La réduction du temps de travail : essai d’abécédaire

Retour de flamme (petit point d’actu). On ne mettra pas sur le compte du hasard que des projets de loi en France socialiste et en Belgique libérale (lois dites El Khomri et Peeters, respectivement, du nom de leur agent ministériel), se soient fait jour quasi de concert. Elles sont parfaitement en phase avec la ligne politique patronale “compétitive” de l’Union européenne, dont la préoccupation majeure, pour ne pas dire obsessionnelle, est de “réformer le marché du travail”. Faire travailler plus pour moins. Affrontement séculaire que celui-là. Car, en face, le monde du travail est entré en résistance.

En France, une pétition a recueilli plus d’un million de signatures réfractaires ainsi que, dernièrement, le soutien par lettre ouverte de quelque 160 personnalités, qui vont de l’octogénaire Michel Rocard aux hétérodoxes Jean-Marie Harribey et Michel Husson en passant par le néolibéral Dany Cohn-Bendit, l’alter-internationaliste Gus Massiah et, Denis Clerc, figure de proue du magazine Alternatives économiques. Ce dernier est à l’origine de l’initiative, mobilisatrice et ratissant large comme on le voit : l’appel ne dit mot ni sur l’ampleur ni sur la nature de la réduction du temps de travail revendiquée. Un appel “concurrent”, émanant du monde syndical français (syndicats CGT et SUD, surtout), montre mieux ses dents : sa position de combat est une “réduction du temps de travail à 32 heures par semaine, sans réduction de salaire, ni flexibilité”. En Belgique, la mobilisation a commencé plus tard, entre autres par une pétition de la Ligue des Droits de l’Homme : 12.143 signatures en date du 11 mai 2016. Affaire à suivre, en d’autres termes.

Au plan “basique” (le fond du fond de l’affaire).

Nul mieux que Karl Marx a mis dans sa perspective profonde la problématique du temps de travail (hauteur de vue, perçante). C’est dans ses manuscrits dits de 1857-1858, mieux connus sous le nom des Grundrisse (en français : les Fondements – d’une critique de la politique économique). Il y énonce ceci : “Économie de temps, voilà en quoi se résout en dernière instance toute économie politique.” À vrai dire, il a en tête, dans cette section, l’organisation du travail dans une société d’économie planifiée, où moyens de production et système de distribution relèvent des choix collectifs faits par les travailleurs, une société de “coopérateurs civilisés” selon la formule heureuse de Lénine. Dans une telle société, d’évidence, moins la société doit travailler pour produire par exemple du blé ou des porte-plume, “plus elle gagne de temps pour d’autres productions, matérielles ou spirituelles”, rappelle Marx à la manière d’une évidence. La réduction du temps de travail peut donc, dit-il, être qualifiée de “première loi économique sur la base de la production collective.” Dans l’économie marchande qui est la nôtre, capitaliste, le principe reste d’application mais, cette fois, dans une optique radicalement différente…

Le travail comme marchandise.

Dans la production capitaliste, le temps de travail demeure crucial. L’entreprise qui arrivera à produire une même chose plus vite que son concurrent, l’éliminera, ou rognera sur ses “parts du marché”, ce qui à la longue revient au même. “Time is money”, comme dit la maxime : le temps, c’est de l’argent. L’argent ? Il ne tombe pas du ciel. De Ricardo à Keynes en passant par Marx, rappelons-le, les économistes sérieux vont répétant que seul le travail est source de richesses, même une vieille lune libérale comme Luc Ferry a la franchise d’y insister. C’est du travail seul que peut être extraite une plus-value et, partant, un profit. Ce qui, à son tour, est l’unique objectif de la production capitaliste, pas les besoins des gens, ni l’hypothétique utilité sociale des richesses ainsi produites, ni leurs effets secondaires, toujours pervers, sur la nature, la culture ou le tissu social. L’optique en devient, pour y revenir, radicalement différente.

Il y a travail et surtravail.

Dans le cas de figure esquissé ci-dessus par Marx, le travail de la collectivité produit des valeurs d’usage, des biens et des services qui se signalent par leur utilité. La production capitaliste, elle, n’en a que faire : elle ne trouve son plaisir que dans la production de valeurs d’échange, monnayables, à fructifier sur le marché. Le travail en devient une marchandise comme une autre. Il a un prix, il a un coût, il s’échange sur le marché et il a, pour celui qui l’achète, la vertu d’être source de profit. Très logiquement, donc, comme disait en 1833 John Wade, épinglé par Marx : “L’humanité du capitaliste consiste à acheter le plus de travail possible au prix le plus bas.” L’économiste MacCulloch, également cité, l’exprimera plus crûment encore en 1830 : “Le salaire que l’ouvrier gagne est égal à la quote-part usuelle du profit qui revient au propriétaire de la machine appelée homme, plus une somme pour remplacer l’usure des machines ou, ce qui est la même chose, pour amener sur le marché de nouveaux ouvriers à la place des ouvriers vieux et usés.” Dans cette “loi d’airain”, qui reste vraie aujourd’hui, on pourrait détecter comme une contradiction, à vrai dire bien réelle. Payer le travail le moins possible, sa mesure (et son prix) étant le temps – “salaire horaire” le dit bien – on pourrait penser que, pour peu payer le travail, le patron devrait logiquement en écourter la durée, et partant son prix. Mais réduire le temps de travail équivaudrait, simultanément, à étrangler la “force motrice” de la plus-value et du profit. C’est oublier que l’art suprême de l’extorsion capitaliste de la valeur à partir du travail joue sur deux tableaux. Celui du prix et celui du temps. Cela donne deux systèmes. L’un consiste à allonger le temps de travail (source de profit) tout en réduisant simultanément son prix – tout le monde connaît ça (vous allez travailler 40 heures payées 35, par exemple). Il y aura ainsi augmentation automatique de la plus-value dite absolue. L’autre système, qu’on peut très bien combiner avec le premier, consiste à rendre le travail plus intense, plus stressant, plus productif, tout en ne le payant pas à sa valeur correspondante : telle est la base de la plus-value dite relative. Ajoutons un troisième type d’extorsion…

À l’ère de la plus-value extraordinaire.

C’est François Houtart qui vient utilement le rappeler. Lorsqu’une société transnationale fait fabriquer des jeans au Costa Rica en payant l’ouvrier un demi dollar l’heure pour les vendre ensuite aux États-Unis au prix qu’ils auraient coûté s’ils avaient été produits aux USA (à huit dollars de l’heure), ladite multinationale met en œuvre un tour de passe-passe – lésant et l’ouvrier costaricain, et l’ouvrier états-unien (rendu “non compétitif”), et le consommateur états-unien (qui paie seize fois trop cher) – qui passe sous le nom de plus-value extraordinaire, consistant à vendre un produit “sur le marché mondial au prix du coût le plus élevé”. Bon à savoir tant le capitalisme des monopoles généralisés qui prévaut aujourd’hui fonctionne sur la base d’une division internationale du travail caractérisée par un allongement outrancier du temps de travail dans les pays dits de la périphérie : l’hémisphère des masses corvéables.

Historiquement, la tendance…

Est cependant à la réduction du temps de travail, à tout le moins dans les économies occidentales dites avancées issues des foyers de l’industrialisme. Jean-Marie Harribey en a couché les chiffres. Le volume d’heures travaillées, note-t-il, ne cesse de décroître : “en 160 ans, il fut réduit de près de moitié” en France. Ce n’est pas venu tout seul naturellement. Ces conquêtes sociales ont, comme tant d’autres, dû être arrachées à la classe possédante par le mouvement ouvrier, au prix de la vie parfois. La soldatesque tirait sur les manifestants désarmés, hommes, femmes et enfants. Y compris lorsqu’il s’agissait de réclamer le droit de vote pour tous, la démocratie : arrachée par le mouvement ouvrier, elle également. Il conviendrait de ne pas l’oublier.

Nuit debout ? Penser debout !

Réduire le temps de travail a des racines profondes dans les luttes sociales. Nous sommes tous enfants du passé. La fameuse loi du 1er mai 1848, venue limiter en Grande-Bretagne la journée de travail à dix heures, sera marquée d’une pierre blanche dans l’Adresse inaugurale de la Première internationale des travailleurs (1864). Et saluée là comme la victoire d’une autre économie, celle des “coopérateurs civilisés”. Cette victoire, dit l’Adresse, “intervenait dans la grande querelle entre l’aveugle loi de l’offre et de la demande, qui constitue l’économie politique de la bourgeoisie, et la production sociale dirigée par la prévision sociale, qui constitue l’économie politique de la classe ouvrière.” Et c’est bien pourquoi cette loi “n’a pas seulement été un succès pratique ; il a été la victoire d’un principe. Pour la première fois, l’économie politique de la bourgeoisie succombait au grand jour devant l’économie politique de la classe ouvrière.” On sait que le grand économiste Keynes a tenu des propos optimistes à cet égard : dans un délai de cent ans, notait-il en 1931, l’humanité va “résoudre son problème économique” – on travaillera “trois heures par jour par roulement, et on pourra s’occuper de choses plus intéressantes que l’économie ou la satisfaction des besoins”. Plus près de nous, le biographe de Keynes et historien Robert Skidelsky actualisait en 2013 la problématique : “Pourquoi ne pas tirer avantage de l’automatisation en réduisant la semaine de travail de 40 à 30 heures, puis à 20 et à 10 heures, sans diminution de salaire ?” Pour aussitôt ajouter : “Cela serait envisageable si les gains de productivité dus à l’automatisation ne bénéficiaient pas essentiellement aux riches et aux puissants mais étaient répartis équitablement.” Mais, précise-t-il, “pour cela, il faudrait d’abord une révolution dans notre manière de penser la société.” Une révolution ? Bigre ! Certes !

Sources et références

Sur la politique anti-travailleurs européenne, voir la directive européenne sur l’aménagement du temps de travail (2003/88/CE du 4 novembre 2003) qui “limite” (sic) le temps de travail hebdomadaire à 48 heures : http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32003L0088&from=FR
Les Grundrisse de Marx, traduites par un collectif de spécialistes en 1980, ont été rééditées en 2011 aux Éditions sociales ; la citation se trouve page 132. (Également page 216, dans une fort mauvaise traduction, dans le tome II de l’édition de Rubel des œuvres de Marx dans La Pléiade, 1968.)
Luc Ferry ? C’était dans Le Figaro du 13 mai 2016.
Wade et MacCulloch sont cités par Marx dans sa conférence sur le “Salaire” développée en 1847 à Bruxelles devant la Société des ouvriers allemands (La Pléiade, tome I, 1965, page 149.)
François Houtart résume la plus-value extraordinaire dans l’excellente livraison des Alternatives Sud (volume 23 2016/2) éditée en avril 2016 sous le titre “Obsolète, le clivage Nord-Sud ?” par le Centre tricontinental à l’occasion de son 40e anniversaire (voir page 164).
Pour les chiffres sur la réduction du temps de travail de Harribey, voir “La valeur(-)travail : une disparue qui se porte bien ?” (1998 – http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/valeur%28-%29travail.pdf ) – voir également son blog http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribeyde même que le site de Michel Husson, mine inépuisable :http://hussonet.free.fr/ Le site du Gresea n’est pas mal non plus :www.gresea.be
L’Adresse inaugurale de la 1re Internationale est également reprise dans le tome I des œuvres de Marx dans la Pléiade, page 466.
La citation de John Maynard Keynes provient de “Essais sur la monnaie et l’économie”, éditions de poche Payot, 1971, pages 133 et 137.
Robert Skidelsky est cité dans le journal financier parisien Les Échos, daté du 21 février 2013.

Source : GRESEA

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