La république d’Artsakh, une Arménie bis en quête de reconnaissance

Une visite en Arménie et dans le Haut-Karabagh favorise la remise en question d’un certain nombre d’idées reçues

 

En marge du sommet de la francophonie, qui s’est tenu à Erevan en octobre 2018, un groupe de journalistes internationaux a eu l’occasion non seulement de parcourir l’Arménie mais aussi de visiter l’Artsakh, nom arménien du Haut-Karabagh. Cette région majoritairement peuplée d’Arméniens avait été incorporée à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan à l’époque de l’URSS, tout comme la Crimée russophone l’avait été à la République socialiste soviétique d’Ukraine et la Transnistrie majoritairement slave à la République socialiste soviétique de Moldavie.

Lors de l’éclatement de l’URSS, les Arméniens du Haut-Karabagh avaient demandé leur rattachement à l’Arménie, puisque des frontières allaient désormais séparer des États qui constituaient jusqu’alors un seul et même pays. Comme il fallait s’y attendre, l’Azerbaïdjan ne l’entendit pas de cette oreille et déclencha une guerre pour tenter de  conserver par la force une intégrité territoriale largement artificielle. Au terme d’un sanglant conflit armé qui a duré de 1988 à 1994 une médiation aboutit à la signature d’un cesser le feu qui perdure un quart de siècle plus tard, le statut-quo étant marqué toutefois par des échanges de tirs sporadiques sur la ligne de front.

Encore traumatisée par le génocide commis par les Turcs au début du 20e siècle et dont le souvenir est omniprésent dans la capitale Erevan comme dans la reste du pays, la République d’Arménie poursuit son chemin en donnant paradoxalement l’impression d’être plus sereine et moins complexée que certaines autres ex-Républiques soviétiques tiraillée entre l’est et l’ouest.

Elle est membre de l’Union douanière aux côtés de la Russie, de la Biélorussie, du Kazakhstan et du Kirghizistan, tout en ayant de bonnes relations avec l’Union européenne, les États-Unis d’Amérique et la plupart des pays du monde, à l’exception de deux de ses quatre voisins. Elle est en effet entourée de la Turquie, avec laquelle les relations sont compliquées et la frontière terrestre fermée, de l’Azerbaïdjan auquel l‘oppose une guerre larvée, de la Géorgie, chrétienne elle-aussi mais apparemment plus attirée par l’UE et l’OTAN, et enfin de la République islamique d’Iran, avec laquelle les relations sont apparemment excellentes. 

 

“Bienvenue en Artsakh”. Panneau sur la route venant d’Arménie à l’entrée du Haut-Karabagh

 

Un dynamisme saisissant

 

Pour sa part, la République de l’Artsakh, pratiquement enclavée sur le territoire de l’Azerbaïdjan qui conteste son droit même à l’existence et reliée par deux routes de montagne à la mère patrie arménienne, lutte pour survivre et pour être reconnue, en tout cas dans un premier temps, car il est évident que son but ultime est d’être rattachée à l’Arménie. L’arrivée dans la capitale Stepanakert laisse une impression de résilience, d’ordre et de sérénité assez incroyable, plus encore qu’en Arménie.

L’arrivée du groupe de journalistes internationaux en visite dans cette partie presque totalement ignorée des médias occidentaux et donc pratiquement inconnue coïncidait avec l’organisation de la fête annuelle des récoltes. Les agriculteurs et viticulteurs de toutes les régions du pays étaient réunis dans la capitale pour présenter et vendre leur production, dans une atmosphère indescriptible faite de musique, de dégustation de vin et d’odeur de grillades. Aussi bien à Stepanakert que dans les villages les plus pauvres et les plus reculés du pays on ne peut qu’être frappé par la dignité des habitants et aussi par la propreté qui y règne,  dont feraient bien de s’inspirer beaucoup de pays d’Europe et pas seulement ceux de la Méditerranée et des Balkans.

Un autre élément frappant est le développement de la culture et de l’éducation, notamment en matière d’apprentissage des langues. S’il n’est guère étonnant que tout le monde parle arménien et russe, le fait que les enfants apprennent à l’école ces deux langues plus le français et l’anglais reflète sans doute un besoin d’ouverture perçu comme un gage de survie dans un monde menaçant et incertain.

 

Monument symbolique de l’Artsakh appelé populairement “Grand-Père et Grand-Mère”. Le nom complet donné par son auteur à l’époque soviétique était “Nous sommes nos montagnes”.

 

L’importance donnée à la formation artistique dès le plus jeune âge, mise en évidence par un grand nombre d’école d’arts, de dessin et de musique, constitue une autre illustration de cet ardent désir d’exister et de progresser en dépit de tous les dangers. Car les habitants de l’Artsakh sont persuadés que la guerre peut reprendre à tout moment et que le voisin azerbaidjanais ne rêve que des les anéantir, tous autant qu’ils sont.

Il n’est pas étonnant que l’Azerbaïdjan ait voulu conserver le Haut-Karabagh, car l’Histoire montre que les États ont le plus grand mal à se défaire de la moindre partie de leur territoire, qu’elle ait été acquise à la faveur d’une guerre, comme quand le Chili a privé la Bolivie de son débouché sur la mer, ou par un effet d’aubaine comme lorsque Nikita Krouchtchev a fait cadeau de la Crimée à l’Ukraine, ce qui ne prêtait guère à conséquence tant que l’Union soviétique constituait un seul pays.

Plus préoccupante est l’intransigeance absolue dont témoigne Bakou sur ce problème, qu’il faudra bien un jour résoudre en tenant compte du droit des peuples à l’auto-détermination, qui est reconnu par l’ONU et ne aurait être appliqué à certains mais pas à d’autres…

 

Des Arméniens unanimes

 

Quoi qu’il en soit, tous les Arméniens d’Arménie sont unanimes lorsqu’il s’agit de soutenir leurs compatriotes du Haut-Karabagh, indépendamment des différences idéologiques ou partisanes. Cela s’explique sans doute par l’absence de dimension géopolitique est-ouest dans ce problème, contrairement aux cas du Kosovo ou de la Crimée. Et s’il existe en Russie une sorte de cinquième colonne émargeant plus ou moins à l’ambassade étasunienne, qui serait prête à redonner la Crimée à l’Ukraine pour faire plaisir à ses amis de Washington, rien de tel ne semble exister en Arménie.

Pour poursuivre les comparaisons, on peut considérer que deux États ont connu des destins comparables en Europe, en passant par des confit armés : d’une part une Albanie-bis, le Kosovo, état semi-mafieux en quasi-faillite dont les habitants ne rêvent que de partir vivre ailleurs et qui s’y livrent souvent au trafic de drogue et à d’autres activités tout aussi peu recommandables, et d’autre part une Arménie-bis, l’Artsakh, qui se bat au quotidien avec dignité pour sa survie dans son propre pays, sans rien demander à personne, même si elle bénéficie bien entendu de l’aide de la mère-patrie et si un certain  nombre de ses habitants sont contraints d’aller chercher du travail ailleurs. Or le Kosovo est reconnu par des dizaines de pays et l’Artsakh par aucun. Cherchez l’erreur…

La réalité est que l’Azerbaïdjan, important producteur de pétrole, est un pays plus grand et plus riche que l’Arménie, même si celle-ci possède pour sa part plusieurs mines d’or. L’une de ces mines, récemment construite par des entreprises anglo-saxonnes, comme en Roumanie et en Grèce, fait l’objet d’un contentieux entre le nouveau pouvoir issu des manifestations populaires du printemps à Erevan et les intérêts occidentaux concernés.

Le nouveau premier ministre Nicol Pachinian a en effet remis en cause l’autorisation accordée par le précédent gouvernement d’exploiter une mine d’or, par définition extrêmement polluante, dans une région touristique du sud du pays où se trouve la station thermale de Djermouk et la plus célèbre source d’eau minérale de l’Arménie. Ce sursaut de dignité nationale a provoqué la colère des États-Unis, qui menacent de ne plus investir dans le pays si ce projet est abandonné. 

 

Idées reçues…

 

La journaliste arménienne qui nous a communiqué cette information, ne cache pas, par ailleurs, son enthousiasme pour le changement de gouvernement survenu à Erevan, qui a chassé, assure-t-elle, une équipe extrêmement corrompue. Elle avoue cependant avoir quelques craintes que des forces étasuniennes occultes, ONG ou autres, tentent de tirer profit des événements. Pour essayer peut-être d’en faire une « révolution de couleur » à leur convenance, comme en Géorgie ou en Ukraine ? 

Mais qu’il s’agisse de l’Arménie ou de l’Artsakh, ceux qui rêvent de brouiller les populations avec la Russie et de les attirer dans le giron atlantique doivent s’attendre à des déconvenues…  Au grand dam de certains journalistes européens, les confrères journalistes arméniens s’étonnent par ailleurs de l’hostilité manifestée par la presse occidentale à l’égard de l’Iran et de la Syrie, deux pays avec lesquels l’Arménie entretient de très bonnes relations.

Les nombreux Arméniens de Syrie venus se réfugier en Arménie depuis le début de la  guerre sont en outre dans leur écrasante majorité favorables au Président Bachar Al-Assad, ce qui ne laisse pas d’étonner des journalistes français qui ont fini par croire eux-mêmes à la propagande anti-syrienne qu’ils distillent depuis des années.  

Une visite en Arménie et dans le Haut-Karabagh favorise donc la remise en question d’un certain nombre d’idées reçues. Car même si rien n’est tout noir ou tout blanc, les informations tronquées et les indignations à géométrie variable qui sévissent dans les médias dominants ne permettent guère de se faire une idée équilibrée, sinon objective, de ce qui se passe réellement dans le monde.

Cette visite de presse en Artsakh n’a cependant pas été du goût du gouvernement de Bakou, qui s’est empressé d’annoncer dans un communiqué que les journalistes coupables d’être venus se faire une idée de la situation par eux-mêmes figureraient désormais sur une liste noire leur interdisant l’entrée en Azerbaïdjan… 

 

Source : Investig’Action

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