La précarité tue, le capitalisme tue, le macronisme tue

De France Télécom à Lubrizol, en passant par l’AP-HP, l’éducation nationale, la SNCF, La Poste, Lidl, et finalement Anas, étudiant lyonnais, le capitalisme tue. En direct ou en différé. Le plus souvent en différé, parfait moyen d’effacer les traces. Ce qui fut jadis une obscure directive européenne ouvrant les services publics à la concurrence deviendra dix ans plus tard un carnage à France Télécom. Mais qui pour rétablir le lien des causes et des effets ? Qui, dans quinze ou vingt ans pour rapporter un supplément « inexplicable » de cancers rouennais à l’explosion d’une bombe chimique en pleine ville ? En réalité qui pour seulement se souvenir et en parler ? Et qui pour mettre en relation le destin d’un étudiant poussé à bout de désespoir avec les Grandes Orientations de Politique Economique ?

Ici l’imbécile régulier objecte que c’est tout mélanger. Lubrizol, France Télécom : privé ; AP-HP, éducation nationale, Crous : public, enfin ! Mais il y a belle lurette que plus rien ne rentre dans la tête de l’imbécile régulier. Comment alors pourrait-il y entrer que le propre du néolibéralisme c’est de mettre le public sous condition du privé, d’organiser l’arraisonnement privé du public ? D’un côté la surveillance des déficits et des dettes par le duo Commission européenne / marchés de capitaux, de l’autre la baisse forcenée des recettes fiscales pour faire ruisseler les riches (mais de plaisir seulement) : l’ajustement se fera nécessairement par la colonne « dépenses ». Ainsi l’on massacre les services publics au nom des Traités européens, des investisseurs non-résidents, et des fortunes résidentes. Quand, après tout de même 20 milliards de CICE et 3 milliards d’ISF, les cinglés de Bercy s’opposent à ce que Macron lâche le moindre fifrelin aux « gilets jaunes » en décembre 2018, c’est pour la ligne budgétaire (sous surveillance de la Commission et des marchés). Quand, ayant lâché malgré tout, Macron fait rattraper le supplément de dépense par un supplément d’économie… à charge de la Sécu !, c’est pour la ligne budgétaire (sous surveillance de la Commission et des marchés). Les médecins et les personnels soignants, et puis les enseignants, les facteurs, les forestiers de l’ONF, les pompiers, et jusqu’aux usagers, comprennent donc maintenant que toute protestation contre la paupérisation des services publics finira par un supplément de paupérisation des services publics.

Dont ceux qui en sont les maîtres d’œuvre n’ont aucune raison de se plaindre. Peut-être même au contraire. Car un service public méthodiquement détruit, rendu intolérable à force d’être inopérant… est fin prêt à être versé au secteur privé. D’eux-mêmes et contre leur vocation profonde, des médecins quittent l’AP-HP pour les cliniques privées, et si la ministre Buzyn déclare qu’elle « n’a pas dans l’idée qu’on va vendre les hôpitaux publics au privé », on entend surtout l’assourdissante dénégation. Et l’on comprend que ça n’est qu’une question de temps.

Il y a longtemps déjà, Les nouveaux chiens de garde de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat avait recueilli le témoignage d’un épidémiologiste britannique qui montrait que la différence d’espérance de vie entre les plus riches et les plus pauvres de Glasgow était de… 28 ans. Ce qui au passage mettait ces plus pauvres huit ans en dessous de l’espérance de vie en Inde. Que la précarité tue, c’est donc l’une des propriétés du néolibéralisme les plus sûrement établies. La tragique nouveauté avec l’immolation d’Anas, c’est que des responsables sont désignés par la victime même. Et que ce sont les bons. Sarkozy-Hollande-Macron, c’est-à-dire la continuité indifférenciée des fausses alternances, surdéterminée par les contraintes financières et concurrentielles imposées par la franchise régionale de la mondialisation néolibérale : l’Union européenne. C’est sans doute là le petit dérapage imprévu : quand la violence sociale extrême se répand partout, elle finit par frapper des gens dont le discours sur leur propre malheur n’est plus seulement un pur bloc de souffrance, mais accède à l’analyse de ses causes.

Alors il devient tout à fait clair que « la précarité » n’est que la métonymie d’une chose plus vaste, le raccourci pour nommer un monde. Et ses desservants. Ce qui est en train de se nouer pour les semaines qui viennent n’a pas à voir qu’avec « une réforme », fût-ce celle des retraites, ou alors, là encore, il faut tenir « les retraites » pour le raccourci d’une lutte contre la destruction générale. Aussi bien dans l’emploi, que hors de l’emploi, tout est candidat à être détruit. Dans l’emploi, où la tenaille de la concurrence et de la rentabilité pour l’actionnaire est vouée à produire des masses de corvéables, de dépressifs ou de suicidés — mais la chose est acquise depuis longtemps maintenant. À la lisière de l’emploi, où la réforme de l’Unedic a pour mobile presque explicite de réduire les individus au dernier degré de la misère afin de les forcer au travail. Hors de l’emploi où tout ce qui restait pour maintenir de justesse les existences à flot — APL, aides étudiantes, services publics — est consciencieusement démoli.

Mais le plus frappant peut-être dans cette histoire de démolition, c’est l’inconscience heureuse des démolisseurs. Il est vrai qu’ils vivent dans une condition de séparation sociologique, spatiale et mentale, telle que rien de la souffrance humaine ne leur parvient plus. Y compris quand elle leur est mise sous les yeux — car s’immoler, c’est pour qu’on ne puisse pas ne pas voir. L’information du suicide d’Anas a bien dû leur parvenir assez tôt, il y a des préfets pour ça. Et cependant : rien. Ça ne leur a rien fait. Comme les suicidés de France Télécom ne parvenaient pas à faire quoi que ce soit à Didier Lombard ou Louis-Pierre Wenès. Comme la mort de Rémi Fraisse n’a jamais rien fait à François Hollande, qui croit pouvoir revenir, toujours aussi ahuri et rubescent, vendre sa petite salade.

Voilà par quelle sorte de personnages nos existences sont dirigées : des sociopathes. Il aura fallu cinq jours à Macron pour trouver à prononcer un mot d’« empathie ». Il aura surtout fallu un début d’émeute étudiante lui faisant craindre la couche de révolte de trop par-dessus toutes les autres. Frédérique Vidal, elle, dont la fixité de regard ne laisse pas d’étonner, a essentiellement souffert pour sa grille ministérielle. Mais comme à peu près tous les éditorialistes de service. Qui en définitive répondent tous au même type, un type moral, celui de l’époque : une décapitation d’une effigie de Macron, des vitres brisées, des portes de ministère enfoncées les scandalisent ; des suicidés, des éborgnés, des mutilés les indiffèrent. Telle est la tranche d’humanité qui se fait appeler « élite » et revendique le titre à gouverner les autres.

En réalité, dans le sociopathe, l’inconscient heureux et la brute sont indistinguables. Nous sommes sous le règne des brutes. À ces politiques publiques qui tuent pour avoir méthodiquement créé, et obstinément approfondi, les conditions de l’accident chimique, ou celles du harcèlement en entreprise, ou celles du désespoir par la misère, ou celles des accidents du travail sans surveillance, ou celles de l’épuisement « flexible », ou celles bientôt (déjà) de la mort en couloir d’hôpital, ou celles de l’accouchement en bord de route, il faudrait pouvoir donner enfin leur qualification adéquate : ce sont des politiques criminelles. Pour ne rien dire de la sauvagerie policière, brutes parmi les brutes, auxquelles tout le gouvernement des brutes est désormais suspendu.

Si d’ailleurs il fallait donner une figure synthétique à l’époque, ce pourrait être celle du préfet d’Harcourt, cogneur des Pays-de-la-Loire, responsable hiérarchique des événements qui ont coûté la vie à Steve Maia Caniço, mais précédemment directeur de l’Agence Régionale de Santé de PACA, l’une de ces ARS où l’on organise la nouvelle santé-qui-tue, et où il a laissé derrière lui une réputation logique de manager-tortionnaire, personnage décidément remarquable en lequel s’opère la fusion de toutes les formes de la violence néolibérale.

C’est donc par un retournement projectif totalement inconscient que ce gouvernement ne cesse de parler de lui quand il croit parler des autres. On peut alors tout à fait prendre au mot, quoique moyennant un renversement radical, Sibeth Ndiaye quand, encore tout émue de la maltraitance des grilles de sa collègue Vidal, elle déclare que « rien ne peut justifier que des violences soient commises ». Et c’est vrai. C’est même très en dessous de la vérité, si l’on y pense, de dire que « rien ne peut justifier » des politiques criminelles — mais Sibeth Ndiaye est porte-parole du gouvernement, on comprend qu’elle soit tenue à ce genre d’atténuation.

Pour ce qui nous concerne en tout cas, nous voyons bien que, euphémismes mis à part, elle nous appelle à tirer des conclusions. Si rien ne peut justifier la violence des politiques criminelles, alors rien ne peut expliquer que nous continuions à les tolérer. Puisque, injustifiables, en plus d’être ce qu’elles sont, elles sont donc deux fois intolérables. Dans un monde qui serait peut-être plus rêvé que réel, mais qui désigne tout de même un idéal, on voudrait qu’Anas soit le dernier des suicidés, que son suicide ait eu lieu pour qu’il n’y ait plus de suicides, et, pour notre compte, nous pourrions choisir d’entendre son geste ainsi : j’ai fait ça pour vous choquer et que vous ne fassiez plus ce que j’ai fait. « Ça », quoi ? Retourner la violence des sociopathes contre soi. Hormis la leur, c’est la seule violence que tolèrent les sociopathes, et spécialement ceux qui voudraient gouverner nos opinions : la violence par laquelle les salariés, les chômeurs, les étudiants, les agriculteurs se déchirent eux-mêmes. Tuez-vous ! À France Télécom, ma foi, c’était un moyen comme un autre de tenir les objectifs de mise à la porte. Ailleurs c’est une technique managériale éprouvée pour venir à bout des réfractaires : les pousser à la dernière extrémité. Tuez-vous donc !

Alors Anas tente de se tuer. Mais d’une manière spéciale, porteuse d’une possibilité de rupture : une manière entièrement politique. Les ordures gouvernementales ne s’y sont pas trompées : leur premier geste a été de se précipiter au déni. Attal, Montchalin : des ordures — vraiment on cherche, on voudrait éviter, mais on ne voit pas comment dire autrement. Anas nomme : Sarkozy, Hollande, Macron, l’UE. Il en appelle : au socialisme, à l’autogestion, à la Sécu. Ce sont ses derniers mots. Mais Montchalin « ne pense pas qu’on puisse dire qu’il s’agit d’un acte politique ». On pourrait appeler ça tuer deux fois. Criminels sociaux, criminels symboliques.

On ne sait pas que souhaiter à Anas, entre la vie et la mort. On ne sait pas que souhaiter entre les souffrances sans doute terribles qui suivraient son retour du côté de la vie, et la possibilité tout de même qu’il puisse contempler l’effet de son acte. Effet un peu particulier sans doute puisque c’est à nous qu’il appartient de l’accomplir. Cet effet, il est d’inverser les circulations de la violence politique et sociale. Ceux qui jusqu’ici refusaient l’injonction de se laisser détruire, voire de se tuer, refus à la fois politiquement héroïque et personnellement salvateur, ont tous eu à connaître la haine écumante des médias du capital (et de l’État). Parce qu’ils étaient isolés. Xavier Mathieu et les Conti quand ils envahissent la sous-préfecture de l’Oise, Mickael Wamen et les Goodyear qui retiennent un directeur : pas de mots assez forts pour la mémoire des ordinateurs jetés à terre et les droits fondamentaux des patrons foulés au pied. Mais Conti, 14 suicides ; Goodyear, 16. Silence. Tuez-vous !

Anas, paradoxalement, dit : no longer. L’effet qu’il nous revient d’accomplir après son geste, c’est que la violence retourne à l’envoyeur, c’est que les corps cessent de prendre en eux, telle quelle, la violence des sociopathes, que les individus cessent de faire de leur corps le terminus de la violence, qu’ils l’en extirpent, et que toutes ces violences individuellement extirpées soient reconstruites collectivement, politiquement : en une force.

Nous avons besoin de cette force car on n’a jamais vu les violents s’arrêter d’eux-mêmes de violenter. Nous sommes d’ailleurs déjà prévenus : « Des gens vont mourir ». C’est un pneumologue du CHR de Lille qui avertit. Ça va être une « tuerie ». Là on est déjà plus ébranlé parce que c’est Laurent Berger de la CFDT qui parle de la réforme de l’Unedic. Bien sûr, Laurent Berger, croit encore parler au sens figuré. Ça fait pourtant un moment que le capitalisme est passé au sens propre. Le macronisme, n’en parlons pas. Et tout ça est somme toute assez logique : quand il y a des politiques criminelles, « des gens vont mourir ». Nous avons besoin de cette force car, à ce sujet, l’histoire est assez formelle : on n’arrête pas les violents avec des fleurs. Nous avons besoin de cette force parce que, si les violents ne s’arrêtent jamais d’eux-mêmes, alors il va falloir les arrêter nous-mêmes.

 

Source: La pompe à phynance (Blog du Diplo)

Illustration: Émile Breton. — « La conflagration » (vers 1900)  – Musée Soumaya, Mexico, photo cc Benoît Prieur

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