine de Macri est un cas exemplaire de cette nouvelle stratégie de la droite latino-américaine.

La droite a donc profité du contexte marqué par la crise économique et la chute du prix du pétrole ?

En effet. Mais en plus de la crise et des nouvelles stratégies des droites latinos, il y a, à mon avis un troisième facteur qui peut nous aider à comprendre pourquoi les électeurs choisissent de voter pour des projets politiques allant à rebours de leurs intérêts personnels et de classes. Il s´agit de l´incapacité des processus révolutionnaires à avoir construit une hégémonie culturelle qui assure la continuité du pouvoir. Il ne s´agit pas seulement d´un thème communicationnel mais de nouvelles valeurs, d´une esthétique qui ancre définitivement certains éléments dans le sens commun.

Il y a eu des tentatives et certaines réflexions à ce sujet mais, dans l´ensemble, trop embryonnaires. Cette absence a évidemment favorisé l´émergence et la réception du discours de la droite dans de nombreux secteurs de la population, notamment chez les jeunes (qui n´ont connu et vécu que sous les gouvernements progressistes) et parmi les nouvelles classes moyennes (les anciens pauvres dont les conditions de vie se sont améliorées sans un renouvellement des valeurs idéologiques et culturelles).

Pour conclure cette question, on voit bien que la seule alternative aux gouvernements progressistes est une alternative de droite et qu´elle implique un changement terrible pour des millions de Latino-américains.

Peut-on en conclure, comme certains l’affirment, que c’est la fin des révolutions populaires en Amérique Latine ?

Je ne pense pas. D´abord parce que les peuples latino-américains savent désormais qu´il existe une alternative possible au néolibéralisme. Et ce, parce qu´ils ont vécu cette expérience pratique du pouvoir. Ce qui est très différent des années 90 ou de la situation en Europe en ce moment. L´argument du TINA (“There is not alternative”, NdlR) de Margaret Tatcher est impensable dans cette région du monde.

Deuxièmement, il y a désormais des partis politiques ou des alliances électorales fortement organisées et qui vont jouer le rôle de contrepouvoir s´ils sont dans l´opposition. Troisièmement, il y a une symbolique forte qui renvoie aux plus belles années de ces révolutions : le leader, le pouvoir populaire, le socialisme, l´intégration régionale. Ces symboles peuvent même se convertir en mythes populaires au fil des années. Le chemin révolutionnaire ouvert en Amérique Latine a encore de beaux jours devant lui. La perte du pouvoir n´est pas synonyme de la fin de la révolution. Regardez la France par exemple.

La « Constituante » n´est pas la « Monarchie Constitutionnelle », la Convention n´est pas la mal nommée « Terreur » et celle-ci n´a pas grand-chose à voir avec le Directoire, voire même avec l´Empire. Et pourtant, il s´agit de la Révolution Française dont, parait-il, « on ne peut rien extraire sous peine de déroger à la vérité historique ». Et même aujourd´hui, qu´on le veuille ou non, l´épopée révolutionnaire française d´il y a 200 ans est encore le socle autour duquel s´organise notre vie politique. Donc, n´en déplaise aux entreprises de communication du Capital, il n´ont pas fini d´entendre parler du socialisme du XXIe siècle en Amérique Latine.

Vous allez être en France ces jours-ci pour donner deux conférences sur les thèmes que nous venons d´évoquer…

J´ai effectivement été invité par notre cher camarade Jean Ortiz et par Marielle Nicolas à participer à l´excellent festival CulturAmerica à Pau le 18 mars 2016 à 20h30 à l´Amphithéâtre de la présidence de l´Université de Pau et des pays de l´Adour. Comme je ne viens pas souvent en France, j’en profiterai pour étendre le débat sur Paris. Ce sera le 22 mars 2016, au Lieu-dit, 6 rue Sorbier, dans le XXe arrondissement de Paris.

Cette interview est une bonne mise en bouche. Nous nous attaquerons à la côte de bœuf lors de ces deux conférences. Ce sera très didactique parce que le modèle typique d´une conférence magistrale est généralement assez chiant. Et ce n’est pas parce que c´est moi qui la donne que cela va changer. C´est pour cela que je vais essayer de modifier un peu le prototype en incluant des vidéos, de l´humour, des anecdotes, des détournements d´images. Pour qu´on se marre un peu tout en restant dans l´analyse. L´idée, c´est surtout que des gens qui ne connaissent rien de l´Amérique Latine viennent débattre avec nous. Qui plus est, cette conférence est un palindrome. On peut l´écouter comme une analyse des processus révolutionnaires en Amérique Latine mais, dans l´autre sens, on devine des éléments pratiques pour sortir de la décadence politique en France et en Europe.

Il ne s´agira pas d´une analyse académique, encore moins d´une lecture politicienne, mais d´un regard de l´intérieur, d´un ensemble de photographies appartenant à un modeste voyageur qui a pris le train en marche il y a maintenant 12 ans ; un témoignage non objectif (puisque militant) mais honnête (car militant). Un regard où se croiseront et s´entremêleront le politique et l´humour, l´historique et l´anecdotique, le calme de la réflexion et la fureur de l´action.

Source : Journal de Notre Amérique, mars 2016

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