Laïcité : “Pourquoi un État juif n’est pas une bonne idée” (extrait)

Dans sa préface au livre d’Ofra Yeshua-Lyth “Pourquoi un Etat juif n’est pas une bonne idée”, l’historien israélien Ilan Pappé conclut : “grâce à ce récit aux souvenirs personnels mêlés à l’histoire du pays tout empreint d’un activisme sincère pour un meilleur futur, les lecteurs découvriront de manière unique la réalité complexe et combien douloureuse de la vie aujourd’hui en Israël et Palestine”.

 

 

Le désir de constituer une société ethnico-religieuse homogène n’est pas un trait particulier aux Israéliens. La plupart des groupes nationaux tendent à rejeter les étrangers. Pendant de nombreuses générations, les Juifs ont été les victimes malheureuses d’un tel rejet si bien qu’ils ont perfectionné les moyens de lutter contre cette situation. De génération en génération, une tradition s’est transmise qui mettait les règles religieuses au centre de la vie de chacun. Cependant, sous la poussée de leur environnement, les communautés juives ont fini par adopter les caractéristiques, les usages et les rituels des peuples parmi lesquels ils vivaient. Aussi, lorsqu’un nouveau mouvement politique a entrepris de réunir les Juifs de diverses communautés, il est vite apparu que cette notion d’homogénéité ethnique était une chimère. Une religion identique n’induit pas nécessairement une cohésion communautaire.

Les premiers sionistes, venant de Russie, de Roumanie, de Pologne et d’Ukraine, charriaient avec eux dans cette vieille-nouvelle patrie un ancien langage particulier et une riche tradition. Malheureusement, cette tradition comportait un élément fondamental : se préserver comme club fermé. Depuis le premier jour de l’implantation sioniste, les autochtones du « Nouveau Pays » et leurs enfants sont censés souscrire au statut de citoyen de seconde classe attribué par les nouveaux arrivants. Cette attitude des sionistes a atteint un tel paroxysme qu’à la déclaration de l’État juif en 1948, des centaines de milliers de ces autochtones ont perdu définitivement leurs maisons et sont devenus des réfugiés permanents. En miroir de la Nakba, la catastrophe pour les Arabes palestiniens, s’est produit un autre transfert de population sensiblement moins horrible. En effet, les nouvelles institutions de l’État d’Israël ont entrepris de transférer un grand nombre de citoyens originaires des pays arabes vers le territoire du jeune État récemment créé. Ils étaient tous juifs de religion. Ce transfert avait pour mission de renforcer la fragile majorité juive à l’intérieur des nouvelles frontières élargies. Voici maintenant un autre aspect problématique du syndrome juif israélien après cette ardeur à maintenir une « majorité juive ». Les élites vieillissantes d’Israël ont encore la nostalgie du modèle traditionnel de l’Europe de l’Est. Bien qu’ils soient originaires de petites villes de là- bas, les vieux Israéliens (en d’autres termes, les Juifs ashkénazes) sont convaincus qu’ils appartiennent à « l’Ouest libéral ». Comme les Arabes du pays sont stigmatisés pour leur « culture islamique et non libérale », les Juifs originaires des pays arabes sont aussi assimilés à cette population indésirable. Certes, on les a courtisés pour qu’ils rejoignent le projet sioniste mais une fois arrivés, on les a dévisagés avec anxiété. Voici bien une preuve que le concept essentiellement religieux de « juif israélien » est des plus problématiques.

Les Juifs arabes sont arrivés dans le nouveau pays avec une langue et des traditions culturelles dont la similarité avec celles des Arabes natifs du pays, expulsés tout récemment, était troublante jusqu’à l’embarras. Aussi, a-t-on tenu à leur égard un double langage et ce, pendant plusieurs décennies. D’un côté, les immigrants d’Europe de l’Est les ont accueillis car ils les reconnaissaient membres de cette nationalité juive privilégiée et par conséquent supérieurs aux Arabes locaux. D’un autre côté, ils les ont méprisés ouvertement en les considérant comme culturellement inférieurs et en les nommant de manière condescendante « le Second Israël ». On les a donc méprisés pour leurs manières arabes et on les a confinés dans la pauvreté et l’ignorance.

Après soixante-dix ans d’existence, les nombreux écarts sociaux et conflits d’intérêts donnent le vertige. Autour de nous, pendant ce temps, le monde change. Les lignes de partage sur le plan racial, religieux et national s’estompent dans des combats plus ou moins violents. Israël, cependant, insiste sans aucune honte à privilégier une seule fraction de ses citoyens et n’hésite pas à recourir à la force militaire pour imposer ce choix. Par cette politique, l’État ne fait que s’assurer un statut de paria dans le grand village global.

« Nous sommes une villa dans la jungle ». Voici une expression très appréciée en Israël qui a été forgée par l’ex-Premier ministre, ex-général et très souvent ministre de la Défense, Ehoud Barak que l’on considère comme appartenant à la gauche israélienne défaite. Cette phrase exprime un consensus national en même temps qu’elle illustre à merveille une illusion israélienne doublement erronée. Dans la réalité, Israël ne ressemble en rien à une belle « villa » élégante, mais beaucoup plus à un conglomérat urbain éclectique avec un désordre mêlé de splendeur et d’ordures. Quant à la « jungle », elle existe partout à travers le pays que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur, mais elle n’a rien à voir avec nos « ennemis » vaincus, toujours méchamment décriés.

Vu que les énergies nationales se sont enrôlées avec tant de force pour préserver ce pays de tout élément non juif, le monde israélien s’est condamné lui-même à exister en tant que séminaire religieux à sélection raciale, le kollel, prisonnier d’une foi peu avenante qui exaspère son environnement. Je me demande souvent : pourquoi les Israéliens se plaignent-ils régulièrement des « mauvais voisins » qui leur sont échus après être venus s’installer dans ce pays ? En effet, le projet sioniste aurait-il été plus accepté si les Juifs avaient décidé de s’implanter dans la pacifique Scandinavie et s’ils avaient déclaré aux Finlandais ou aux Norvégiens qu’ils constituent une menace démographique ?

Pendant les soixante dernières années, les juristes israéliens, les universitaires, les fonctionnaires de l’État, tous laïcs, ne se sont pas épargné les acrobaties verbales pour justifier la désignation contradictoire en elle-même d’État « juif et démocratique ». Aujourd’hui, le fin vernis démocratique utilisé pour masquer le caractère fondamentalement religieux de notre État se fissure. Tandis que le monde que l’on dit civilisé panique régulièrement devant la montée des fanatismes religieux et leurs aspects belliqueux, il ferme les yeux depuis de nombreuses années sur le fanatisme religieux qui caractérise l’État d’Israël, « le fer de lance de la civilisation occidentale », comme se plaisent à dire les amoureux d’Israël. Israël est l’un des deux États créés au XX e siècle avec une intention officielle de constituer une entité politique religieusement homogène. Le deuxième est le Pakistan qui souffre encore aujourd’hui de ce même genre de cadre étatique.

Seule une séparation totale entre la religion et l’État peut mettre fin à la frénésie messianique actuelle qui entraîne « l’État juif » dans des abîmes encore plus dangereux. La solidarité juive israélienne, si souvent proclamée, est une illusion inventée car fondée sur un concept extrêmement sujet à controverse. Elle n’a en fait qu’un seul but : s’assurer que les non-Juifs soient en dehors de ce que l’on insiste à nommer le groupe « national ». De même, la seule solution à long terme pour que la communauté juive survive en Israël est que l’État soit à la hauteur de son identité à nationalités multiples déjà existante de fait. Un régime politique libre adhérant à des principes démocratiques est le seul capable de garantir à ce pays une existence paisible. La poursuite de l’arrangement existant assure la continuité des affrontements actuels.

Seul un État vraiment laïc et démocratique peut englober l’extraordinaire variété ethnique et culturelle des Juifs, des Palestiniens et des autres qui ne sont ni l’un ni l’autre et leur permettre ainsi de coexister et de se développer. L’obsession israélienne avec la « sécurité », le culte obligé de la puissance militaire de l’État n’a qu’une seule réalité : la forme actuelle de gouvernement faite de principes religieux n’est acceptée voire même imposée qu’en ayant recours à la force. Dommage que les Juifs israéliens considèrent qu’évoluer vers un État « laïc et démocratique » constitue une ignoble conspiration « pour éliminer le Foyer national juif ». Mais c’est à cause du défaut fondamental du sionisme. Le Foyer national juif s’embrase tous les jours car il s’est construit en forme de piège à feu.

Heureusement, la nature humaine l’emporte sur la plus rigide des structures politiques. Pendant les dernières décennies du XXe siècle, des empires plus importants que le nôtre se sont effondrés comme des châteaux de cartes car les nouvelles générations refusaient de souscrire à plus de tyrannie et de violence au nom des idéaux auxquels croyaient leurs ancêtres. Ici comme ailleurs, on aime la vie. Les différentes populations résidant dans les zones contrôlées par l’État d’Israël sont capables de secouer les règles du jeu incorrectes de ce code juridique inefficace car empêtré dans des contradictions internes. Il suffit d’ouvrir la fenêtre pour voir que le village global nous a rejoints et qu’il est florissant.

Le paysage humain dans les quartiers de Tel-Aviv est tout aussi stupéfiant. Des gens du Ghana et du Nigéria font le ménage pour des femmes dont les parents sont nés en Hongrie ou au Maroc. D’autres travailleurs domestiques viennent de Colombie et du Guatemala. Des hommes et des femmes originaires des Philippines prennent soin de vieillards ou de jeunes enfants car les parents sont trop occupés. Des journaliers thaïlandais qui ont fui le dur travail dans les villages du sud d’Israël tondent les pelouses. Ils avaient un temps remplacé les Palestiniens que l’on n’engage plus par crainte. Dans les quartiers résidentiels du nord de la ville, tous les pharmaciens, la plupart des caissiers, sont des Palestiniens nés Israéliens. Il en va de même dans les hôpitaux, le personnel appartient à cette nouvelle classe moyenne dont les aspirations sont les mêmes, que ce soit à Ramallah ou à Tel-Aviv. Dans la petite aire de jeu près de notre appartement, des grands-mères russes orthodoxes surveillent leurs blonds petits-enfants tandis que de jeunes Israéliennes à la beauté ethnique indéfinissable montrent leur agilité à la balançoire. Des maçons chinois et roumains marchent en silence jusqu’à la station de bus après avoir terminé une dure journée de travail dans un site de construction à proximité. Des étudiants éthiopiens reviennent de l’université de Tel-Aviv. Les journaux rapportent que parmi les Juifs éthiopiens règnent des relations discriminatoires. Apparemment, certains sont perçus plus noirs que d’autres. Peut-être que dans vingt ans ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir.

Les écarts sociaux se creusent. Il n’y a pas de logement public. La santé et l’éducation déclinent alors que le militaire se gonfle d’orgueil et que le riche prospère de plus en plus. Cependant, pour beaucoup de populations à travers le monde, Tel-Aviv offre une option plus enviable que leurs lieux de naissance. Les réfugiés et les immigrants arrivent ici pleins d’espoir, prêts à de durs labeurs exactement comme mon grand-père Shmouel et mon grand-père David ont débarqué à Jaffa, sans un sou, il y a de nombreuses années. Les enfants de ces nouveaux travailleurs portent les couleurs rouge du Poel Tel-Aviv ou jaune de son rival Maccabi. Ils devraient être considérés israéliens exactement comme je le suis moi-même sans qu’ils soient traqués par la police car jugés indésirables. Des sociétés de migrants sont venues en Palestine depuis des siècles. N’est-ce pas pour cette raison que Jaffa fut nommée Oum el Gharib, « la mère des étrangers » ? Au lieu de concentrer toutes nos énergies à repousser à l’extérieur les nouveaux arrivants, il est temps de considérer comment les accueillir, comme il est temps aussi de faire revenir ceux qui ont quitté leur pays il y a des décennies et qui languissent après leurs maisons.

Sans changement de la situation existante, les nouvelles communautés qui se créent peu à peu à travers le pays finiront par se battre pour des droits civils d’une manière semblable à celle choisie par des Palestiniens en colère qui sont aujourd’hui piégés derrière le mur et des fils barbelés. Des soldats israéliens désorientés – qu’ils soient juifs, druzes, bédouins et certains russes chrétiens – s’assurent que seuls ceux qui sont officiellement reconnus comme juifs puissent librement circuler sur des routes d’asphalte spécialement construites pour eux sur d’anciens champs d’oliviers. Le sionisme avait pour but – c’est du moins ce que l’on m’a enseigné – de créer une communauté stable et productrice fondée sur des principes économiques et sociaux en opposition à la manière de vivre imposée aux communautés juives par le monde.

Pendant de nombreuses années, j’ai été affligée de réaliser combien « ma génération » a glissé et le pays avec elle vers des traditions vouées à l’échec que le sionisme était censé éradiquer. Cela m’a pris plus de temps pour comprendre que cette volonté de couper avec le passé n’existait même pas à l’époque des pionniers qu’étaient mes grands-parents, cette avant-garde de Russes ukrainiens. (…)

 

Extrait de l’ouvrage, disponible en librairies

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