J’accuse et je ne suis pas

Il est inutile d’expliquer que l’assassinat barbare de Samuel Paty va encore nous hanter un bout de temps. Comme  tout le monde, j’ai été profondément ébranlé lorsque cette information tragique m’est parvenue. Non seulement en tant que professeur, mais aussi en tant que Belge et musulman, j’ai estimé pour cette raison qu’il était nécessaire au sens figuré de sortir mon stylo. Qu’un professeur soit décapité pour des caricatures que tout le monde a déjà vues des milliers de fois ne fait, selon moi, que rendre la chose plus préoccupante encore.

Le problème est toutefois bien plus profond et, à mon humble avis, ce n’est hélas pas dans quelques petits artifices “sloganesques” qu’on lui trouvera une solution. Un diagnostic correct requiert en effet que l’on sache également poser les questions adéquates. Il semble cependant que ce soit encore une tâche pratiquement impossible, pour l’élite politique… 

Le fait que, malgré ses nombreux correspondants en France, le paysage médiatique flamand ne parvient malheureusement pas à situer les événements dans leur juste contexte, rend les choses d’autant plus pénibles. Sans vouloir glorifier ce crime barbare, je reste convaincu qu’il s’agit surtout d’un problème socioéconomique. C’est pourquoi « j’accuse » l’État français de négligence coupable ! Voyons d’abord d’un peu plus près la situation pitoyable des banlieues françaises. Que les habitants de ces périphéries restent toujours tenus à l’écart des centres urbains privilégiés du fait que l’État français détricote sciemment les transports publics, suffit déjà en soi à créer la tension. Cela se traduit en effet par une fragmentation accrue de la société française. Dans un tel contexte, une attitude de type « nous contre vous » devient de plus en plus vraisemblable. Décider aujourd’hui seulement de remonter le moral aux professeurs témoigne d’un opportunisme et d’une belle hypocrisie. Le système de « la carte scolaire », qui oblige les élèves à trouver une école dans leur zone, ne contribue certes pas à améliorer la situation. Ajoutez-y un manque d’investissements et son corollaire l’absence de perspective en raison du chômage très élevé, et l’image n’en devient que plus nette. 

Voici quelques semaines, Macron déclarait la guerre au « séparatisme islamiste » et au danger que ce dernier représentait pour « la République ». Mais qui sont donc ces prétendus islamistes qui font trembler la République française sur ses fondations ? S’agit-il de ceux-là mêmes qui sont armés dans les zones en conflit, entre autres par Macron et par « notre » FN Herstal ? Ou s’agit-il surtout de régimes arriérés – telle l’Arabie saoudite – qui financent des projets et associations en France même et qui, néanmoins, peuvent toujours compter sur l’important soutien de Macron et consorts ?

Et sur quoi Macron se base-t-il pour se laisser aller à de tels propos ? Où reste notre foi dans « le monde des sciences et des preuves objectives » ? Que la mort de Samuel Paty apporte de l’eau au moulin de Macron et de son gouvernement me semble hélas une constatation très claire. Une récupération aussi répugnante sert évidemment à masquer un mécontentement sans cesse croissant. Examinons donc les choses d’un peu plus près. Logiquement, je commencerai par le mouvement de protestation des gilets jaunes, qui restent toujours sur leur faim et qui continuent donc à mener leur combat contre l’injustice sociale. Et quid des médias français, de plus en plus sous pression dès qu’ils se montrent critiques envers le gouvernement français ? Ou de cette réforme antidémocratique des pensions pour laquelle le gouvernement est parvenu à mettre l’Assemblée nationale hors-jeu en se hâtant de brandir l’article 49 de la Constitution française ?  Naturellement, nous devons également parler ici de l’approche désastreuse de la crise du corona par Macron qui, malgré la gravité de la situation, a permis qu’aient lieu en mars les élections locales. Il convient de ne pas sous-estimer une décision aussi irréfléchie et qui mériterait à tout le moins qu’on s’en indigne ! Ajoutons-y encore l’ancienne ministre de la Santé publique (Agnès Buzyn) qui avait prétendu être au courant depuis janvier des conséquences graves du coronavirus, mais qui n’avait pas jugé utile d’intervenir.

Le fait précisément que, voici quelques jours, le Premier ministre français Jean Castex n’a pu s’empêcher de relancer dans un tweet le discours du « nous contre vous » est selon moi déplorable, malhonnête et irresponsable. J’ai toujours l’impression de me trouver devant une devinette : Qui devrait être le « nous » et qui serait le « vous » ? Laissez-moi espérer que, par là, il n’utilise pas le « vous » pour s’adresser au meurtrier… 

Naturellement, l’intention ici n’est en aucun cas de justifier l’assassinat barbare de Samuel Patty en recourant à des contre-arguments. On peut donc comprendre que, dans un tel contexte, il ne puisse être assimilé à la minimisation de n’importe quel crime. C’est pourquoi, en tant que musulman, je refuse de me justifier vis-à-vis de cet acte de barbarie. De tels cas, en effet, doivent être soigneusement examinés sans mettre tous les musulmans dans le même sac. Pourquoi un partisan des prétendus mouvements « populistes » et/ou « suprémacistes » ne doit-il pas chaque fois rendre des comptes pour le meurtre d’une personne de couleur ? Pourquoi les hommes politiques et les chefs d’État qui participent à des opérations sanglantes et militaires ne doivent-ils jamais rendre des comptes pour les milliers de victimes civiles ? Comme on pourrait s’y attendre, c’est un jeu malsain qui ne s’arrête jamais.

Comme je le dis plus haut, je ne suis pas un amateur du slogan « je suis » et l’assassinat de Samuel Paty n’y changera hélas pas grand-chose. Cela signifie-t-il pour autant que j’estime que les témoignages de deuil et de compassion sont inutiles ? Bien au contraire ! C’est précisément pour cette raison que je refuse obstinément d’être un « je suis ». Je ferais trop honte à Monsieur Paty en reprenant aveuglément des slogans qui, à mes yeux, sont en contradiction avec la liberté d’expression. Sur base de nombreux témoignages élogieux, il s’est avéré que Monsieur Paty était un homme qui encourageait ses élèves à réfléchir de façon critique. Cela va totalement à l’encontre de l’attitude « je suis » qui, cinq ans plus tard, a fait une nouvelle apparition. Cela, l’intellectuel Emmanuel Todd l’a bien analysé il y a cinq ans en tentant de prouver via une intéressante enquête sociologique comment le mouvement « je suis Charlie » avait été incapable de restituer la voix du peuple. Il s’en était suivi un triste boycott médiatique des médias traditionnels français. Le fait qu’à mon humble avis Charlie Hebdo devrait plutôt être perçu comme une application manquée de la liberté d’expression ne fait que renforcer ma conviction de ce que je suis un « je ne suis pas ». Cette attitude sélective envers la liberté d’expression a été dénoncée par d’anciens artistes de Charlie Hebdo, tels Siné et Olivier Cyran. Pour cette raison, l’affaire Siné devrait pouvoir bénéficier de plus d’attention, avant de faire de Charlie Hebdo le berceau de la liberté de pensée.  

Que l’on fasse du droit à la liberté d’expression un droit fondamental dans notre société est une exigence naturelle. Déjà pour cette seule raison, Michel Collon, un journaliste belge parfaitement bilingue, devrait bénéficier de plus d’attention. Depuis des décennies, il est un pionnier du droit absolu à la liberté d’expression. Cela signifie en effet que l’on ne peut éluder le moindre débat et certainement pas avec quelqu’un qui ne nous plaît pas. Affronter avec des arguments des gens qui pensent différemment constituera un important pas en avant et ce sera la manière adéquate d’honorer la mémoire de feu Monsieur Paty.

Récupérer un crime barbare pour semer la division constitue un manque de respect, à cet égard, et c’est une façon trop facile de se soustraire à ses responsabilités politiques.

Reposez en paix, Monsieur Paty.

Je ne suis pas Charlie, je ne suis pas Paty et j’accuse le gouvernement français !

 

Traduit du néerlandais par Jean-Marie Flémal

Source: Investig’Action

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