Il y a dix ans, Marc Moulin dénonçait la dérive de la télé

MICHEL COLLON : Il y a dix ans, décédait Marc Moulin, un génial musicien (groupe Telex), producteur radio, humoriste (voir vidéos Youtube « Jeu des dictionnaires ») et chroniqueur. J’avais eu la chance d’être en contact par mail durant ses dernières années, il m’avait encouragé dans mon travail de critique de la désinformation. Et nous avait autorisé à reprendre son billet L’éducation aux médias, ha, ha ha. Ces jours-ci, beaucoup lui ont rendu hommage car c’était un homme talentueux et chaleureux. Mais on a généralement passé sous silence sa critique acerbe de la dérive de la télé publique, où il avait lui-même été producteur, animateur, chroniqueur. Bernard Hennebert, auteur du livre « Il faut sauver la RTBF » et animateur de la newsletter Consoloisirs , tranche avec le conformisme en rappelant toute l’impertinence critique de Marc Moulin. Quelques extraits fort inspirants…
 
 
 

« (…) Hier soir j’ai regardé sur la RTBF un film sur Jacqueline Sauvage. Il y a fort longtemps que je n’avais plus regardé un film à la RTBF. J’ai été stupéfait de constater que la RTBF coupait le film pour des messages publicitaires pas moins de deux fois en 38 minutes! Impossible dans ces conditions de regarder normalement un film qui requiert quelque attention.

Ayant été pendant 15 ans Commissaire du gouvernement à la RTBF, je suis de ceux qui, avec Robert Wangermée, se sont battus pour que la RTBF dispose de recettes publicitaires. Mais jamais, il ne fut envisagé de sombrer dans les pires turpitudes des TV américaines. La question que je me pose est de savoir s’il faut continuer à défendre un service public, effroyablement coûteux, s’il se comporte comme le secteur privé? (…)».

 

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«(…) Les monarques maudits de la RTBF furent Robert Wangermée, Robert Stéphane, Jean-Louis Stalport, Christian Druitte et Jean-Paul Philippot. Ils ont en commun d’avoir été désignés par le PS avant la fin du mandat de leur prédécesseur, manœuvre classique du parti pour «coiffer au poteau» les autres partis qui auraient légitimement pu revendiquer un minimum d’alternance. Car le PS, qui plaisante peu quand on touche à ses fiefs, tient particulièrement à celui de la RTBF.

Ce n’est pas qu’on soit cultivé, mais on a quand même lu Alvin Toffler et ses best-sellers, qui affirment que le pouvoir appartient à ceux qui possèdent l’information et la communication. D’ailleurs, quand on prend le pouvoir, la tradition est que les putschistes s’emparent par priorité de la radio-télévision nationale et des aéroports. Ce «goût» extrême du PS pour l’influence sur les médias doit être noté comme une des causes principales de la dégradation des médias, de l’information et de la démocratie dans notre communauté (…)».

 

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«Robert Wangermée fut le seul à marquer vraiment, parmi les administrateurs généraux de la RTBF. Docteur en philosophie et lettres, professeur à l’Université Libre de Bruxelles, musicologue chevronné, voilà un profil aujourd’hui incongru, à l’ère des cadres commerciaux.

Il a convaincu plus qu’il n’a séduit, au contraire de son successeur Robert Stéphane, qui a séduit bien plus qu’il n’a convaincu. Il voulait l’originalité, la qualité absolue, et l’information dérangeante. À cette époque, le MacCarthysme n’était pas si loin, et les incessants procès en «gauchisme» dont l’info RTBF faisait l’objet au sein du public bienpensant et de certains «milieux» ont dû, inconsciemment ou non, rappeler à Wangermée à quels désastres la perméabilité des patrons de presse et de communication aux mondes politique et commercial avait condamné l’Amérique.

Si Robert Wangermée était encore Administrateur Général de la RTBF aujourd’hui (hypothèse toute théorique), le service public ne connaîtrait pas le dixième de ses problèmes actuels. C’est un homme de savoir, de culture et de divertissement. Un véritable humaniste, comme on dit hélas désormais à propos de n’importe qui. Passionné de musique classique – qu’il appelle de façon énervante «grande musique», «musique sérieuse» ou, pire encore, «belle musique» –, il a toujours fait la place à toutes les cultures.

Son modèle fondateur pour la RTB(F): la BBC. Quand on voit ce qui reste des télés et radios publiques aujourd’hui dans le monde, on peut dire – même si la BBC est en crise – qu’il ne s’est pas trompé. Il ne s’est d’ailleurs trompé sur quasi rien. De mouvance (mais pas d’obédience) socialiste, il a imposé l’indépendance totale de son entreprise. Par le respect, une méthode à laquelle plus personne ne pense, apparemment. Il a promu le pluralisme (dévoyé depuis) et l’impertinence dans l’information. Aujourd’hui, on se contenterait déjà de la pertinence.

Après Mai 68, il a lancé des cellules contestataires où s’agitaient les zozos de la RTBF dans des débats internes aussi sérieux que joyeux. Brillant gestionnaire et stratège, il ne s’est fait « avoir » que sur de rares dossiers: une décentralisation aberrante, et des acquis sociaux superfétatoires – c’étaient les golden 60s… Pendant 25 ans, il a garanti à la RTBF, par sa stature personnelle et son indépendance farouche, une crédibilité qu’aucun de ses successeurs n’a pu soutenir.

Sa seule vraie erreur: l’introduction de la publicité. Pas très BBC. Et voilà que la petite solution d’appoint est devenue LE problème de fond du service public (…)».

 

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«La RTBF, comme presque tous les services publics, est victime d’une libéralisation mal comprise et mal conçue. Aujourd’hui, on aperçoit enfin comment l’argent fait main basse sur les dernières sources de richesses qui ne lui appartenait pas encore (postes, chemins de fer, énergie, eau, etc…). La privatisation des services publics fonctionne sur le mode du pillage. Voilà pourquoi à la RTBF, 25% des ressources en publicité orientent 75% au moins des programmes (…). Qu’on aime ou non la publicité, on n’a jusqu’ici quasiment jamais évité qu’elle produise cette «logique» dévastatrice (…)».

 

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«Il faut donc sauver la RTBF, et qu’elle fasse retour au non-marchand, qui est son lieu de naissance et sa maison. Ce n’est pas utopique. Cela consistera à supprimer des programmes que seule la pub a fait naître, et des personnels et moyens que seule la pub a engagés (…)».

 

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«La seule vraie question est: Pub et service public sont-ils compatibles? Et là, la réponse est claire: Non, car il est aujourd’hui démontré que la pub s’empare du service public, toujours. C’est aussi simple que cela: la pub veut rassembler devant le téléviseur une famille complète, de préférence autochtone, jeune et suffisamment aisée pour consommer plus que le nécessaire (…).

La pub et la télé ne s’intéressent pas à des « cibles » comme les plus de 50 ans, représentant 50% de la population en Belgique, mais qui changent trop peu d’habitudes de consommation. La pub ne s’intéresse pas aux consommateurs peu performants – ceux qui n’achètent que l’indispensable. Or la radio-télé de service public, au contraire de la pub, doit s’adresser par définition à tous ces publics, au maximum d’entre eux, et pas forcément en même temps, ce qui fait toute la différence (…)».

 

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«Les Gens Raisonnables disent que ce n’est pas raisonnable de vouloir supprimer la publicité sur les radios-télés de service public. Franchement, si nous ne sommes pas capables de faire une chose aussi facile que ça, je ne vois pas très bien comment nous allons faire des choses compliquées: sauver la planète de l’extinction des espèces, du réchauffement et du désastre climatiques, préserver l’énergie et l’eau potable, lutter contre la faim, la mort, la maladie, enrayer la violence, le terrorisme et la criminalité en col blanc.

Les Gens Raisonnables pensent que c’est irréaliste de supprimer des programmes de télé et de radio qui promeuvent l’amoncellement exponentiel des déchets et la consommation à outrance, donc l’épidémie de diabète et d’obésité qui envahit et tue le monde. Parce que les Gens Raisonnables pensent que la télé publique n’appartient pas à la collectivité. Pour Eux, la télé publique appartient au lobby médiatico-publicitaire (…)».

 

Source : “Consoloisirs” , Lettre N° 7 (octobre 2018)

 

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