La pandémie du complotisme

Le conspirationnisme offre une explication rapide et facile au fait que, dans notre société, les intérêts des élites prennent systématiquement le dessus. Pour une réponse différente à cette question légitime, il nous faut un autre prisme idéologique.


 

Depuis le début de la pandémie de coronavirus, la société a été en proie à une effusion de théories conspirationnistes. Il y a peu encore, les théories du complot ne circulaient que dans certains créneaux précis des réseaux sociaux adressés à un public bien particulier, mais 2020 a vu le conspirationnisme définitivement sortir de son lit. La pandémie de coronavirus a vu essaimer avec elle une pandémie du complotisme.

Cela ne devrait guère nous surprendre: les répercussions de la pandémie et la manière dont elle est gérée apparaissent, en effet, comme des phénomènes nouveaux aux yeux de la plupart des occidentaux. Pour une grande part de la population, il était inimaginable que les infrastructures sociales, médicales et économiques des régions les plus prospères du monde puissent être aussi sévèrement mises à mal en quelques semaines. Hôpitaux débordés, pénurie de personnel médical, rayons de supermarchés vides, magasins et écoles fermés, restrictions à la liberté de circulation… Pensait-on que cela n’arrivait que dans des sociétés non occidentales rongées par la corruption et l’absence de démocratie, qui ne peuvent compter sur des infrastructures et des institutions solides? Ce qui, pour la plupart, aurait pu passer pour le scénario d’un roman dystopique voici un peu plus d’un an, est devenu réalité en 2020. Dans la recherche du comment et du pourquoi de cette transformation, les théories du complot semblent apporter une réponse en écho aux expériences d’une part de la population.

En voici un petit échantillon. Le virus du COVID-19 aurait été développé à la demande des États-Unis en vue de sa propagation en Chine et de la destruction de l’économie chinoise; le virus aurait été conçu et propagé sur l’ordre de Bill Gates pour tirer d’énormes profits de la vente d’un vaccin (ou, selon une version encore plus farfelue, pour implanter une micropuce informatique dans chaque personne vaccinée). Il existe de nombreuses variantes de ces scénarios, mais le message de fond est toujours le même : nous sommes dans cette situation parce qu’un groupe de personnes a secrètement créé un virus pour en tirer bénéfice. Une autre catégorie de conspirationnistes s’évertue à nier l’existence ou la gravité du virus : ce ne serait qu’un écran de fumée destiné à dissimuler les effets délétères des réseaux 5G sur la santé, voire rien de plus qu’une grippe saisonnière annuelle. Et donc qu’une politique de lutte contre le coronavirus est totalement inutile et que les vraies raisons de ces mesures et de leur maintien en vigueur sont à trouver ailleurs que dans la santé publique. Des forces obscures seraient en jeu, cherchant à occulter la vraie nature de la situation pour permettre une remise à plat complète de la société à leur avantage. Les experts médicaux dissimuleraient les faits car ils sont pieds et poings liés aux subsides de l’industrie pharmaceutique. De puissants lobbies économiques manipuleraient la crise sanitaire, non seulement pour engranger des profits colossaux, mais aussi pour transformer la société en un troupeau d’individus dociles et isolés dont les contacts sociaux ne peuvent passer que par des moyens électroniques (et donc contrôlés)1.

Qu’il s’agisse de théories présentant le développement et la propagation du virus comme artificiels ou de théories niant son existence et/ou sa gravité, la cause des changements sociaux profonds est systématiquement attribuée aux actions conscientes et intentionnelles d’un groupe relativement réduit de comploteurs. Ces actions secrètes et illégales chercheraient à entraîner une transformation sociale qui profite à leurs auteurs, et ce, au détriment d’une majorité de la population.

Ces théories seront rejetées par beaucoup comme des inepties qui ne méritent pas qu’on s’y attarde. Mais une analyse plus approfondie de ces théories s’impose néanmoins sur le plan politique, compte tenu de leur impact sociétal. En quoi au juste ces théories conspirationnistes autour du coronavirus sont-elles problématiques? Devrions-nous les rejeter simplement parce qu’il s’agit de théories du complot? Ces théories ont-elles leur place dans une analyse critique de la société? À quoi tient leur attrait? Il nous faut d’abord avoir des réponses claires à ces questions avant de pouvoir les traiter de façon appropriée politiquement. Je tenterai ici de faire la lumière sur ces questions; mais avant, il est nécessaire de cerner plus précisément en quoi consistent les théories du complot.

Théories du complot et utilisation politique abusive du terme

Bien sûr, la pandémie de coronavirus n’est pas le seul phénomène ou événement au sujet duquel toutes sortes de théories du complot circulent. Parmi les autres théories du complot, on peut citer celles prétendant que les attentats du 11 septembre 2001 étaient l’œuvre d’une conspiration entre divers services secrets; celles affirmant que l’industrie pharmaceutique et les scientifiques ont délibérément dissimulé des informations sur la nocivité de vaccins courants; ou encore celles avançant que les élites occidentales veulent détruire la culture occidentale via l’immigration. Certaines de ces théories se concentrent sur un événement en particulier (comme les attentats du 11 septembre 2001), tandis que d’autres tentent d’expliquer des phénomènes sociaux à long terme (par exemple, l’immigration). D’autres théories, plus ambitieuses, tentent d’expliquer les évolutions historiques sur une très longue période. Cette dernière catégorie comprend les théories antisémites et d’extrême droite qui considèrent que le développement historique des derniers siècles est le résultat de machinations d’une société secrète (généralement hétéroclite composée de Juifs, de Rose-Croix, d’Illuminati, de francs-maçons, de marxistes (culturels), etc.)2.

La liste pourrait aisément être étendue; cependant, même cette brève énumération permet de se rendre compte de l’amplitude du phénomène. Ces exemples plutôt classiques risquent cependant de nous mettre sur une fausse piste. En effet, les cas cités partagent au moins deux caractéristiques. D’abord, il s’agit de théories considérant un événement, un phénomène ou un développement comme la conséquence délibérée et planifiée d’une conspiration (c’est-à-dire une entente secrète entre un groupe de personnes pour mener une entreprise illégale). En outre, ces théories sont mal étayées et très spéculatives. Il n’y a guère de preuves à l’appui, les théories sont farfelues ou entrent en contradiction avec d’autres sources d’information. Il existe donc de bonnes raisons de leur accorder peu de crédit. Ces deux caractéristiques communes (invoquer une conspiration d’une part et leur statut hautement contestable d’autre part) sont, toutefois, indépendantes l’une de l’autre. En d’autres termes, la raison pour laquelle nous devrions accorder peu de crédit à ces théories ne peut pas se limiter au (seul) fait qu’elles invoquent des complots.

D’ailleurs, toute une série de théories de la conspiration ne sont contestées par personne. L’assassinat de Jules César, l’affaire Dreyfus, le scandale Iran-Contra et la liste interminable de (tentatives de) coups d’État impliquant les services secrets des États-Unis sont autant d’événements qui résultent bel et bien de complots. Les historiens s’accordent sur ce point3. Les cartels et la fixation secrète des prix sont un exemple éloquent de conspiration dans laquelle les acteurs économiques cherchent, par des voies illégales, à consolider ou à étendre leur pouvoir. Les conspirations ne sont donc pas simplement le fruit d’une imagination trop féconde, ni des fossiles d’une lointaine ère pré-rationnelle. Elles existent et ont des conséquences bien réelles. Les documents secrets de l’Agence nationale de sécurité des États-Unis (la NSA), divulgués par Edward Snowden et Wikileaks, entre autres, n’en sont que l’illustration la plus récente.

Le fait que la dernière série d’exemples cités ne figure généralement pas sur les listes classiques de théories du complot ne fait que renforcer l’impression que de telles théories sont toujours fausses. Et cela donne lieu à un abus politique du terme «théorie du complot». Le premier ministre britannique Tony Blair a, par exemple, accusé les critiques de l’invasion illégale de l’Irak en 2003 de colporter des théories conspirationnistes. Selon les critiques, lorsque les gouvernements britannique et américain affirmaient que le régime irakien possédait des armes de destruction massive, ils mentaient délibérément pour couvrir le caractère illégal de cette intervention. Cette théorie a pourtant été discréditée par le Premier ministre britannique de l’époque, M. Tony Blair, comme étant une théorie du complot et ne devant donc pas être prise au sérieux4. M. Blair avait raison lorsqu’il affirmait que les critiques voyaient la guerre comme le résultat d’une conspiration impliquant les gouvernements britannique et américain5. Mais ce n’est pas en soi une raison pour balayer cette explication. M. Blair a abusé de ce terme pour faire passer les critiques de sa politique comme des fantaisistes irrationnels et, ce faisant, écarter les critiques sans même y répondre6.

Ci-après, j’utiliserai le terme «théorie du complot» pour toute explication d’un événement ou d’un phénomène faisant référence à une conspiration. En utilisant ce terme, je ne porte aucun jugement sur la véracité des allégations.

Une critique politique des théories du complot autour du coronavirus

Si les théories du complot ne sont pas toujours fausses ou irrationnelles simplement parce qu’elles font référence à des conspirations, la question se pose néanmoins de savoir en quoi les théories du complot concernant le coronavirus ne tiennent pas la route. Il pourrait sembler évident de répondre qu’elles sont basées sur des fake news, des faits alternatifs ou des demi-vérités, voire qu’elles sont dénuées de preuves ou sont de nature spéculative. C’est sûrement vrai pour un grand nombre de ces théories, mais pas nécessairement pour toutes. Il doit donc y avoir d’autres raisons pour lesquelles elles sont problématiques.

Lorsque nous essayons de comprendre et d’expliquer des phénomènes sociaux, ce n’est pas seulement par curiosité intellectuelle. Nous voulons utiliser les connaissances et analyses pour intervenir dans les situations existantes. Et souvent, nous ne pouvons pas nous offrir le luxe d’attendre d’être sûrs que nos intuitions sont correctes. Lorsque les idées ou analyses sont de nature telle qu’il n’existe pas assez de preuves pour les accepter ou les rejeter, nous devons aussi tenir compte de l’impact de ces analyses sur le projet politique de la gauche. Si nous gardons cela à l’esprit à l’heure d’examiner les théories du complot autour du coronavirus, il y a de nombreuses raisons d’être sceptique.

Tout d’abord, nous voyons que ces théories du complot inventent des coalitions invisibles. Les mordus des remèdes New Age, le mouvement anti-vaccination, les libertaires considérant le port du masque buccal comme une atteinte à leur droit à la liberté d’expression, et les écologistes sincères s’appuient tous sur les mêmes sources de fake news pour semer le doute sur la gravité de la situation. La plupart de ces sources sont signées par la droite radicale. Cela ne devrait guère nous surprendre: la diffusion et la production de théories du complot et de fake news sont une des armes favorites de la droite radicale pour canaliser le mécontentement social (justifié) et le récupérer au profit de son propre agenda politique. Bien sûr, d’un point de vue démocratique et social, on peut critiquer sévèrement les mesures gouvernementales7. Intégrer toutefois ces critiques légitimes dans un récit de droite radicale contribue à minimiser le coronavirus afin de disséminer des idées de droite radicale. Il va de soi que tous ceux qui partagent ces sources ne sont pas des partisans de l’extrême droite.

Chacun a évidemment ses propres raisons de douter de la gravité de la situation ou de la pertinence des mesures prises. Mais, quelles que soient les motivations personnelles, la diffusion des théories issues de la droite radicale fait en sorte que ces sources gagnent en légitimité et déroule le tapis rouge à une propagande accrue de la droite radicale. La remarque justifiée selon laquelle le confinement cause des ravages sociaux ne devrait pas servir d’argument pour le lever le plus tôt possible. C’est peut-être le rêve de la droite (radicale) de relancer l’économie coûte que coûte et le plus tôt possible, mais les répercussions sur la santé, surtout pour les groupes les plus faibles, seraient colossales. Au lieu de nier l’existence d’une crise sanitaire, nous devons nous battre pour obtenir beaucoup plus de mesures de soutien pour ceux qui se retrouvent en situation critique à cause du confinement. Lever le confinement ne constitue pas, non plus, une solution face à la crise de la santé mentale provoquée par la pandémie. À la place, il conviendrait de préconiser un confinement différent, où la santé mentale est davantage prise en compte que les intérêts économiques.

Au lieu d’exposer les déchirements auxquels nous sommes confrontés comme de faux dilemmes imposés par une logique dans laquelle le profit est roi, les négationnistes du coronavirus les valident. Dès lors, pour justifier leur position pour une levée du confinement, ils nient la gravité de la situation sanitaire. On ne peut pas vraiment qualifier de sociale cette légitimation consciente ou inconsciente de la logique du profit.

Un deuxième point important est que ces théories du complot ne sont plus seulement répandues par des personnes qui y croient réellement, mais aussi par des personnes qui y voient un exutoire pour exprimer leurs frustrations à propos des politiques menées et renforcer l’appel en faveur d’un retour à la «normalité d’avant». Certains éléments des théories du complot passent pour des «pistes intéressantes», des «réserves» ou des «questionnements» remettant en cause les politiques menées. Ces réserves s’avèrent souvent fondées sur des contre-vérités manifestes ou des interprétations douteuses. Mais, ce qui les rend encore plus problématiques d’un point de vue politique, c’est qu’elles brossent implicitement un tableau idyllique du monde d’avant le coronavirus. La nostalgie pour la «normalité d’avant» fait trop vite oublier que ce ne sont pas les mesures de riposte au virus qui sont à l’origine des inégalités sociales, des problèmes psychosociaux ou de l’érosion de l’État de droit démocratique. Que les réponses politiques au coronavirus aient exacerbé ces tendances ne fait cependant aucun doute, et c’est pourquoi il faut les contester d’un point de vue de gauche. Néanmoins, les critiques de la gauche doivent aller au-delà d’un retour à la «normalité d’avant». Elles ne peuvent partir du principe qu’il n’y a pas de crise sanitaire et qu’il est inutile de prendre des mesures drastiques.

Aussi s’agit-il, pour la gauche, de critiquer sévèrement les théories du complot concernant le coronavirus. Outre le fait qu’elles légitiment des mesures dont le poids et les risques incombent aux citoyens ordinaires, elles représentent souvent des cas d’école d’analyses sans causes structurelles des tendances sociales. Toutes les théories du complot sur le coronavirus citées ci-dessus mettent en avant les agissements de certains individus (Donald Trump, Bill Gates) ou des groupes relativement mineurs avec ou sans lien avec l’appareil d’État (scientifiques, militaires). Et la seule conclusion qu’elles pointent est que quelques brebis galeuses portent la responsabilité de cette pandémie et de la façon dont elle est gérée.

Ces théories ne peuvent être qualifiées de radicales car elles ne s’attaquent pas aux structures et institutions sociales responsables de la crise sanitaire dans laquelle nous nous trouvons. S’agissant des origines du virus par exemple, le mode de production et de commercialisation des aliments dans l’économie capitaliste mondialisée est complètement absent du tableau8. Ce qui est aussi à peine évoqué, c’est que les gouvernements et les entreprises pharmaceutiques ont été complètement pris au dépourvu face à l’apparition d’une telle pandémie, malgré les signaux d’alerte donnés par diverses épidémies de grippe aviaire antérieures, notamment en Chine, au cours des 25 dernières années. Mike Davis montre que les programmes de recherche sur la prévention de telles épidémies ont été victimes des campagnes d’austérité néolibérales et de l’affectation des budgets de recherche à la lutte contre le bioterrorisme. Il démontre aussi le manque total d’intérêt de l’industrie pharmaceutique pour la recherche et le développement de médicaments efficaces quand ceux-ci ne sont pas assez lucratifs9. Ces analyses mettent en évidence les failles des structures et institutions sociales, ce qui devrait inciter à les revoir de fond en comble. La radicalité de ces analyses contraste fort avec la pseudo-radicalité des théories du complot sur le coronavirus. Ces dernières peuvent donnent une illusion de radicalité dès lors qu’elles désignent des personnalités ou des élites puissantes comme les coupables de la situation actuelle. Cependant, en restant bloquées sur cette question de culpabilité, elles ne s’attardent guère sur les structures et les institutions qui encadrent les actions des élites.

Les limites des théories du complot

Il y a une leçon importante à tirer de cette dernière conclusion sur les théories du complot en général. Comme les conspirations existent et que les actions des conspirateurs ont des conséquences réelles et parfois profondes, nous ne pouvons nous contenter de les balayer d’un revers de la main. Nous devons donc être conscients que les conspirations sont l’un des outils du jeu de pouvoir des élites. Cela devient problématique lorsque les conspirations sont considérées comme la cause unique ou principale d’événements. La pensée conspirationniste (la propension à tout voir comme le résultat d’un complot) ne laisse aucune place à l’analyse structurelle10. Or, ce n’est que sur base d’analyses structurelles qu’une politique anti-systémique de gauche peut être développée.

Le problème de la pensée conspirationniste est clairement illustré par les différentes théories du complot antisémite qui prétendent expliquer les conséquences sociales du capitalisme. Ces théories du complot n’imputent pas les inégalités sociales résultant du capitalisme à l’existence d’une classe capitaliste, mais plutôt à l’existence d’une conspiration de Juifs puissants (comme des banquiers juifs). Ces conspirateurs «justifient» alors leur comportement en faisant référence à des préjugés antisémites stéréotypés.

En d’autres termes, la théorie du complot est incapable d’expliquer le comportement des conspirateurs sans tomber dans l’essentialisation de certains groupes. Cela signifie que le comportement des individus ne s’explique pas par le rôle qu’ils jouent dans des structures sociales, mais par une caractéristique supposée «essentielle» du groupe (ethnicité, sexe, culture, …). Dans le cas des théories antisémites, on dira que «le Juif» n’est motivé que par l’appât du gain ou la haine des non-Juifs. En d’autres termes, les théories du complot qui ne s’inscrivent pas dans une analyse structurelle légitiment les stéréotypes de groupe, avec les conséquences négatives que cela implique.

La popularité de la pensée conspirationniste

Une critique matérialiste des théories du complot infondées ne peut se borner à constater qu’elles se basent sur des mensonges entiers ou des demi-vérités. Si ces théories sont irrationnelles, il faut aussi expliquer pourquoi elles continuent d’exercer un tel attrait. Une réponse élitiste à cette question consisterait à affirmer qu’une grande part de l’humanité est incapable de distinguer la réalité de la fiction. Pour en revenir brièvement aux théories conspirationnistes antisémites, c’est le point de vue du libéral de gauche autrichien Ferdinand Kronawetter, qui a décrit l’antisémitisme comme du socialisme pour les idiots11.

La notion selon laquelle la pensée conspirationniste serait liée à un manque de rationalité est démentie par les recherches psychologiques. Celles-ci montrent en effet que la croyance en des théories du complot sans fondement est en corrélation avec un sentiment de manque de contrôle sur sa propre vie, de vulnérabilité, de peur, de faible estime de soi, etc. Que de tels facteurs psychologiques puissent expliquer en partie pourquoi certains sont plus enclins à entretenir une pensée conspirationniste semble plausible, mais tout aussi peu concluant. Si la popularité des théories du complot n’est qu’une question de psychologie individuelle, cette popularité serait constante tout au long de l’histoire. Il est incontestable que les théories du complot sont intemporelles, mais ce n’est que lorsque la démocratie et le capitalisme modernes sont apparus que les théories du complot ont commencé à jouer un rôle politique important.

Avant le système capitaliste moderne, qui assume au moins formellement l’égalité des droits universels, le discours sur l’inégalité et l’inégalité réelle formaient un tout cohérent. La répartition inégale du pouvoir politique, social et économique entre les classes sociales a été légitimée par une idéologie qui a pris cette inégalité comme point de départ. Pour des penseurs tels que Platon ou Martin Luther, le fait que la société soit dirigée par une élite aristocratique faisait partie de l’ordre naturel ou divin. Les institutions politiques ont donc incarné cette inégalité. Lorsqu’on leur demandait pourquoi les intérêts de l’élite passaient en premier, la réponse était claire pour tout le monde: les institutions politiques donnent le pouvoir à l’élite. Les relations de pouvoir étaient transparentes pour le seigneur et le serf. Dans une démocratie capitaliste, l’inégalité réelle entre en contradiction avec l’idéologie centrée sur l’égalité et l’autodétermination. Cette contradiction n’est pas théorique, mais vécue par les gens au quotidien. D’une part, on leur dit constamment qu’ils sont maîtres de leur propre destin; d’autre part, ils constatent que ce n’est pas le cas. Ce décalage survient tant au niveau personnel qu’au niveau de la société. Les choix politiques auxquels la majorité est favorable ne sont pas concrétisés tandis que ceux qui ne rallient pas la majorité le sont (par exemple, l’augmentation de l’âge de la retraite). En d’autres termes, les relations de pouvoir ne sont plus transparentes et les mécanismes d’exercice du pouvoir, d’exploitation et de répression sont brouillés.

 

La pensée conspirationniste apporte une réponse claire à la question légitime de savoir comment, dans un monde présenté comme un monde égalitaire, les intérêts des élites prennent systématiquement le dessus sur ceux de la majorité. Cette question peut toutefois livrer une réponse différente lorsque nous examinons la réalité sociale à travers un autre prisme idéologique. Des concepts tels que la société de classe, la classe dirigeante, l’oppression ou la lutte sociale ne sont pas seulement des outils conceptuels pour analyser et rendre compréhensible ce décalage, ils fournissent également un cadre politique dans lequel une action collective contre l’inégalité peut avoir lieu. Lorsque la pertinence de ces analyses est niée dans le discours public et que la légitimité de l’action collective fondée sur ces analyses est sapée, la réalité sociétale apparaît à l’individu atomisé comme un vaste chaos. Les théories du complot deviennent alors une alternative attrayante pour expliquer ce chaos social.

 

SOURCE: LAVA

Notes:

  1. Selon une enquête commandée par Knack et Le Vif, 22% des Belges pensent que le Covid-19 a été délibérément fabriqué et diffusé; plus de 27% sont convaincus que les vaccinations obligatoires ne servent qu’à enrichir le secteur pharmaceutique et plus de 6% pensent que le déploiement de la technologie 5G est responsable de la propagation du virus (Knack, 20/01/21). On retrouve des chiffres similaires chez nos voisins. À la demande de Nieuwsuur, le bureau d’études Ipsos a mesuré la popularité des théories du complot sur le coronavirus aux Pays-Bas. Selon l’enquête, 15% des Néerlandais croient que le Covid-19 a été développé en laboratoire pour servir d’arme biologique; 4% sont convaincus que le virus est lié au déploiement du réseau 5G, tandis que 5% pensent que Bill Gates est à l’origine du développement du virus. Voir: www.ipsos.com/nl-nl/complottheorieen-over-het-coronavirus.
  2. La même enquête révèle que 13,2% pensent que le gouvernement américain était derrière les attaques du 11 septembre 2001; 15,3% pensent que l’immigration est délibérément organisée par les élites occidentales pour remplacer la population européenne et 8% pensent qu’il existe une conspiration mondiale LGTB+ pour renverser l’ordre moral traditionnel; 10,6% des personnes interrogées estiment que le réchauffement climatique est une conspiration des scientifiques, des politiciens et des journalistes; 13,7% pensent que les Illuminati manipulent l’ensemble des groupes de population. Ces chiffres montrent que les théories du complot, d’extrême droite ou non, ne sont pas un phénomène marginal.
  3. Dans le cas de l’assassinat de Jules César, il s’agissait d’un groupe relativement restreint de conspirateurs voulant éliminer l’empereur pour s’emparer eux-mêmes du pouvoir. En France, au 19e siècle, c’est un groupe d’officiers supérieurs antisémites qui a conspiré pour faire condamner l’officier juif Alfred Dreyfus pour haute trahison sur base d’un faux témoignage. Dans le cas de l’affaire Iran-Contra, il s’agissait d’une conspiration dans laquelle des hauts responsables du gouvernement Reagan, aux États-Unis, avaient mis en place une opération secrète pour soutenir les rebelles Contra au Nicaragua via la vente d’armes à l’Iran. Cette opération n’a pu être exécutée car le Congrès des États-Unis avait voté à la fois un embargo commercial contre l’Iran et une loi interdisant tout soutien aux Contras.
  4. Voir Blair: «Iraq oil claim is ‘conspiracy theory’»The Guardian, 15 janvier 2003.
  5. Selon les critiques, les deux gouvernements ont dissimulé les véritables objectifs de la guerre, car ils étaient illégaux. Les critiques ont en outre affirmé que les hauts responsables politiques étatsuniens et britanniques étaient conscients qu’il n’y avait pas de preuve concluante de la possession par l’Irak d’armes de destruction massive.
  6. Quant à savoir si le contrôle des richesses pétrolières irakiennes a constitué un facteur déterminant dans la décision de lancer une nouvelle guerre au Moyen-Orient, cette question ne peut être tranchée qu’à l’aulne d’un examen approprié des documents pertinents. Les recherches montrent que les intérêts de l’industrie pétrolière ont effectivement joué un rôle. Voir par exemple G. Muttitt, Fuel on Fire. Oil and Politics in Occupied IraqNew Press, 2012.
  7. Cf. Debruyne, De Smet, Zahidi, «Welke kennis regeert?», Lava; Jan Buelens, «La démocratie à l’épreuve du coronavirus», Lava 15, 4, 2020, p 4-23.
  8. Rob Wallace, Big Farms make Big Flu. Dispatches on Infectuous Diseases, Agribusiness and the Nature of Science. Monthly Review Press, 2016. Voir aussi Wallace, «Covid-19: l’agro-industrie est prête à risquer la santé du monde», Lava, 18 mars 2020, et Wallace, Wallace, Chaves & Liebman, «La COVID-19 et les circuits des capitaux», Lava, 10 juin 2020.
  9. Mike Davis, The Monster Enters. COVID-19, Avian Flu, and the Plagues of Capitalism. OR Books, 2020.
  10. Selon le philosophe français Fréderic Lordon, se focaliser unilatéralement sur les conspirations confinerait à du mono-idéisme, à savoir la tendance à toujours rechercher le même type de cause pour tous les phénomènes. Il souligne cependant aussi qu’il ne faut pas tomber dans le miroir du mono-idéisme en refusant d’exclure a priori un certain type de cause possible (en l’occurrence, les conspirations). Voir F. Lordon, «Nul ne peut céder sa faculté de juger», Manière de voir, (4), p. 7-9.
  11. Ce point de vue est contesté par le socialiste allemand August Bebel, à qui cette déclaration est attribuée à tort. Voir : «Anti-Semitism – An international Interview : Hermann Bahr interviews August Bebel», Libcom, 21 mars 2019.

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