L’allocation universelle, une solution à la crise ?

Depuis le début des années 80, l’idée d’une allocation universelle séduit largement dans le spectre politique de la gauche. En 30 ans, cette revendication a fait beaucoup de chemin ; elle a non seulement trouvé des soutiens importants auprès de figures telles que Philippe Van Parys, Ignacio Ramonet, André Gorz, José Bové ou Toni Negri, mais elle s’est également dotée d’un immense arsenal de sites, réseaux et collectifs de soutien et de diffusion dans le monde.

 

C’est cette association de certains pans du monde intellectuel, politique et associatif progressiste qu’interroge Mateo Alaluf dans son dernier ouvrage. (1) En effet, ce qui apparaît aujourd’hui comme une « alternative radicale au néolibéralisme » ne s’est pas toujours présenté sous cet éclairage. Son ouvrage est éclairant en ce qu’il nous permet de saisir non seulement les enjeux de cette allocation, mais également, plus largement, son histoire et ses rapports avec notre sécurité sociale.

 

L’allocation universelle et la sécurité sociale

 

L’idée et la popularité de l’allocation universelle se sont essentiellement développées suite aux critiques que subissaient les systèmes de sécurité sociale au tournant des années 80. C’est alors la capacité de ces systèmes à résoudre les problèmes persistants de pauvreté qui est remise en cause. En effet, durant la période qui suit directement l’après-guerre, l’ambition générale est de poursuivre le mouvement d’universalisation de la sécurité sociale aux catégories qui n’en relèvent pas encore. Ceci est particulièrement vrai concernant les allocataires des Commissions d’assistance publique (ancêtres des CPAS).

C’est en particulier l’avis d’Albert Delperée qui donne la vision la plus aboutie d’un système « universel » de sécurité sociale. Delperée est une des figures clés de l’après-guerre en matière de politique sociale. En effet, il est notamment conseiller du « père » de la sécurité sociale belge, Léon-Éli Troclet, et occupe le poste de secrétaire général au ministère du Travail et de la Prévoyance sociale entre 1959 et 1977. (2)

Cette transformation présupposerait une reconfiguration profonde de la sécurité sociale et la fin de l’assistance en tant que telle. En effet, la « fusion » des « deux systèmes » (3) telle qu’il en « rêve » « regrouperait — au-delà de ses compétences en matière d’emploi et de revenus du travail — tous les systèmes de protection (y compris les victimes de la guerre) » et « dans les communes fusionnées ou agglomérées ou fédérées, fonctionnerait le bureau ou la maison de la protection sociale qui, par l’intermédiaire de son service social, s’intéresserait au plan matériel et psychologique de tous les habitants de la commune et serait l’organisme payeur de la majorité des prestations : pensions, allocations familiales, etc.» (4)

Il imagine un système réellement universel, basé sur les principes de la sécurité sociale tout en s’adressant désormais à tous les citoyens. Un système universel, centralisé et unifié quant à ses différentes branches, accessibles à un seul et même guichet.

Cette ambition reposait alors sur le constat que les situations de pauvreté et de précarité provenaient pour l’immense majorité d’une insuffisance des revenus de remplacement (les pensions principalement) ou des revenus du travail. Il considère comme préférable de travailler à élargir la sécurité sociale afin de réduire petit à petit le nombre de personnes vivant dans des situations de pauvreté.

Cette primauté donnée à la sécurité sociale repose par ailleurs sur la place centrale que celle-ci occupe dans la régulation de la sphère économique. La sécurité sociale est perçue comme le principal outil de « maîtrise de la logique économique, cause première des inégalités sociales ». (5) Le marché est dès lors conçu comme un domaine nécessitant l’intervention de l’État afin de limiter les tendances à l’accumulation inhérentes à l’économie de marché.

 

La crise économique et la lutte contre l’exclusion

 

Dès le début des années 70, le ton change. L’ambition d’éliminer la pauvreté semble avoir échoué et le système de sécurité sociale est accusé de tous les maux. Les critiques sont alors émises tant à droite par des économistes comme Milton Friedman qu’à gauche par les nombreuses organisations de défense des pauvres. L’idée se développe alors que cette « pauvreté dans l’abondance » ne peut être réduite par le biais des institutions classiques et elle remet en cause les politiques sociales qui avaient été menées jusque là.

La sécurité sociale et le droit du travail auraient « exclu » les déshérités du partage de la richesse et contribueraient à les maintenir dans leur situation d’exclusion. Il est alors couramment défendu que la sécurité sociale et les services publics procéderaient à une redistribution négative des riches vers les pauvres, qu’elle est inefficace, bureaucratique et totalement inapte à s’adresser à ceux qui en auraient « vraiment besoin ».

Au sein de cette critique croissante de la sécurité sociale, l’idée de l’impôt négatif prôné par Milton Friedman puis celle de l’allocation universelle pour remplacer complètement le système de sécurité sociale font leur chemin. Ces idées seront alors relativement populaires et seront portées par plusieurs mouvements et associations cherchant une solution nouvelle au problème de l’exclusion.

Cependant ces idées rompent avec deux présupposés centraux de l’après-guerre selon lesquels l’économie doit être encadrée et qu’il faut maintenir les inégalités dans un cadre raisonnable. En effet, l’idée de l’allocation vise à rompre non seulement avec la sécurité sociale, mais également avec toutes les régulations qu’elle impose au système économique. Il s’agit non plus de lutter contre la pauvreté en régulant la logique du marché, mais précisément en la dérégulant afin de « libérer » l’économie des contraintes « pesantes » du droit social.

Comme le rappelle le livre de Mateo Alaluf, les tenants de l’allocation universelle, dans sa première formulation, en 1984, formulent à quelques virgules près les mêmes arguments que Milton Friedman. Il faut supprimer la quasi-totalité du système de sécurité sociale (pensions, chômage, allocations familiales, bourses d’études…) et « déréguler le marché du travail » (supprimer l’âge obligatoire de la retraite, le salaire minimum, la durée maximale de travail…) afin d’offrir à la fois un revenu minimal tout en prônant des réformes néolibérales concernant la législation sociale.

Il est évidemment à parier que l’instauration de telles mesures aurait pour possible conséquence la généralisation des emplois précaires et la croissance des inégalités. Nous serions alors confrontés à la situation que décrit très bien Mateo Alaluf où les allocataires seraient « obligés d’accepter du travail à n’importe quel prix pour arrondir leur allocation. Il en résulterait une dégradation du marché du travail et la prolifération de “boulots” mal payés. » (6)

 

La voie vers l’inégalité

 

Parallèlement, l’allocation universelle visait également à mettre de côté la lutte contre les inégalités pour se concentrer sur la seule lutte contre l’exclusion et la pauvreté. (7)

Mateo Alaluf a raison de souligner que « l’attention exclusive portée à l’allocation universelle occulte le rapport social qui permet à une petite couche de la société de s’approprier une part croissante des richesses produites. » (8)

Il n’est donc pas étonnant que dans le scénario de l’allocation universelle il n’y ait plus de place pour les syndicats et la concertation sociale, qui sont purement et simplement éjectés du tableau. Derrière le conte de fées, la réalité est que « remplacer un système de protection sociale financé principalement par les cotisations et reposant sur la solidarité salariale par une rente versée par l’État et financée par la fiscalité apparaît comme une machine de guerre contre l’État social taxé des pires défauts par ses détracteurs. » (9)

 

Renforcer et non détruire la sécurité sociale

 

Aujourd’hui, ce dont nous avons besoin ce n’est donc pas d’une allocation universelle, mais d’une extension de notre sécurité sociale. Attaquée de toutes parts, il faut la renforcer et non la détruire. Ainsi, au lieu de prendre le lent démantèlement de notre sécurité sociale pour une réalité inéluctable, battons-nous pour la reconstruire de manière encore plus ambitieuse. Comme le souligne l’auteur du livre, « l’extension du champ d’application de la sécurité sociale permet d’ailleurs d’envisager des possibilités d’universalisation dans d’autres régimes. Une augmentation des minima sociaux, une diminution du temps de travail et des pensions décentes permettraient le développement d’activités libres, créatrices de valeurs utiles à la société et exercées de manière autonome ». (10)

Nous n’avons donc pas besoin de l’allocation universelle, mais d’une universalisation de notre sécurité sociale. 

 

Notes


1 Mateo Alaluf, L’allocation universelle : Nouveau label de précarité, Couleur Livres, 2014, 88 pages.

2 Geneviève Duchenne, « Albert Delperée », Nouvelle biographie nationale, tome 10, pp. 134-132.

3 Exposé présenté le 7 mars 1973, lors du séminaire pour dirigeants des Commissions d’assistance publique organisé par l’Institut de sociologie de l’ULg, sur le thème « Le rôle nouveau de la Commission d’assistance publique, Ligneuville, 5-8 mars 1973, dans Albert Delperée, « Assistance publique et sécurité sociale », Revue belge de sécurité sociale, juin-juillet 1973, nos 6-7, p. 714.

4 Ibid., p. 715 ;

5 Colette Bec, La sécurité sociale : Une institution de la démocratie, Gallimard, Paris, 2014, p. 17.

6 Mateo Alaluf, « L’allocation universelle contre la protection sociale », 14 juin 2013, http://www.rtbf.be/info/opinions/detail_l-allocation-universelle-contre-….

7 Lionel Stoléru, Vaincre la pauvreté dans les pays riches, Flammarion, Paris, 1974, p. 237.

8 Mateo Alaluf, L’allocation universelle. Nouveau label de précarité, op.cit., p. 80.

9 Ibid., p. 81.

10 Ibid., p. 81.

Source :  Études marxistes no. 110

 

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