La guerre de l’information

En soutien à la guerre par les armes, sur le terrain, dans l’horreur du sang versé et des brutalités extrêmes contre des combattants mais surtout contre des civils, il y a la guerre de l’information. Celle-ci fait rage depuis le 24 février, date de l’invasion russe en Ukraine. Et la liberté de la presse pourrait être une des victimes collatérales de cette guerre.  

Ces 21 et 22 avril se tient en Hongrie un colloque universitaire et scientifique « Liberté d’expression et liberté de la presse » organisé par Wallonie – Bruxelles International en partenariat avec l’Université de Szeged et l’Université ELTE de Budapest.

La liberté de la presse est attaquée

Au cours de ces travaux, Jean-Jacques Jespers, ancien journaliste de la RTBF et ancien président du Conseil de déontologie journalistique belge, a dénoncé le danger des lois anti « fake news » ainsi que le pouvoir démesuré des Big Techs comme Facebook ou Twitter. Il appelle les parlementaires à mesurer le danger de nouvelles mesures d’urgence en situation de crise. Voir à ce sujet : https://edri.org/our-work/public-statement-on-new-crisis-response-mechanism-and-other-last-minute-additions-to-the-dsa/

 Liberté d’expression et liberté de la presse sont des droits fondamentaux en Europe, constitutionnels en Belgique ainsi que l’a rappelé Françoise Tulkens, ancienne juge à la Cour européenne des droits de l’Homme. Elle a estimé « totalement inadmissible » la censure des chaînes propagandistes russes Russia Today et Sputnik par les gouvernements européens. Elle rappelle que la liberté d’expression vaut aussi pour les idées qui choquent, qui heurtent et qui inquiètent.

Rappelons que le Conseil de l’Union européenne a décidé et imposé aux régulateurs de l’audiovisuel (dont notre CSA belge, voir communiqué ici) de prendre les mesures pour mettre en pratique la décision arbitraire et à peine motivée (le règlement européen qui fonde la décision fait une page et demi) des gouvernements des pays membres de l’UE. Des mesures économiques ont donc été prises contre ces deux organes de presse et ce sur base d’un « élargissement du règlement européen de 2014 qui liste les entreprises et services soumis aux sanctions européennes », explique Karim Ibourki, président du CSA belge. Il poursuit : « Des règles très claires – assorties de sanctions pénales- allant totalement à l’encontre de la liberté d’expression ont été imposées aux médias russe par le Gouvernement. Il devient dès lors très difficile de considérer ces médias comme étant libres d’exercer leur mission d’information. La désinformation est un problème majeur sur le territoire européen et les tentatives de déstabilisation n’ont pas leur place. Des nouvelles règles seront introduites dans le Digital Services Act et l’European Media Freedom Act qui viendront en appui prochainement pour mieux lutter contre ces phénomènes. »

Autrement dit, des instances gouvernementales se donnent le droit d’attenter à des libertés fondamentales que sont la liberté de la presse et la liberté d’expression, par des mesures dites économiques qui reviennent en fait à supprimer des médias d’information, quelles que soient les informations qu’ils contiennent (et qui ne sont pas toutes de la propagande de guerre). Or, ce type de décision doit revenir aux régulateurs audiovisuels indépendants ou aux instances judiciaires les plus élevées et au minimum être discuté au niveau des représentants des peuples à savoir les parlements. “Le danger est ici que des gouvernements se sont substitués aux organes de régulation indépendants (dans certains pays, comme l’Allemagne, les pays baltes, ce sont les régulateurs indépendants qui ont fait fermer RT et Sputnik, après enquête contradictoire, droit à la défense et constat de violation des conditions de licence: là, rien à redire, on a suivi la voie démocratique; en revanche, la décision du Conseil européen est un acte de censure arbitraire, jugé “inadmissible” à ce titre par Françoise Tulkens”, explique Ricardo Gutiérez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes.

Donc, sous prétexte de lutter contre la propagande d’un régime autocratique, on affaiblit nos propres principes démocratiques dont nous sommes pourtant si fiers. L’affaire est à suivre attentivement car il y a un risque certain d’atteinte à nos libertés fondamentales. De toute façon, RT France a déposé un recours contre cette décision auprès du Tribunal de l’Union Européenne. L’affaire suscitera beaucoup de débats sur la défense de nos “valeurs” européennes.

L’ambiguïté du fact-checking

L’Europe se dote donc de nouveaux instruments censés réguler quelque peu la masse énorme d’informations, de commentaires, de propagande, de désinformations, de fausses informations, etc., qui circulent sur le Net et dans nos médias identifiés comme étant d’information journalistique. Voici ce qu’en dit Tania Racho dans « La Revue européenne des médias et du numérique » :

« À l’instar de la France avec l’agence Viginum, les institutions de l’Union européenne se sont emparées du fact-checking. Ainsi, il est parfois difficile de faire la part des choses entre la réponse institutionnelle et la désinformation journalistique. Lancé par le service européen de l’action extérieure de l’Union européenne, le site EU vs Disinfo illustre bien cette dangereuse ambiguïté16. Diffusant des articles comme le ferait un média d’information, ce site cible précisément la désinformation venant de l’Est. On peut lire sur sa page de présentation : « Il a été mis en place en 2015 afin de mieux prévoir, aborder et répondre aux campagnes de désinformation continues de la Fédération de Russie touchant l’Union européenne, ses États membres, ainsi que les pays situés dans leur voisinage commun. »17 La Commission européenne a développé, à son tour, un projet pour lutter contre les idées reçues au sujet de l’Europe dans un format vidéo appelé « Les Décodeurs de l’Europe ». »

Pourtant, c’est jusqu’à présent le rôle des journalistes de décrypter les infos, de les mettre en perspective, de les soumettre à la critique d’experts et de scientifiques… Car comment croire les analyses d’une instance officielle qui suit son propre objectif ? Qui, en quelque sorte, exerce une contre-propagande avec sa propre propagande ?  

Les émotions contre la raison

Plus que jamais en ces temps de guerre des informations et de propagandes dans laquelle se noient les rédactions de presse, il nous faudrait plus de diffusion d’analyses sérieuses, certifiées, dérangeantes car elles bousculent des certitudes imposées à coup d’émotions.

A ce sujet, la revue Acrimed propose une analyse de la manière dont les médias français ont couvert la guerre en Ukraine https://www.acrimed.org/Medias-et-Ukraine-la-guerre-en-continu

Une analyse qui s’applique fort bien à nos médias belges. On y détaille la manière dont la situation politique extrêmement complexe de l’Ukraine avant l’invasion a été passée sous silence ou très simplifiée ce qui rendait impossible le décryptage du mécanisme qui a conduit à la guerre.

Et surtout, la mise en scène de l’information, des journalistes micro au poing devant de ruines, et la surabondance d’images d’horreur, supprime toute distance critique. On est en pleine émotion. « Ce qui a d’ailleurs inspiré à l’humoriste Alex Vizorek une poignée de questions amères… que nous partageons : « Est-ce intéressant de [la] voir au milieu des débris et des familles qui quittent l’Ukraine ? Est-ce que ça ne fait pas un peu le type qui vient aux Restos du cœur pour manger la belle côte à l’os qu’il a apportée lui-même ? Est-ce que ça ne serait pas un peu une BHLisation de l’information ? Et jusqu’où on va aller pour présenter l’information sur le terrain ? Est-ce que, ce week-end, Laurent Delahousse nous fera un direct depuis l’intérieur d’une cuve à mazout pour parler du coût de l’énergie ? » (France Inter, 15 mars)   

Le pire, selon l’analyse d’Acrimed, reste la diffusion de fausses informations non rectifiées lorsque la réalité des faits est prouvée : « Pis, des fausses informations propagées par l’armée ukrainienne sont reprises par des médias avant d’être « factcheckées » (heureusement) par d’autres médias. Daniel Cohn-Bendit, habitué des mensonges, relaie sur LCI une histoire rocambolesque très vite démentie par Libération : « [Vladimir Poutine] a envoyé deux avions avec ses parachutistes des forces spéciales pour essayer de prendre Zelensky. Le jour d’après l’entrée en Ukraine. Les deux avions se sont fait descendre. Ses parachutistes n’ont pas pu prendre Zelensky et donc toute sa stratégie, qui était : ça va durer deux jours et puis c’est fini… Et maintenant il est embourbé. » Autre exemple relevant de la propagande de guerre : 13 gardes-frontières ont crié « Navire militaire russe, allez vous faire foutre ! » avant d’être tués par l’armée russe. Cette information reprise un peu partout est tout simplement fausse : les soldats ukrainiens n’ont pas été tués. Ou encore, on découvre une dépêche de l’AFP qui annonce qu’« une mosquée abritant 86 civils [a été] bombardée à Marioupol » (12 mars). L’information est contredite par Le Figaro plus tard dans la journée. Etc.”

Aux rédactions à (re)constituer des équipes de journalistes prenant du recul, analysant les faits, décryptant le contexte et le déroulement historique de ces faits. Peut-être pourrons-nous alors peser sur les décisions des responsables politiques entraînés comme nous dans la guerre des propagandes et les émotions qui empêchent la raison.

 

Source: Entre les lignes

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