La Chine et ses paradoxes sur la scène mondiale

Ce 10 mars 2023, Iran et Arabie saoudite ont annoncé la reprise de leurs relations diplomatiques rompues sept ans plus tôt. Cet accord est parrainé par la Chine et a été obtenu après deux années de négociations secrètes et cinq rounds infructueux. Certes, il ne s’agit que d’un premier pas vers une éventuelle paix durable. Mais cela marque l’irruption de Pékin dans le jeu moyen-oriental et la fin du monopole étatsunien de l’influence dans la région. De son côté, Washington adopte une attitude de plus en plus belliciste vis-à-vis de la Chine.

Le succès chinois tient à un certain nombre de facteurs :

  • La volonté de l’Arabie saoudite de s’émanciper de Washington.  Cette volonté s’est renforcée ces dernières années, en particulier suite à la guerre au Yémen ;
  • Les inquiétudes de l’Iran face à la crise économique, à la montée des mouvements sociaux sur son territoire et à la menace d’attaques israéliennes sur ses installations nucléaires ;
  • Le travail mené par les dirigeants chinois dans l’ensemble des pays du Sud depuis déjà quelques lustres. Ce travail a contribué, parmi d’autres causes, à rendre ces pays de moins en moins sensibles au récit occidental.

 

Précisions historiques

Dès l’ouverture économique et le lancement des réformes, Pékin a cherché à établir des relations diplomatiques avec chaque pays de la région. Parmi ceux-ci, la viscéralement anticommuniste Arabie saoudite (1990), Israël (en 1992, malgré l’oppression des Palestiniens) et l’Iran. Les motivations chinoises sont la soif d’hydrocarbures, le besoin de débouchés pour les produits et la nécessité de coopérations concernant les nouvelles technologies. Les échanges explosent à partir du lancement des nouvelles routes de la soie en 2013-14, notamment dans la construction et les télécommunications. 

La ligne de Pékin au Moyen-Orient est la même que celle observée en Afrique : pas d’ingérence dans les affaires politiques internes des pays partenaires. Dans ce cadre, les dirigeants chinois assurent vouloir « un dialogue sur base égale, fondé sur le respect mutuel ». Bref, ce que l’Occident a toujours refusé de pratiquer avec les pays du Sud. Et comme en Afrique, un échec de la Chine n’est pas à exclure. Toujours est-il que ses dirigeants, hantés par ce qui est arrivé à l’Union soviétique, n’entendent nullement faire du pays le commandant en chef d’un camp. Ils ne souhaitent pas un monde bipolaire comme celui de la Guerre froide (car cela a coûté très cher à Moscou), mais un monde multipolaire.

Ils donnent priorité à des relations bilatérales tout en développant les activités dans des organisations multilatérales. Citons dans ce cadre l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai) et les BRICS, composés du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud. Et que veulent rejoindre l’Arabie saoudite, l’Egypte, les Emirats Arabes Unis et l’Algérie. Incertitudes quant à la suite de l’accord irano-saoudien. La solidité de l’accord irano-saoudien n’est pas une certitude. Il y a plusieurs pierres d’achoppement.

 

Les cas du Yémen, d’Israël et du Liban

Citons le Yémen. Riyad exige que Téhéran mette fin aux livraisons d’armes aux rebelles houthis. L’issue du conflit est incertaine, d’autant plus que le séparatisme du sud-Yémen connaît une résurgence depuis quelques temps. Et les Emirats Arabes Unis le soutiennent. Il faudra donc de nouvelles tables rondes diplomatiques pour trouver une solution.

Secundo, il y a Tel-Aviv, qui a jugé l’accord dangereux pour son avenir. L’Iran est opposé à la normalisation avec Israël et critique sévèrement les accords d’Abraham, dont les Emirats Arabes Unis sont un des promoteurs les plus actifs. L’Arabie saoudite est prête à une normalisation, tout en y mettant ses conditions, en particulier concernant la création d’un Etat palestinien. L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement d’extrême-droite en Israël donne de l’eau au moulin de Téhéran. Les exigences iraniennes sont claires : que Riyad et Abou Dhabi ne participent pas à une éventuelle attaque de Tel-Aviv contre ses installations militaires.

Tertio, il y a le Liban. Ironiquement, une des conséquences de l’agression américaine de 2003 contre l’Irak a été la satellisation de celui-ci par l’Iran. Les Saoudiens s’y sont résignés. Mais accepteront-ils que le Liban soit un jour dirigé par un président proche du Hezbollah ?  Le chemin est donc long pour que le succès chinois soit pleinement effectif…

 

Un consensus antichinois dans l’élite US

Jusqu’au début de ce siècle, les Etats-Unis étaient plus préoccupés par l’humiliation de la Russie (en particulier lors des années Bill Clinton) et par la domination du Moyen-Orient (sous George W. Bush) que par la question chinoise. Ce n’est que vers 2008 qu’une partie des officiels US a pris conscience du fait que la montée en puissance de l’économie chinoise continuerait et qu’il n’y aurait pas de Boris Eltsine à Pékin. La sinophobie est alors devenue doctrine d’Etat, tout particulièrement avec l’arrivée au pouvoir de Barack Obama et l’adoption de la stratégie « Pivot vers l’Asie ». Le but de cette dernière est d’isoler la Chine, d’armer les vassaux des USA dans la région (Corée du Sud, Japon, Australie, Philippines…) et de chercher la réconciliation avec le Vietnam.

Il faut noter qu’un nouveau consensus s’est dessiné entre deux groupes jadis rivaux de l’élite US en matière de politique étrangère : les faucons libéraux et les néoconservateurs. Les premiers s’inscrivent dans la vision de présidents comme Woodrow Wilson et Harry S. Truman. Les seconds sont apparus dans les années 1970, en réaction contre la position d’Henry Kissinger qu’ils jugeaient trop conciliante vis-à-vis du bloc de l’Est. Là où les néoconservateurs clament ouvertement leur mépris des institutions multilatérales et s’enorgueillissent de qualifier leur politique d’ « impériale », les faucons libéraux préfèrent manipuler ces institutions. Cela n’empêche pas ces deux segments de se retrouver dans des structures comme le Council of Foreign Relations (CFR), financé par des pontes du secteur de l’énergie (Chevron, ExxonMobil…), de la finance (BlackRock, Goldman Sachs…), de la technologie (AT&T, Apple…) et de l’Internet (Google, Meta…). Sans oublier les liens interpersonnels : Victoria Nuland, sous-secrétaire aux affaires eurasiennes au Département d’Etat sous Obama et fervent soutien du coup d’Etat de Maïdan, est l’épouse de Robert Kagan, gros bonnet néoconservateur et un des initiateurs de l’invasion de 2003 de l’Irak. Certes, l’élection de Donald Trump en 2016 a temporairement brouillé les cartes dans les rangs du CFR. Le néo-isolationnisme du sulfureux homme promoteur immobilier a été soutenu par la classe moyenne inférieure blanche, mais aussi par certains realpolitikers comme Kissinger. Mais le consensus faucons libéraux-néoconservateurs a été rétabli lors de l’arrivée au pouvoir de Joseph Biden quatre ans plus tard.

 

Hostilité dans la bourgeoisie d’affaires

La bourgeoisie d’affaires US est parvenue à l’adoption d’une vision commune concernant la Chine. Cette vision désigne cette dernière comme un rival stratégique majeur. Peu de secteurs économiques étatsuniens dépendent fortement du marché local chinois pour leurs ventes. Le revenu total des entreprises du S&P 500 s’élève à 14 000 milliards de dollars, dont moins de 5 % correspondent à des ventes en Chine. Dans les principaux secteurs économiques US, l’hostilité vis-à-vis de Pékin s’affirme de plus en plus. L’élite technologique est en position de chef de file. Son sentiment sinophobe est d’autant plus marqué qu’elle n’a pas réussi à s’implanter sur l’énorme marché chinois. Son rêve est un changement de régime qui lui offrirait l’accès à ce marché. Le monde financier est quant à lui de plus en plus hostile envers les dirigeants chinois car ces derniers ont renforcé le contrôle des mouvements des capitaux et n’ont pas orienté leur pays sur une voie purement néolibérale.

Quant au secteur de l’armement, il joue un rôle déterminant dans cette sinophobie et de surcroît se situe au carrefour de nombreux autres secteurs (politiques, militaires, économiques, technologiques…). Avec le tournant néolibéral des années 1980, le système des portes-à-tambours s’est développé aux USA. L’Etat est devenu un véhicule permettant à des hauts fonctionnaires, des parlementaires, des spécialistes en matière de sécurité, des généraux, des colonels et des présidents de deux partis de devenir multimillionnaires en profitant de leur statut d’initiés politiques auprès de groupes privés. Entre 2009 et 2011, plus de 70 % des généraux étatsuniens de haut rang ont travaillé pour des entreprises militaires après avoir pris leur retraite.

 

Virulence et déclin

C’est à la lumière de tout cela qu’il faut comprendre la virulence de Washington envers Pékin. Ne citons qu’un exemple : le 15 mai 2022, sur la chaîne NBC, il y a eu une simulation de guerre contre la Chine lors de l’émission Meet The Press, organisée avec le concours du club de réflexion Center for a New American Security (CNAS), proche des faucons libéraux. Cependant, si les USA disposent d’une machine militaire colossale, leur force économique décline. Tout comme leurs vassaux (dont nous faisons partie), ils sont confrontés à de profondes difficultés en la matière, auxquelles s’ajoute la crise écologique, dont le dérèglement climatique est l’aspect le plus saillant. Tôt ou tard, comme toutes les puissances impériales, ils devront passer par la cellule de dégrisement.

Enfin, la majorité de la population humaine ne voit pas ce bellicisme antichinois d’un œil favorable. Les Etats du Sud savent qu’il en dans leur intérêt d’avoir une Chine forte et souveraine qui tient tête à l’Occident et qui promeut des politiques de gouvernance mondiale alternative. En Afrique, l’activisme chinois a permis à une série de pays d’élargir leur marge de manœuvre. Et, pour citer les propos d’un citoyen sud-africain tenus à une voyageuse rencontrée par l’auteur de ces lignes : « Nous préférons le mercantilisme des Chinois au militarisme des Américains ».

 

Source: Le Drapeau Rouge

Photo: ONU – Flickr – CC 2.0

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