La dette polonaise, ses origines politiques et ses conséquences

La dette a toujours été un instrument de domination redoutable aux mains des puissances occidentales vis-à-vis des pays colonisés ou soumis. Le cas de la Pologne illustre parfaitement l’usage politique de la dette dans les relations entre pays puissants et nations dominées.

 

En 1918, la Pologne retrouvait son indépendance grâce en principe à l’aide de la France et des États-Unis d’Amérique, et même si c’est sa reconnaissance par la Russie soviétique qui avait permis d’internationaliser cette question enfermée jusque-là à l’intérieur des frontières des trois États qui s’étaient partagé le pays au Congrès de Vienne. Le soutien politique occidental à la Pologne était assorti toutefois de prêts accordés pour construire les infrastructures d’État et d’investissements privés dans des secteurs économiques importants pour l’époque.

 

Très vite, « l’aide » devint un instrument de pression politique : alors que les Polonais avaient participé massivement à l’effort de guerre du côté allié, les pays occidentaux, insensibles à la « dette de sang », entendaient récupérer la totalité des prêts avec intérêts. Les communistes polonais au pouvoir en 1945 ont consenti à payer cette dette, contrairement à l’URSS après 1917, car ils souhaitaient garder des liens avec l’Occident dans l’espoir de récupérer les technologies nécessaires à leur programme d’industrialisation et de modernisation. Notamment, et malgré un contentieux lié aux anciennes dettes et aux nationalisations des biens des capitalistes français, parce que la coopération économique, industrielle, culturelle et éducative avec la France se développa de façon importante de 1956 à 1970 sous l’impulsion des politiciens et des fonctionnaires gaullistes. La Pologne constituait alors la pièce maitresse du dispositif français de coopération avec le bloc de l’Est en vue de la création d’une Europe indépendante des Etats-Unis. Mais en rentrant de façon imprudente dans le cycle de l’endettement aux pétrodollars dans les années 1970, la Pologne fut sommée par les banques occidentales de mettre en place un premier plan d’ajustement structurel en mai 1980. Cette crise de la dette a été en fait à l’origine du mouvement « Solidarnosc ». C’est aussi l’espoir que le soutien dont bénéficiait l’opposition de « Solidarnosc » auprès de dirigeants occidentaux qui conduisit les communistes à partager le pouvoir avec cette opposition dans l’espoir que ce compromis devait permettre de trouver une solution à l’énorme dette.

 

La solution occidentale au problème de la dette polonaise fut appliquée par le FMI dès 1989 sous la forme de ladite « thérapie de choc », qui fut plutôt un choc sans thérapie. Ce fut une transformation systémique d’une ampleur et d’une brutalité inédite qui détruisit des pans entiers de l’économie et de la structure sociale polonaise et qui transforma le pays en plateforme de production à bas coûts pour les transnationales occidentales. Politiquement, cette « thérapie » transforma le pays et en particulier ses élites en base avancée de l’OTAN en Europe orientale.

 

Malgré des sacrifices énormes consentis plus ou moins librement par la population polonaise, 25 ans après, la dette est quasiment du même montant qu’en 1980, et sans compter l’endettement privé. Son fondement doit être recherché dans le fonctionnement même de l’État néolibéral : les entreprises paient peu ou pas d’impôts, notamment les multinationales étrangères, et l’État couvre le manque à gagner en empruntant sur les marchés financiers. Ce dogme néolibéral conduit automatiquement les États périphériques du système capitaliste à retrouver la situation de vassalité qui fut la leur au 19e siècle en Europe et dans les colonies. L’exemple polonais démontre de façon particulièrement éloquente en quoi seul le refus de rentrer dans le cycle de l’endettement vassalisant peut redresser les États et leur permettre de retrouver un tant soit peu de souveraineté pour conduire enfin une politique économique, sociale et culturelle au bénéfice de la masse de sa population.

Résumé – La Rédaction


La dette polonaise – ses origines politiques et ses conséquences

 

 

Monika Karbowska

 

Contribution au débat du 28 juin 2011 à Paris à l’initiative du Collectif Tunisie Nouvelle – «Campagne pour l’audit des créances de l’UE envers la Tunisie et l’abolition de la part illégitime de celles-ci »

 

 

L’origine d’une relation inégale

 

La dette extérieure d’un pays est historiquement un mécanisme de domination de pays puissants sur des pays vassaux ou colonisés. Incontestablement la Pologne, comme d’autres pays d’Europe de l’Est, a une histoire de vassalité, de soumission politique face aux pays d’Europe occidentale puissants (France, Angleterre, Allemagne) et face aux Etats-Unis. La dette publique est donc consubstantielle de cette vassalité.

 

Arrêtons-nous sur le premier créancier historique de la Pologne, la France. Les liens entre la Pologne et la France sont anciens, ils datent du 17e siècle au moins, mais ils furent marqués par une relation inégalitaire : la France s’immisçait tout au long des 17e et 18e siècles dans les affaires intérieures de la Première République nobiliaire polonaise en soutenant financièrement et militairement des prétendants au trône électif polonais contre les candidats proches des Habsbourg. Ce processus allait si loin qu’un des rois polonais du 18ème siècle, Stanislaw Leszczynski, chassé par les Habsbourg, les Saxons et les Russes de son royaume obtint de la part du roi de France le duché de Lorraine en fief, en principe, car sa fille avait épousé Louis XV. Lorsque la Pologne perdit son indépendance entre 1772 et 1795, partagée entre ses voisins l’Autriche des Habsbourg, la Prusse Hohenzollern, la Russie des Romanov, ce fut grâce aux idéaux des Lumières pour lesquels ils avaient combattu entre 1788 et 1794 et à ceux de la Révolution française que les Polonais construisirent un mouvement indépendantiste moderne. L’objectif des indépendantistes polonais fut d’emblée la construction d’une communauté politique moderne basée sur l’égalité des citoyens devant la loi, l’abolition des ordres féodaux et du servage des paysans. C’est ainsi que tout au long du 19ème siècle les indépendantistes polonais comptaient sur le soutien de la France républicaine et/ou bonapartiste. Le jacobin Tadeusz Kosciuszko dirigea l’insurrection de 1794, le général Jan Henryk Dabrowski, dont le nom est gravé sur l’Arc de Triomphe, la légion polonaise de Napoléon Bonaparte. Les révolutions de 1830 et 1848 furent accomplies en France en soutien à la Pologne victime des rois oppresseurs, les intellectuels et les chefs politiques polonais trouvaient massivement refuge en France après 1830 (« la Grande Emigration »). Jaroslaw Dabrowski, chef indépendantiste de l’insurrection anti-tsariste de 1863, dirigea l’armée de la Commune de Paris. Parmi les Communards, 400 d’entre eux étaient des exilés polonais. Non seulement des Polonais participèrent à la fondation de la 1ère Internationale des Travailleurs, mais encore, c’est à Paris que fut créé le 17-21 novembre 1892 le Parti socialiste polonais ! C’est donc tout naturellement que les Polonais pensèrent qu’une France Républicaine allait les aider à combattre les régimes tsariste, prussien et habsbourgeois qui occupaient leur pays. Ils et elles furent très déçu/es lorsque la 3ème République s’allia avec la Russie tsariste, dernier empire absolutiste et liberticide en Europe, pour mener avec lui la Grande Guerre contre l’Allemagne. Mais c’est justement la guerre de 1914-1918 qui apporta l’occasion rêvée pour l’indépendance polonaise : lorsque la Russie révolutionnaire se retira du conflit (et que Lénine proclama la paix sans annexions ni réparations tout en répudiant la dette tsariste considérée comme illégitime envers le peuple russe et en reconnaissant le droit du peuple polonais à l’autodétermination) et que l’Allemagne s’effondra en nombre en 1918, les socialistes polonais formèrent le premier gouvernement de la Pologne indépendante et proclamèrent la République. C’est d’ailleurs le drapeau rouge qui flotta le 11 novembre 1918 sur le château royal de Varsovie, ce que les nationalistes polonais taisent aujourd’hui.

 

 

L’aide ou la dette

 

C’est à ce moment-là qu’intervint la question de la dette. La nouvelle Pologne était un pays ravagé par la guerre et pauvre, sous-développé, faisant partie de l’Europe périphérique qui fournissait depuis la fin du Moyen-âge à l’Occident les denrées de base nécessaires à son industrialisation primitive. Il lui fallait donc en 1918 presque tout construire : un appareil d‘État, une armée, des institutions sociales et culturelles, des écoles, une industrie, développer les chemins de fer, les ports, les routes. Il fallait également sortir la masse des paysans des restes de la féodalité en partageant les propriétés terriennes de l’aristocratie afin de satisfaire la « soif de la terre » de la campagne surpeuplée. Pour cela, les dirigeants polonais qui pour la plupart n’osaient envisager d’emprunter la voie choisie par la Russie, demandèrent l’aide des pays puissants qui soutenaient la création du nouvel État : la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis d’Amérique. Ce soutien n’était pas désintéressé : particulièrement la France avait besoin des nouveaux pays indépendants de l’Est de l’Europe (Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie) afin de faire barrage aussi bien à la revanche du nationalisme allemand qu’à l’expansion redoutée de la révolution russe. Ce fut cette aide qui constitua la première dette. La France organisa et arma la nouvelle armée polonaise utilisée immédiatement contre la Russie bolchévique en 1919/20. Un prêt français de 1923 de 500 millions de francs or servit à créer et à soutenir la monnaie polonaise. Un prêt des Etats-Unis de 1924 de 27 millions de dollars servit à la création de la banque centrale polonaise. Les capitaux anglais, américains, mais aussi allemands et italiens, privés et publics, investirent en Pologne. Dans un pays avant tout capitaliste et participant à l’économie mondiale en tant que territoire périphérique, source de matières premières, de produits agricoles et de main-d’œuvre bon marché. En 1925, sept ans après la proclamation de l’indépendance, la dette publique polonaise vis-à-vis des prêteurs étrangers s’élevait à 70 millions de dollars. Elle a augmenté constamment depuis. Les banques polonaises étaient alors détenues à 33 % par le capital étranger. Certains secteurs industriels clés étaient entièrement aux mains des capitalistes étrangers (charbon, sidérurgie, téléphonie, électricité, chimie). Mais on ne peut pas dire qu’à l’époque l’État polonais n’avait aucune marge de manoeuvre ou qu’il dilapidait l’argent des créanciers. Malgré la domination politique d’une aristocratie conservatrice, mais animée par un idéal patriotique, les dirigeants politiques, les fonctionnaires du nouvel État ainsi que le peuple qui croyait en une amélioration de sa vie dans un pays indépendant parvinrent à de vraies réalisations en tout juste 20 ans : construction du port de Gdynia, de la marine marchande polonaise, de nouvelles industries modernes dans les régions défavorisées, de nouvelles lignes de chemin de fer, mise sur pied d’un système scolaire généralisé…

 

La guerre et la dette

 

C’est la guerre que l’Allemagne nazie mena contre les « races de sous-hommes » qui anéantit ces efforts. L’occupation nazie en Pologne (1939-1945) fut féroce, beaucoup plus dure que l’occupation de la France par exemple. La Pologne fut saccagée. Six millions de ses citoyens, dont la totalité des citoyens polonais de confession juive, furent tués. L’armée polonaise en exil, dirigée par le général Sikorski, fidèle à « l’accord d’amitié » pourtant si inégal, participa en 1940 à la bataille de France et les escadrons de pilotes polonais s’illustrèrent dans la bataille d’Angleterre. Les Polonais étaient présents sur tous les fronts, dans toutes les armées alliées, en Afrique, lors du débarquement… Cette précision est d’importance lorsqu’on s’aperçoit qu’une fois la victoire sur le nazisme acquise, les « alliés » occidentaux sommèrent sans vergogne leur «ami » de payer sa dette. La Pologne devait en 1939 4,5 milliards de zlotys à ses créanciers occidentaux, dont respectivement 2 millions de dollars/or aux Etats-Unis, 2,5 millions de francs/or à la France, 4,5 millions de livres à la Grande-Bretagne ainsi que d’autres dettes vis-à-vis des héritiers formels de l’ancien empire habsbourgeois… pourtant aboli en 1918. Quant à l’Union soviétique ravagée, elle se servit sur place puisque la progression de son armée contre Hitler l’amena à occuper la Pologne et à imposer un gouvernement polonais qu’elle contrôlait : durant les premières années d’après-guerre, l’URSS démonta ce qui reste des usines ayant appartenu à des Allemands ou passés sous contrôle allemand pendant l’occupation. Mais tout au long de l’existence du « système communiste », l’URSS, en tant que premier partenaire imposé à une Pologne vassale, allait acheter des matières premières polonaises non pas en devises occidentales pouvant servir à des échanges internationaux, mais en « roubles de transfert »[1]. En ce qui concerne les alliés occidentaux (France, Grande-Bretagne et Etats-Unis d’Amérique), la « dette de sang » n’a servi à rien à la Pologne : dès 1945, la Pologne fut sommée de payer sa dette financière et le gouvernement polonais communiste accepta de le faire. À peine la paix proclamée, la France réclama 4,2 milliards de Francs à son allié et le somma d’engager des négociations qui se poursuivirent pendant plusieurs années. Ce chiffre inclut les très anciennes dettes datant de la création de la République en 1918, le coût de l’entretien de l’armée polonaise en France (sic !) ainsi qu’un facteur de discorde qui devait aller en s’amplifiant au fil des ans : le coût des nationalisations des usines des capitalistes français installés en Pologne par la loi polonaise de 1946. Alors que la Pologne avait déjà payé un lourd tribut de sang, Anglais et Américains réclamaient eux aussi des indemnités pour « leurs biens ». Il n’y a que l’Allemagne qui ne put prétendre à rien, tout le monde étant d’accord sur le fait que la saisie des biens allemands constituait pour les pays qu’elle avait occupés des réparations légitimes de guerre. La Pologne populaire accepta de payer, mais elle avança aussi des arguments qui équilibraient la balance de pouvoir : la France détenait toujours l’or du Trésor polonais du gouvernement en exil, de nombreuses entreprises françaises en Pologne avaient appartenu à des dignitaires vichystes collaborateurs nazis et il est évident que les usines dont il était question étaient souvent en ruine du fait des ravages terribles des combats armés. C’était donc plutôt le gouvernement polonais qui aurait dû être indemnisé pour les avoir remises en marche…

 

Devant la perspective d’un refus de paiement, la France renonça alors à faire payer le gouvernement polonais cash et accepta un accord signé le 19 mars 1948 qui liait le remboursement de la dette à la poursuite et à l’approfondissement d’une coopération économique entre les deux pays. En effet, une somme fixe devait être prélevée sur la balance des paiements commerciaux entre les deux pays. Ainsi, l’augmentation de la somme devait dépendre de l’augmentation du volume des échanges commerciaux entre les deux pays. Ce système arrangeait parfaitement le gouvernement communiste soumis d’un autre côté à l’hégémonie soviétique — Staline forçait au même moment la Pologne à renoncer aux crédits du Plan Marshall alors que le pays avait cruellement besoin de fonds pour se relever des ruines, construire et équiper son industrie, réaliser les ambitieux projets éducatifs, culturels, sociaux et économiques mis de l’avant par le nouveau système. Ainsi, le gouvernement polonais liait alors son existence à la poursuite des échanges avec l’Occident et pouvait espérer desserrer un tant soit peu l’étau soviétique. En effet, le charbon polonais était toujours recherché en ces temps d’après-guerre alors que la Pologne souhaitait accéder aux technologies dont le capital français était propriétaire : équipement pour l’industrie sidérurgique et navale, technologies de construction des routes, aéroports, tunnels, centrales électriques… Certains diplomates français voyaient dans cette ouverture également une aubaine : la Pologne pouvait devenir un pays de sous-traitance pour les industries françaises selon la vieille dialectique du pays développé produisant à bas coûts dans un pays vassal.

 

La « guerre froide » — dette contre développement ?

 

L’accord ne fut cependant pas appliqué en 1948 pour cause de « guerre froide ». Suite à la montée de l’hostilité entre les Etats-Unis et l’URSS, les relations de la Pologne furent quasiment gelées avec tous les pays occidentaux. Lorsque les relations reprirent en 1956, le gouvernement polonais était dirigé par Wladyslaw Gomulka porté au pouvoir par le peuple lors de la « révolution d’octobre 1956 » contre l’avis de l’Union soviétique[2]. Gomulka était avant tout un nationaliste polonais de gauche : s’il entendait payer la dette, c’est pour réaliser le programme de modernisation de la Pologne afin de sortir du sous-développement et traiter d’égal à égal avec l’Occident. Certes, la faiblesse économique polonaise était telle que pour solder le passé, Gomulka accepta une « petite » dette : en 1956, la Pologne payait des indemnités pour la nationalisation des biens des capitalistes américains avec un prêt de 233 millions de dollars accordé par les mêmes… Cependant, le montant de cette dette était dérisoire comparé aux chiffres dont nous serons coutumiers 20 ans plus tard : en 1970 la dette polonaise extérieure était de 1,7 milliard de dollars, alors qu’en 1980 elle était de 25 milliards !

 

En ce qui concerne la France, les relations de la Pologne avec ce pays s’améliorèrent dès 1956 et plus encore avec l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle en France. La France gaulliste pratiquait une politique de « détachement » en douceur de la sphère d’influence soviétique des pays communistes qui étaient anciennement ses alliés et vassaux en leur accordant ce dont ils avaient besoin pour leur développement autonome. Certains diplomates particulièrement polonophiles (Etienne Burin des Roziers, proche de de Gaulle et ambassadeur en Pologne dans les années 1960) comparaient même l’aspiration polonaise au développement et au bien-être de sa population à l’ambition largement partagée par la droite gaulliste et par la gauche d’une France moderne, urbaine, profitant de la société de consommation ! Les équipes de fonctionnaires des différents ministères, les délégations d’entreprises, d’universitaires, de scientifiques et d’artistes se succédaient de la France vers la Pologne et de la Pologne vers la France tout au long de ces années. Les possibilités de coopération industrielle, commerciale, scientifique et technique furent examinées et dûment fixées par des accords bilatéraux avantageux pour les deux partenaires. La Pologne cherchait à acheter auprès de la France des biens d’équipement pour ses industries naissantes : les infrastructures ferroviaires, aéronautiques, les centrales thermiques et hydrauliques, les équipements sidérurgiques, etc. La Pologne avait besoin de tout cela pour pouvoir elle-même produire, en plus du charbon, des machines-outils, des voitures, des trains, des bateaux, sans parler des biens de consommation modernes dont la population polonaise qui vivait alors une formidable ascension sociale par l’éducation gratuite et une urbanisation sans précédent, était littéralement assoiffée. Les plans économiques du gouvernement polonais incluaient la création de secteurs qui n’existaient pas auparavant : la chimie (raffinerie de pétrole, chimie fine, engrais artificiels), les médicaments, les cosmétiques, le plastique, en plus de l’essor de la production du textile, de l’agro-alimentaire et de la mécanisation de l’agriculture polonaise. De tels chantiers ainsi que les possibilités de débouchés qui s’ouvraient pour les entreprises de pointe françaises enthousiasmaient le diplomate français Eric de Carbonne, qui, dans une note au Ministère des Affaires étrangères du 2 mai 1957, allait jusqu’à affirmer que la France devrait absolument soutenir ce projet de « sortie d’une économie coloniale » !

 

Mais la dette était là pour contrecarrer ces beaux projets. Le paiement de la dette reprenait selon les modalités de l’accord de 1948, mais le résultat fut mitigé, la demande en charbon s’amenuisant dans l’économie alors que la Pologne des années 1960 n’avait toujours à offrir en terme de compétitivité que cette matière première ainsi que ses produits agricoles sur les marchés internationaux. Les fonctionnaires du ministère de l’Économie et du Budget français qui dirigeaient les nouvelles négociations pour le paiement de la dette de 1957 à 1959 étaient déjà beaucoup moins gaullistes que le Quai d’Orsay. Pour eux, seule la dette comptait et son remboursement devait être prioritaire. C’est à l’obstination de ces défenseurs du capital français que l’on peut comprendre à quel point la dette du pays dominé à l’égard du pays dominant et créancier est consubstantielle du capitalisme. Pour permettre à la Pologne d’acheter des biens industriels indispensables et — naturellement – de payer sa dette, on avait donc recours à… une nouvelle dette. En 1959, la France accorda à la Pologne un prêt de 10 milliards de Nouveaux Francs. La Pologne s’endetta également auprès de la Grande-Bretagne, de l’URSS, des USA, du Canada et de la Tchécoslovaquie pour réaliser son programme de développement. Pour faciliter son intégration dans la sphère d’échange capitaliste et lui permettre d’accéder aux devises indispensables pour payer sa dette, les puissances occidentales l’associèrent au GATT dès 1959.

 

L’essor de la dette et la chute

 

Petit petit, l’industrie polonaise se construisait. Si les échanges franco-polonais restèrent finalement modestes dans les années 1960, un ambitieux programme culturel et scientifique a permis de former une nouvelle génération de cadres polonais tournés vers l’Occident qui allaient être au premier plan pour les transformations politiques et économiques majeures des années 1970-90. En effet, la politique gaulliste a aussi encouragé et financé la création de structures d’enseignement du français en Pologne, les échanges universitaires dans de multiples domaines (y compris l’histoire, l’archéologie, la littérature, les sciences exactes, jusqu’à la fondation de la première faculté de traduction et interprétariat à l’Université de Varsovie), les nombreux voyages d’étudiants boursiers polonais en France, les échanges artistiques qui donnaient au peuple polonais l’impression de participer à la Culture universelle. Les années 1970 virent une accélération de cette politique. Dans l’imaginaire politique polonais (des pro-communistes comme des dissidents), ce sont les bonnes relations du premier Secrétaire du Parti communiste et chef d’État polonais, le francophone et ancien migrant en France Edward Gierek, qui lui ont permis d’obtenir de très nombreux crédits auprès des banques et des États occidentaux. Dès l’avènement de Solidarnosc et avec la crise de la dette de 1980, les Polonais ont fustigé la « naïveté » de ce dirigeant tandis que lui-même dans ses mémoires défend sa politique comme étant la seule rationnelle possible pour continuer à moderniser l’industrie du pays et permettre à la société d’accéder à un succédané de société de consommation.

 

            Ce n’est que depuis peu que la gauche polonaise survivante a pris conscience de l’imbrication de la Pologne communiste dans le système économique capitaliste mondial et par conséquent du fait que les crédits accordés dans les années 1970 constituaient des pétrodollars recyclés en dette à destination des pays pauvres. Aujourd’hui encore, il n’est pas facile pour le peuple polonais de se percevoir comme un pays pauvre et manipulé par des plus puissants, et pourtant la question de la dette nous montre notre véritable statut au sein du système politique et économique mondial. Il est du devoir de la gauche de démystifier le nationalisme polonais en présentant aux citoyens les véritables origines des catastrophes de 1980-89 dont nous payons toujours les effets.

 

De même, il serait faux de dire que les crédits à l’origine de la dette de 25 milliards de dollars en 1980 auraient été tous gaspillés. Ils ont bien servi à la modernisation de l’industrie, mais principalement à équiper les industries extractives (charbon, cuivre, souffre, etc.) dont le produit servit tout d’abord à payer la dette sur le marché international au détriment du développement intérieur. La Pologne des années 1970 a produit certes de l’acier, des machines, des trains, des voitures, des bateaux, etc., mais avec des technologies trop anciennes pour le marché mondial, et qui n’étaient pas à même de concurrencer l’Occident sur son propre terrain. C’est pour cela que le principal marché des produits industriels polonais est les pays émergeant grâce à des relations que la diplomatie polonaise a créées et entretenues alors non sans talent. Mais la population polonaise avait soif de société de consommation – elle voulait vivre à l’occidentale, consommer des produits des nouvelles technologies (équipements ménagers, voitures individuelles, téléphones, téléviseurs, matériels hifi, etc.) et ne se satisfaisait plus des trop rares produits nationaux. Le gouvernement a donc également utilisé les crédits en pure perte, pour acheter des biens de consommation et une partie de l’argent a été détournée et gaspillée par les fonctionnaires du Parti.

 

La crise de la dette polonaise en 1980 a donc les mêmes origines que dans tous les autres pays en développement soumis au même mécanisme de domination : l’augmentation du taux d’intérêt du dollar par le gouvernement des Etats-Unis et la chute des cours des matières premières. La Pologne devait payer 8 milliards de dollars immédiatement dont 2,5 milliards de dollars au titre du service de la dette. Elle ne pouvait pas. En avril 1980, une délégation des banques occidentales créditrices vint à Varsovie et força Gierek à accepter le premier plan d’ajustement structurel. S’agissant d’un système économique dirigé entièrement par l’État, la manoeuvre était simple : le gouvernement augmentait le prix de la nourriture et des produits de consommation de base. Et, en août 1980, ce fut la grève dans les chantiers navals de Gdansk avec la création du syndicat indépendant Solidarnosc (Solidarité). Les grèves avaient gagné tout le pays, le chef du Parti fut destitué et accusé d’être responsable de la crise de la dette. Les 8 millions de Polonais membres de Solidarnosc, premier mouvement social de cette ampleur dans toute l’histoire du pays, eurent l’impression qu’ils luttaient pour un « autre socialisme » où les ouvriers dirigeraient réellement leurs usines et leur pays, sans se rendre compte que Solidarnosc n’était en définitive qu’un premier mouvement social en réponse à la crise de la dette. Cette méconnaissance des vraies causes de la crise allait être par la suite fatale au mouvement et aux travailleurs polonais. L’agitation sociale de Solidarnosc dura plus d’une année jusqu’à ce que le nouveau chef d’État, le général Jaruzelski, y mette fin le 13 décembre 1981, en instaurant l’état de siège, interdisant le syndicat et emprisonnant de nombreux militants. La Pologne devint un pays fermé, les relations avec les pays occidentaux se tendirent et engagèrent des sanctions contre la Pologne, Jaruzelski cessa de payer la dette. La guerre froide reprit de plus belle : l’URSS qui s’engageait au même moment en Afghanistan commença à installer ses missiles SS20 dans ses pays satellites tandis que les Etats-Unis lançaient la guerre des étoiles et installaient les missiles Pershing en Europe occidentale. Face cette menace de guerre généralisée, la situation ne pouvait pas durer. La Pologne reprit le paiement et les négociations pour payer la dette qui aboutirent à son admission au FMI dès 1986. Parallèlement, face au nœud coulant de la dette, les communistes ne voulaient pas être les seuls tenus responsables de la catastrophe économique : ils négocièrent avec l’opposition[3] en février 1989 (accords de la « Table Ronde ») une sortie du système. Les citoyens polonais pensaient qu’ils avaient remporté la lutte pour la démocratie et pourraient désormais choisir leur destin en êtres humains libres et responsables et s’investirent dans les premières élections libres du 4 juin 1989. Le système international figé depuis 45 ans s’effondrait alors autour d’eux : l’URSS devait retirer ses troupes des pays de l’Est et d’Afghanistan, l’Allemagne était réunifiée, Gorbatchev saluait « la Maison commune européenne » et un nouvel ordre mondial prêché par Bush père, mais déjà l’URSS était démembrée et de nouveaux États nationalistes surgissaient.

 

La « thérapie de choc » — premier plan d’ajustement structurel en Europe

 

Face à tous ces bouleversements, la dette demeurait pourtant le moteur majeur des relations internationales et l’instrument efficace de la mise en place du nouvel ordre néolibéral. Au moment des élections de 1989, la dette polonaise avait augmenté « mécaniquement » jusqu’à atteindre 41,4 milliards de dollars ! Les citoyens étaient sommés de payer alors que l’économie vacillante ne leur permettait pas d’espérer une amélioration probable. L’instabilité, la pénurie, l’inflation surtout rongeaient le pays alors même que le dernier gouvernement « communiste » avait commencé un vaste programme de privatisations au profit des fonctionnaires du régime et créé les premiers mécanismes du marché. C’est alors qu’à l’été 1989, les « Chicago boys »  — Jeffrey Sachs et George Soros — s’installaient à l’hôtel Mariott, le plus luxueux de Varsovie. Ils y dictèrent au premier gouvernement non-communiste de Tadeusz Mazowiecki ce qui allait être connu sous l’appellation de «thérapie du choc » – ou, dit autrement, « le grand plongeon dans une baignoire d’eau bouillante » : la transformation brutale d’un communisme d’État et d’une économie planifiée directement en une économie ultralibérale telle qu’elle n’existait même pas dans les pays occidentaux. L’artisan local de cette politique était un homme inconnu des dirigeants de Solidarnosc que les conseillers américains ont installé comme ministre de l’Économie : Leszek Balcerowicz. La promesse de réduction de l’énorme dette fut assortie d’une seule condition : cet homme non élu par personne devait gouverner la Pologne et appliquer le plan de la stratégie de choc, le « plan Balcerowicz ». D’autres inconnus formés dans les universités américaines ou par les fondations allemandes Adenauer et Ebert et des fondations américaines allaient être promus ministres dans les gouvernements de plus en plus ultralibéraux de Bielecki, Olszewski et Suchocka. Ils et elles allaient truster tous les postes au sommet de l’État, des entreprises publiques, des banques et des universités jusqu’à former la nouvelle oligarchie compradore qui tient la Pologne d’une main de fer jusqu’à ce jour, quelle que soit la couleur officielle du gouvernement, de droite « centriste » ou droite « radicale ». Toute opposition allait être impitoyablement éliminée : les années 1990-1993 virent une véritable chasse aux sorcières dans les universités, les médias, les syndicats, les coopératives nettoyées de leurs « éléments de gauche » au nom de la décommunisation, tandis que ceux qui arrivaient à exprimer les mécontentements sociaux étaient ridiculisés dans les médias, attaqués par la police et la justice (le cas du syndicat paysan « Audodéfense » de Andrzej Lepper qu’on allait retrouver « suicidé » devint emblématique) ou disparus dans de mystérieux accidents de voiture (Daniel Podrzycki, Président du syndicat « Août 80 » et leader de la gauche anticapitaliste renaissante en 2005, mort dans un « accident » en pleine nuit au centre de Katowice, sur une voie routière déserte et totalement droite).

 

Car il fallait déraciner méthodiquement toute opposition tout en faisant croire que la démocratie existait encore pour exécuter l’un des plus grands hold-up de l’histoire polonaise: l’ouverture absolue et brutale des frontières aux productions des transnationales occidentales, la privatisation des meilleurs morceaux des entreprises que la nation polonaise s’était appliquée à construire depuis 1945, la mise au chômage de 6 millions de personnes travaillant dans les entreprises publiques fermées sur ordre du gouvernement ou vendues à bas prix, la destruction des structures publiques et parapubliques (associations, coopératives, services publics), la dilapidation méthodique des biens publics par des détournements de fonds qui se chiffraient en milliards de dollars. Jusqu’à la prolifération de mafias nationales et internationales en Pologne, après le licenciement de milliers policiers de la police devenus plus ou moins criminels en 1993-94, et accusés d’avoir servi sous le régime communiste[4] ! C’était le règne du capitalisme sauvage… en échange d’un prêt de 3 milliards de dollars pour stabiliser un zloty soumis à une impitoyable inflation jusqu’en 1995. Le résultat du choc fut une chute de la production continue pendant presque 10 ans. Le niveau de PIB de 1989 ne fut rattrapé uniquement qu’en 1999, 10 ans plus tard ! 50 % des emplois industriels avaient entretemps disparu et avec eux des branches entières d’industrie : chantiers navals, marine marchande, chimie, aéronautique, d’autres furent sévèrement réduits (automobile, textile). Des villes, des régions entières furent mises au chômage : Lodz, la capitale du textile, devint une ville fantôme, les villes du sud industriel de Petite-Pologne perdirent la moitié de leur population active. Le nord et de nord-ouest de la Pologne furent sévèrement touchés par la fermeture brutale des milliers de fermes d’État dont les ouvriers agricoles incapables de retrouver une place dans le monde de la concurrence sombraient dans le chômage, la misère, l’alcoolisme, puis l’émigration. L’agriculture polonaise paysanne qui assurait un revenu à 37 % de la population fut soumise aux prix mondiaux : les paysans endettés pour moderniser leurs outils se trouvèrent confrontés à des taux d’intérêt multipliés par 20, des milliers arrêtèrent leur exploitation au début des années 1990, et se suicidèrent. Les protestations des paysans donnèrent naissance aux premiers mouvements populistes nationalistes (syndicat Autodéfense), parfois adroitement manipulés par l’Église et l’extrême droite, afin de désigner non pas le véritable responsable, le capitalisme international, mais des « communistes » toujours prétendument aux manettes du pays. Il faut dire que le peuple polonais, effrayé par la destruction ultralibérale, votait en 1993, 1995 et 2001 pour les successeurs des communistes[5] : la coalition du parti social-démocrate post-communiste et le président de la République Kwasniewski, ancien apparatchik. Mais si les sociaux-démocrates réintroduisirent quelques droits sociaux minimes et reconstruisirent un semblant d’appareil d’État, ils se soumirent entièrement aux exigences des institutions financières internationales, poursuivent les privatisations, accentuant le processus de transfert des biens publics dans les mains de l’oligarchie privée issue du milieu de la nomenklatura communiste. Ils finirent même par soumettre la politique polonaise aux objectifs de l’impérialisme guerrier des USA, reçurent George Bush en grande pompe à Varsovie et offrirent le territoire polonais aux agents de la CIA pour qu’ils y torturent leurs détenus de guerre. En politique intérieure, ils n’appliquèrent pas le mandat que les électeurs leur avaient donné pour revenir à la séparation de l’Église et de l’État, reconstruire l’école publique et gratuite et revenir à la liberté d’IVG. Violant la volonté des électeurs, ils préférèrent continuer à soumettre le pays à l’Église et au capital supranational.

 

Pour cette « transformation » si dramatique pour les Polonais/es, l’oligarchie polonaise fut récompensée par les créanciers occidentaux: dès février 1990, le « Club de Paris » accordait à la Pologne une réduction de 2/3 de sa dette de 32 milliards de dollars. Les 10 milliards restant devaient être payés en 8 ans. En mars 1994, la Pologne signait l’accord avec le « Club de Londres » qui réduisait la dette polonaise (11 milliards de dollars) de moitié, les restes étant dus jusqu’en 2012. Mais, pour financer ce paiement, la Pologne vendit sur les marchés financiers 8 milliards de dollars d’obligations Brady. Depuis, la Pologne paie toujours les intérêts de la dette : de 1995 à 2005, la Pologne a payé annuellement 2 milliards de dollars. Malgré cela et malgré les réductions, le pays restait endetté à hauteur de 34 milliards de dollars en 2003, à la veille donc de l’entrée dans l’Union européenne. En 2008, La Pologne a payé 4,1 milliards de dollars de service de la dette. Et malgré tout, la dette a atteint à nouveau 42 milliards de dollars ! Les choses ne s’étant pas améliorées depuis, bien au contraire.

 

D’où vient la dette nouvelle ?

 

Pour répondre à cette question, il convient de reprendre l’analyse de cinq économistes de l’Académie polonaise des Sciences et auteurs d’un premier bilan critique de la restauration du capitalisme en Pologne. Selon eux, le chiffre de 6 % de croissance abondamment cité par les médias est trompeur. Sur 20 ans, il faut calculer le taux de croissance en y incluant les années 1990 lorsque le taux de croissance fut négatif, surtout entre 1990 et 1997 ! Après cette opération, le taux de croissance de 20 ans de système néolibéral tombe à 3 % de moyenne – à comparer au 9 % de croissance entre 1945 et 1965, les 20 premières années du régime communiste. Ensuite, un pays où le taux de chômage des actifs reste entre 15 et 20 % pendant 20 ans ne saurait s’affirmer prospère ! Surtout si ce chômage n’est pas indemnisé ni réellement combattu et conduit à une économie informelle très étendue (commerce de rue, agriculture de survie, prostitution, jeux d’argent et autres « opérations vides »).

            Dès 2005, ce furent donc 3 à 5 millions de Polonais qui se mirent sur la route de l’émigration vers la Grande-Bretagne, l’Irlande, mais aussi de façon saisonnière l’Allemagne, la France, l’Espagne, l’Italie, la Suède, la Norvège, etc. Selon l’Association européenne des Travailleurs migrants, les Polonais travaillent dans le bâtiment et les travaux publics, l’industrie agro-alimentaire (abattoirs), l’agriculture intensive, le tourisme, l’hôtellerie, la restauration et les services à la personne. Ils et elles sont massivement employés avec des contrats soumis à la « directive européenne de délégation » et fréquemment n’obtiennent aucune prestation sociale faute de contrôle du paiement des cotisations. Nombreux sont ceux et celles qui ne ramèneront que peu d’économies à la maison et ne bénéficieront d’aucune retraite faute de paiement des cotisations. Analysant finement le développement de chaque secteur de l’économie polonaise depuis 20 ans, les cinq professeurs d’économie en concluent que la Pologne ne vit que de quelques secteurs prospères : l’industrie extractive avec 100 000 mineurs employés dans les mines de charbon de Silésie, le cuivre très recherché sur les marchés internationaux, l’industrie agro-alimentaire fortement investie par les transnationales qui font de la Pologne une plaque tournante de la production pour toute l’Europe orientale, sans que les matières premières agricoles soient forcément achetées aux producteurs polonais. Ajoutons-y ce qui reste du textile, de l’automobile, des machines-outils, 100 000 personnes employées dans la grande distribution entièrement aux mains des capitalistes occidentaux et les services de sous-traitance aux entreprises (informatiques, nouvelles technologies) et le tableau sera complet. La Pologne est absente des industries à forte valeur ajoutée (biotechnologies, informatique, conception des produits), sa population est vieillissante, sa natalité faible ou négative. Il est tout à fait possible que ce soient les générations futures qui payeront au prix fort les effets négatifs cumulés de deux décennies de politiques ultralibérales.

 

Un des effets majeurs de cette stratégie politique est la persistance d’un fort endettement public. Selon l’analyste politique Dariusz Zalega, comme dans tous les pays européens, ce sont les politiques d’imposition favorisant les entreprises multinationales qui sont à l’origine non pas d’une crise des dépenses, mais d’une crise des recettes. Le capital étranger investi en Pologne est en effet exonéré d’impôts totalement ou partiellement, et ses bénéfices ne sont pas réinvestis sur place, car la loi ne l’y oblige pas. Ainsi, la totalité des banques polonaises est aujourd’hui aux mains du capital étranger ce qui, de plus, soumet la Pologne aux conséquences de spéculations dangereuses menées dans de lointains pays. De plus, la privatisation massive a privé l’État de ressources financières : la plupart des entreprises, infrastructures et services publics (la téléphonie par exemple a été privatisée dès 1991) ont été bradés en dessous de leur valeur réelle. Et il va sans dire que la logique des privatisations est une loi d’airain, une fois son bien vendu. L’État n’en tire un bénéfice qu’une seule fois, lors de la vente. Alors que si l’entreprise lui appartient, elle peut dégager des ressources sur un très long terme. L’État néolibéral est donc un instrument de l’oligarchie, et malheureusement il ne se soucie plus du bien de ses citoyens sur le long terme. Il compense donc son manque à gagner par l’endettement sur les marchés financiers. De plus, l’impôt sur les sociétés est bas : il est passé de 38 à 19 %. La fraude fiscale des entreprises est en plus très importante, faute d’une administration efficace et dévouée au service public (20 milliards par an environ). Le système d’imposition est injuste et favorise lui aussi l’endettement public : il n’y a que trois tranches d’imposition, ce qui fait que les plus pauvres, les plus nombreux, paient plus d’impôt sur le revenu que les plus riches. Même des personnes ne touchant que le salaire minimum de 300 euros par mois paient l’impôt sur le revenu. Les 10 % de Polonais les plus riches qui trustent 80 % des richesses du pays investissent alors dans des obligations d’État et sont donc les premiers bénéficiaires de la dette polonaise.

 

L’endettement des ménages moyens (environ 800 euros de revenu par mois) est très fort : la faiblesse des salaires conduit à un endettement croissant pour l’achat de biens de consommation (logement, voiture, vacances, électronique, etc.). Il n’y a qu’à se promener dans les centres des villes polonaises pour voir les officines de crédit liées aux banques occidentales qui ont remplacé les boutiques, les cafés et les lieux culturels. Ces établissements proposent des prêts à la consommation avec une facilité racoleuse : on se voit proposer un crédit à l’achat d’un billet de cinéma, en retirant son épargne au guichet ou même dans un distributeur automatique d’argent ! Gare au moment où il faudra payer ces dettes ! La crise à venir de la dette est plus que probable en Pologne. Il est possible que la crise éclatera fortuitement. La crise de la dette se profile aussi avec la faillite probable des fonds de pension polonais, endettés à hauteur de 250 milliards de zlotys. Sans parler d’un autre sujet jamais abordé par les politiciens et les médias, mais déjà source de grandes inquiétudes pour les associations locales de citoyens qui tentent en vain d’alerter l’État et l’Union européenne sur la situation : les fonds structurels européens, censés permettre le développement régional et servir à la construction d’infrastructures, alimentent en fait l’endettement des villes et des collectivités territoriales, car celles-ci doivent apporter d’important fonds propres afin de toucher les subventions. Incapables de le faire en fait, les collectivités polonaises émettent des obligations vendues sur les marchés financiers… L’Union européenne est touchée de plein fouet par la crise de la dette. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la crise de la dette polonaise est devant nous.

 

Janvier 2012 – Juillet 2017

Source: Investig’Action

 

Sources : La dette polonaise de 1939 à 1970 :

 

— Monika Karbowska, « La détente en Europe. Les relations franco-polonaises de 1956 à 1963 », mémoire de DEA d’Histoire des Relations Internationales Contemporaine, Université de Paris I Panthéon Sorbonne, 1995.

— Monika Karbowska, Notes pour une thèse de doctorat de 3ème cycle «Les relations franco-polonaises de 1956 à 1969 », Archives du MAE, des ministères de l’économie et du budget, de l’industrie et de l’équipement, de l’agriculture et de l’éducation nationale.

 

L’économie polonaise de 1980 à nos jours :

—  Andrzej Karpiński, Tadeusz Kowalik, Paweł Kozłowski, Kazimierz Łaski, Stanisław Paradysz, Dwudziestolecie polskich przemian. Konserwatywna modernizacja, (« 20 ans de transformations polonaises. La modernisation conservatrice »). Académie polonaise des Sciences, Chaire des Sciences Economiques. Varsovie, 2011.

–     Urszula Kuzinska, “Le choc sans la thérapie. 20 ans après l’imposition de la doctrine néolibérale en Pologne », http://uep-eul.org/wp-content/uploads/2010/12/Urszula-Kuzińska-20-ans-de-choc-capitaliste-en-Pologne.doc

—  Jacek Tittenbrun, Z deszczu pod rynnę. Meandry polskiej prywatyzacji, (« De la pluie sous la gouttière. Les méandres de la privatisation polonaises »), 4 tomes, Zysk i ska, 2008-2009.

—  Naomi Klein, La stratégie du choc, Actes Sud, 2009, chapitre sur la Pologne.

 

La dette polonaise de 1970 à nos jours :

Dariusz Zalega, « La domination des fonds de pensions », dans  La dette ou la vie, sous la rédaction de Damien Millet et Eric Toussaint, CADTM 2011

Dariusz  Zalega, « Skad sie bierze polski dlug publiczny ? » (« D’où vient la dette publique polonaise ? »), Monde Diplomatique Polska, juillet 2011.

[1]          NDR. Ce qui augmentait sa dépendance, mais lui permettait d’éviter de payer ses importations au prix fort du marché mondial.

[2]    NDR.  Mais avec l’appui actif de la Chine populaire qui souhaitait elle-aussi limiter l’hégémonie de Moscou sur les pays socialistes. Voir Bruno Drweski, « La Pologne de Gomulka et ses tentatives de convergences avec Pékin et Paris », in La France et la République populaire de Chine – Contextes et répercussions de la normalisation diplomatique (1949-1972), L’Harmattan, 2017, pp. 201-230.

[3]    NDR. En fait, ces négociations avaient lieu avec la seule fraction de l’opposition qui était soutenue par l’Occident tandis que les partisans d’un socialisme autogestionnaire restaient réprimés d’un commun accord entre les autorités, la direction officielle de Solidarnosc, l’Église polonaise et les protecteurs occidentaux de Solidarnosc qui lui assuraient subsides et soutiens divers.

[4]    NDR. Et la pénétration de toute l’Europe orientale par des mafias venues d’ex-URSS ayant émergé au moment de la « démocratisation eltsinienne » et du bombardement par les « démocrates » pro-occidentaux du parlement russe élu démocratiquement.

[5]    NDR. envers qui ils replacèrent leur confiance, pensant qu’ils allaient restaurer une partie au moins de ce qu’on appelait avant 1989 les « conquêtes du socialisme »

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