Il ne s´est rien passé : Draghi cède la place à son pilote automatique

Mario Draghi a beau avoir démissionné de son poste de Premier ministre, l’Italie ne devrait pas quitter la voie de l’austérité néolibérale sur laquelle elle a été engagée. En effet, la politique monétaire européenne, renforcée par son tout nouveau bouclier anti-spread, ne laissera pratiquement aucune marge de manœuvre au gouvernement qui sortira des urnes en septembre. Explications. (IGA)


Avec un timing extraordinaire, la crise gouvernementale qui s’est déroulée ces derniers jours (en Italie) a vu le Premier ministre Draghi présenter sa démission irrévocable exactement le même jour où la Banque centrale européenne (BCE), par la bouche de sa présidente Christine Lagarde, a officialisé une nouvelle importante et fatidique concernant la politique monétaire de la zone euro. La mesure la plus frappante concerne une hausse des taux d’intérêt, la première en onze ans et deux fois plus importante que ce qui semblait prévisible ces dernières semaines. Comme nous avions déjà eu l’occasion d’en discuter en profondeur, cette disposition a deux implications précises. D’une part, c’est une attaque directe contre le pouvoir d’achat de la grande majorité de la population, sacrifié sur l’autel de la défense des profits. D’autre part, c’est un nouveau coup porté à l’économie européenne stagnante, de plus en plus affectée par les conséquences économiques auto-infligées de la guerre (en Ukraine).

Ce n´est malheureusement pas tout. Dans le même temps, la BCE a également lancé un nouvel instrument de politique monétaire, le TPI (en anglais : Transition Protection Instrument), le fameux bouclier anti-spread[1]. Le timing étonne, et inquiète, car le TPI représente l’évolution actualisée et plus raffinée du tristement célèbre “pilote automatique”, un terme inventé par Draghi, alors président de la BCE, pour définir l’ensemble des outils de discipline budgétaire destinés à garantir la stricte application des politiques d’austérité et néolibérales dans tous les pays membres de l’Union européenne, et ce indépendamment de l’orientation politique des gouvernements en exercice.

Grâce au “pilote automatique”, les institutions européennes ont prouvé qu’elles étaient capables d’influencer la politique économique des pays membres par le chantage au spread : tout gouvernement, quelle que soit sa couleur politique ou son orientation idéologique, serait contraint de se conformer aux exigences de la Commission européenne par la menace d’instabilité financière, menace qui s’est matérialisée dès que la BCE a assoupli son soutien monétaire. La Grèce, le Portugal, l’Irlande, l’Espagne puis l’Italie ont dû appliquer – de 2010 à aujourd’hui – les agendas politiques néolibéraux rigides prescrits par la Commission pour ne pas se retrouver abandonnés par la BCE aux aléas de la spéculation financière. L’instrument technique par lequel s’exerce le chantage au spread est représenté par les achats de titres de la dette publique effectués par la BCE : lorsque celle-ci achète, par exemple, des obligations d’État italiennes, elle en soutient la demande et réduit donc le taux d’intérêt que l’Italie doit payer à ses créanciers ; en revanche, lorsque la BCE réduit ses achats de ces titres, l’Italie voit le coût de sa dette publique augmenter et compromettre sa stabilité financière.

Comme nous l’avons dit, le 21 juillet, alors que le Premier ministre italien Draghi présentait sa démission, la BCE a introduit le TPI, un nouvel instrument permettant d’acheter des obligations d’État sur les marchés financiers pour réguler les taux d’intérêt dans la zone euro. Le TPI ne permet à la BCE d’acheter des obligations d’un État membre que si quatre conditions sont remplies : a) la discipline budgétaire, b) la stabilité macroéconomique, c) la solvabilité de la dette publique et enfin d) le respect des conditions du PNRR (Plan National de Relance et de Résilience) et d’autres recommandations de la Commission européenne. La première condition implique essentiellement que le pays en question n’accumule pas de nouvelles dettes, ce qui n’est possible qu’en augmentant les impôts et en réduisant les dépenses sociales, la santé publique, les retraites et les services publics. La deuxième condition exige plutôt l’absence de ce que la Commission européenne définit comme des “déséquilibres macroéconomiques”, qui incluent également – pour ne citer qu´un exemple – un taux de croissance des salaires trop élevé : pour l’amour du ciel ! La troisième condition prévoit une évaluation par la BCE de la solvabilité de la dette publique : pour mesurer  l’arbitraire de cette évaluation, il suffit de penser que la Grèce a été déclarée proche de la faillite avec une dette publique égale à 120 % du PIB , pour être, par la suite, considérée comme un «  pays vertueux»  avec une dette publique proche de 200% du PIB !Miraculeusement, l’évaluation de la BCE avait radicalement changé lorsque la Grèce a signé un protocole d’accord qui engageait les gouvernements successifs à mettre la société grecque à genoux au cours de la prochaine décennie, au moyen des politiques d’austérité les plus rigides, ce que nous pourrions définir comme la première expérience de “pilote automatique”.

Enfin, la quatrième condition d’accès au TPI exige que le pays bénéficiaire des achats de la BCE respecte tous les engagements pris dans le cadre du PNRR (Plan National de Relance et de Résilience), c’est-à-dire les fameuses 528 « conditions carcan » impliquées par celui-ci, ainsi que toutes les exigences de la Commission contenues dans les recommandations périodiques par pays. Enfin, et on l’espère définitif, un dernier clou a été planté sur le cercueil du conte de fées qu’on nous a raconté depuis deux ans sur les vertus salvatrices de ce PNRR qui nous a été vendu comme un cadeau des institutions européennes, un cadeau gratuit et sans condition. Mais il se révèle au contraire être un énième cheval de Troie de l’austérité : manquer un seul des objectifs fixés dans le PNRR implique de perdre le bouclier de la BCE sur les marchés financiers et de se retrouver à la merci de la spéculation financière.

Avec le PNRR, donc, les institutions européennes sont parvenues à étendre à tous les États membres la camisole de force qui avait obligé l’économie grecque à se plier aux politiques violentes de démantèlement de l’État-providence, s’attaquant aux retraites et aux salaires et aggravant la précarité du travail. En fait, le PNRR engage les pays dans un agenda néolibéral par étapes forcées : si l’une de ces étapes est manquée, la spéculation financière peut s’en prendre au pays « indiscipliné » avec la certitude que la BCE n’interviendra pas, car c’est ainsi que fonctionne le TPI, et il l’a déjà démontré très clairement.

Ainsi, au moment précis où Draghi quitte le Palazzo Chigi en claquant la porte, son programme politique néolibéral sans scrupules rentre par la fenêtre grâce au nouvel instrument de politique monétaire de la BCE. Face à l’échec politique d’un énième gouvernement technique imposé au pays, la classe dirigeante européenne dépoussière l’arme du chantage à la dette qui s’est révélée si efficace par le passé comme outil de discipline des économies européennes au son des spreads.

Les événements de ces derniers jours nous rappellent aussi que, quel que soit le résultat des prochaines élections du 25 septembre, le programme gouvernemental est déjà prêt, il est écrit noir sur blanc dans le PNRR. Il a été mis au point par l’exécutif Draghi et sera imposé au vainqueur des urnes, quel qu´il soit, pour toute la durée de la prochaine législature, sous peine d’explosion de l’instabilité financière sous la pression de la BCE. Salvini, Letta et Meloni pourront ainsi se bagarrer pour des miettes et des babioles, conscients que l’agenda politique économique et social sera le même, quel que soit le vainqueur, car il est la conséquence naturelle et obligatoire de l’adhésion aveugle à la politique du pilote automatique d’origine européenne. Et, alors que nous entrons en campagne électorale, il est amusant de constater que des secteurs des mêmes partis qui ont soutenu le gouvernement Draghi tentent de revêtir à la hâte leur tenue de combattants, en se partageant les rôles de « bon flic » et « mauvais flic ». Cette mise en scène était déjà insupportable avant, elle est devenue intolérable après qu´ils soient passés par le test du gouvernement. Pour notre part, nous répétons qu’il ne peut rien en sortir de bon, mais nous continuons à placer notre espoir en ceux qui – bien qu´éloignés de l’hémicycle parlementaire – ont constamment dénoncé, au long des dernières années, le mécanisme européen comme l’un des facteurs muselant les intérêts de la classe ouvrière. Il reste encore un long chemin à parcourir, mais le voyage a commencé.

 

Source originale: Coniare Rivolta

Traduit de l’italien par Nicole Guardiola pour Investig’Action

Photo: FMI – CC 2.0

 

Note:

[1] En économie, un spread mesure l’écart entre deux taux ou deux rendements. On parle notamment de spread pour comparer les taux d’intérêt exigés par les prêteurs sur les obligations émises par les Etats. Réputée pour son économie forte et ses finances publiques stables, l’Allemagne tient le rôle d’étalon. Début juin par exemple, le spread italien avait fortement augmenté par rapport à l’Allemagne. Ce qui veut dire que les investisseurs considèrent qu’il est plus risqué de prêter à l’Italie et qu’ils exigent donc des rendements plus importants. (NDLR)

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